C’est d’autant plus étonnant qu’ils ont le même patrimoine génétique. Pour l’expliquer, les biologistes invoquent l’épigénétique qui rend compte du fait que l’histoire individuelle s’inscrit dans une structure qui entoure l’ADN et qui peut être transmise à la descendance. Les recherches d’Alexandre Reymond et de ses collègues lémaniques mettent quelques grains de gènes dans les rouages de cette théorie.
C’est l’un des grands défis du moment: faire émerger une véritable médecine personnalisée qui offrirait à chaque individu la thérapie la mieux appropriée à son cas. Donc à ses gènes. Ce sont eux en effet qui prédisposent chacun d’entre nous à développer telle ou telle maladie, eux aussi qui sont à l’origine de notre réponse, ou au contraire de notre résistance, à un traitement donné. En témoigne l’apparition d’entreprises comme l’américaine 23andME qui propose à ses clients de prédire les pathologies qui les menacent sur la base de l’analyse de leur ADN, contenu dans un échantillon de salive.
C’est sans doute aller un peu vite et la recherche suit une autre voie. Les scientifiques sont en effet persuadés que la clé du succès réside dans la compréhension du fonctionnement du génome. Comme le dit Alexandre Reymond, professeur associé au Centre Intégratif de Génomique (CIG) de l’UNIL, l’enjeu est de «pouvoir relier le génotype au phénotype». Autrement dit de «savoir quelle séquence d’ADN produit quel effet» – qu’il s’agisse d’un trait morphologique (comme la taille ou la couleur des yeux) ou de la susceptibilité à une pathologie. C’est dans ce cadre que s’inscrivent les recherches menées par des équipes «appartenant aux trois institutions lémaniques», souligne le chercheur: l’UNIGE, l’UNIL et l’EPFL.
Le séquençage du génome humain soulève de nombreuses questions
On aurait pu croire ces problèmes résolus avec le séquençage, en 2001, du premier génome humain. Mais de même que la découverte de la pierre de Rosette n’a pas permis de comprendre les textes de l’ancienne Egypte, tant les hiéroglyphes sont longtemps restés indéchiffrables, la lecture des quelque 20?000 gènes de notre génome a posé plus de questions qu’elle n’a apporté de réponses. A commencer par celle-ci: pourquoi des vrais jumeaux, qui ont pourtant des patrimoines génétiques identiques, ont-ils malgré tout des apparences physiques légèrement différentes et ne sont-ils pas égaux face aux maladies? C’est à ce stade que l’épigénétique entre en jeu.
L’épigénétique? Le terme vient du grec et signifie «au-dessus de la génétique». Il désigne une nouvelle discipline qui rend compte du fait que les parents ne transmettent pas uniquement leurs gènes à leurs enfants. Ils leur lèguent aussi, inscrit dans leur patrimoine génétique, la trace d’événements qu’ils ont vécus au cours de leur existence (lire Allez savoir! N° 49, 3 novembre 2010).
Quand le vécu du grand-père influence la santé de son petit-fils
Tout est parti d’un petit village isolé du nord de la Suède, Överkalix, et d’une surprenante enquête qui a été menée sur l’état de santé, sur trois générations, de quelques familles restées au village. Elle a montré que l’espérance de vie des personnes et leur prédisposition à certaines maladies, comme le diabète, n’étaient pas les mêmes si leur grand-père avait connu, durant sa préadolescence, un des rares hivers d’abondance ou au contraire une période de famine.
Depuis, d’autres études ont confirmé que des modifications du patrimoine génétique dues à l’environnement sont transmissibles à la descendance. Notamment celle menée à l’EPFL sur des rats mâles. «Ces rongeurs, relate Alexandre Reymond, ont été soumis à un stress intense pendant leur jeunesse et sont devenus agressifs. Un comportement que l’on a retrouvé dans les générations suivantes de rats, même chez ceux que l’on ne stressait pas.»
Autour du génome, l’épigénome
Pour expliquer ce phénomène, les scientifiques ont fait appel à une nouvelle notion: celle d’épigénome qui se trouve «autour du génome», selon les termes Alexandre Reymond. Il faut savoir que si la molécule d’ADN était dépliée dans chacune de nos cellules, elle aurait une longueur de deux mètres. «Pour que cette longue chaîne puisse entrer dans le noyau cellulaire, elle doit être empaquetée», précise le professeur de l’UNIL. Les brins d’ADN s’enroulent donc autour de protéines, les histones. L’ensemble prend alors l’apparence d’un collier de perles nommé chromatine.
De là à conclure que les modifications de cet épigénome permettaient d’expliquer les différences observées entre les individus, notamment les vrais jumeaux, il n’y avait qu’un pas que certains chercheurs ont rapidement franchi. Selon eux, l’histoire individuelle modifie non pas les gènes eux-mêmes, mais leur «expression». En d’autres termes, en fonction de facteurs liés à l’environnement, certains gènes restent silencieux alors que d’autres s’activent, conduisant in fine à la fabrication des protéines indispensables à la vie de notre organisme. C’est cette hypothèse que les recherches des équipes lémaniques viennent aujourd’hui contredire.
Parcourir l’ensemble du génome
Pour mener leurs travaux, les chercheurs ont utilisé la méthode dite de «l’étude d’association pangénomique» qui consiste, explique Alexandre Reymond, «à parcourir l’ensemble du génome et à rechercher quelle séquence est associée à quelle maladie ou à quel trait». Certaines équipes ont par exemple considéré 10?000 personnes infectées et autant en bonne santé et elles ont comparé leurs patrimoines génétiques. L’ADN étant écrit à l’aide d’un alphabet de quatre lettres (les nucléotides) – A, G, C et T – ces chercheurs ont «regardé 1 million de positions sur les génomes et compté par exemple le nombre de A qu’elles contenaient, afin de savoir s’il était le même chez les personnes saines et malades. La réponse est non».
Ce genre d’études a «explosé au cours des dix dernières années et l’on connaît aujourd’hui un grand nombre de régions du génome qui sont associées à un trait ou à une maladie», constate le chercheur de l’UNIL.
Ouvrir les boîtes noires
Dans ces cas-là, on a donc «pu associer un génotype à un phénotype». Il reste que le chemin qui mène de l’un à l’autre est émaillé de «boîtes noires que nous avons entrepris d’ouvrir», note Alexandre Reymond.
Pour ce faire, précise-t-il, «nous avons simplifié le problème». Au lieu de prendre en compte un phénotype donné, les chercheurs se sont focalisés sur un gène et sur son expression. «Nous avons pris une paire de lettres sur le génome (car chacun de nous a deux brins d’ADN, l’un hérité de la mère, l’autre du père, donc deux lettres à chaque position) et nous avons regardé si le gène qui est à proximité est beaucoup, ou peu, exprimé.» La tâche a été répétée tout au long de la molécule d’ADN.
L’apport des biobanques et de la bioinformatique
Pour mener à bien cette étude, les chercheurs lémaniques ont eu recours à une biobanque américaine, «accessible à tous les chercheurs», qui leur a fourni des cellules appartenant à 54 personnes. Ils ont choisi d’étudier «des lymphoblastoïdes, un type de globules blancs que nous avons transformés afin de pouvoir les multiplier à l’infini». Ils ont ainsi pu voir comment s’exprimaient les gènes de ces cellules dont ils connaissaient le génome, puisqu’elles provenaient de personnes «faisant partie des mille premiers individus dont le génome a été séquencé».
Alexandre Reymond et ses collègues ont aussi eu accès à deux «trios», c’est-à-dire à des cellules d’une mère, d’un père et de leur fille – dont les patrimoines génétiques avaient également été décryptés. Cela leur a permis de comparer les génomes et les épigénomes des parents et de leur enfant. Cette manière de faire «n’avait jamais été utilisée jusqu’à présent». Elle est «élégante», ajoute le chercheur du CIG, car elle permet d’avoir accès «dans le même tube à essai», à l’information génétique des trois membres de la famille, le génome de la fille étant une recombinaison de ceux de ses parents.
Ce travail a nécessité «le stockage et le traitement de millions de données», souligne Alexandre Reymond. C’est dire qu’il «n’aurait pas été réalisable sans l’aide de la bioinformatique et sans l’infrastructure que le SIB Institut Suisse de Bioinformatique et le centre Vital-IT mettent à notre disposition.»
La génétique reprend ses droits
Sans entrer dans les détails de cette recherche qui, comme Alexandre Reymond le reconnaît en riant, «est assez ésotérique» pour des non-spécialistes, disons que les chercheurs lémaniques sont parvenus à ouvrir ainsi quelques-unes des boîtes noires auxquelles ils s’étaient attaqués.
Ils ont montré que, dans la cascade de réactions qui conduit à l’expression d’un gène, les éléments déterminants étaient les facteurs de transcription (ces protéines qui se lient à des séquences d’ADN spécifiques et signalent si un gène doit être exprimé ou non). Tout repose en fait sur la manière dont ces facteurs de transcription parviennent à se fixer à telle ou telle lettre de l’alphabet génétique. Quant à la modification de «l’empaquetage» – donc de l’épigénome – elle semble n’être qu’une des conséquences de ce mécanisme.
En d’autres termes, résume le professeur de l’UNIL, «il s’agit de génétique et non d’épigénétique. Le rôle de l’environnement, le fait qu’une personne soit stressée par exemple, n’a aucune influence dans l’affaire».
Un rôle mineur pour l’épigénome
Voilà de quoi faire pâlir l’étoile montante de l’épigénétique. «Notre but n’était pas de la dénigrer», précise le chercheur lausannois qui avoue qu’en publiant leurs résultats dans la revue Science, les auteurs de cette étude craignaient la réaction de leurs collègues spécialistes de cette nouvelle discipline. En fait, «tout s’est bien passé», dit-il.
Certes, il n’est pas question pour autant de jeter l’épigénétique avec l’eau du bain. «Nos conclusions ne signifient pas qu’elle n’a aucun rôle», s’empresse de dire Alexandre Reymond qui précise que, sans elle, il ne serait pas possible d’expliquer les conclusions de l’étude réalisée à Överkalix, ni les travaux de l’EPFL sur les rats. «Mais dans le cas des séquences d’ADN que nous avons étudiées, elle ne joue qu’un rôle mineur.»
Un échantillon élargi
Poursuivant leurs recherches dans le cadre de SystemsX.ch, un important programme de recherche lancé par la Confédération pour promouvoir la biologie systémique, Alexandre Reymond et ses collègues vont continuer sur leur lancée. Ils vont cette fois «élargir leur échantillon», en étudiant les cellules de deux cents personnes et en travaillant non seulement sur leurs globules blancs, mais aussi sur leurs fibroblastes (cellules que l’on trouve dans le tissu conjonctif, notamment dans le derme).
En étudiant et en comparant ces différents tissus, Alexandre Reymond et ses collègues pourront repérer leurs points communs et leurs divergences. Ils espèrent aussi être en mesure d’élucider un autre mystère de la biologie et de comprendre pourquoi «toutes nos cellules, qui ont le même ADN, ne l’utilisent pas de la même façon». Une manière pour les chercheurs de poursuivre la «mission» qu’ils se sont fixée: faire œuvre utile pour la médecine et donc pour notre santé.
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