Français de naissance, Israélien depuis ses 18 ans, Berlinois et Barcelonais à ses heures, Jacques Ehrenfreund a créé en 2005 à l’UNIL la chaire d’Histoire des Juifs et du judaïsme.
Observant modérément les rituels, Jacques Ehrenfreund pourrait reprendre à son compte le mot de Freud qui se disait Juif sans Dieu. Car si le christianisme «s’est émancipé de la pratique et de la question du peuple» pour se focaliser sur la foi – la fameuse circoncision paulinienne du cœur – et sur l’universalité de son message, le judaïsme ne repose pas d’abord sur la croyance mais sur une culture partagée et transmise, et sur la tension entre une éthique universelle et un peuple qui en témoigne.
A la suite de George Steiner, il évoque la résistance de ce peuple, alors que toutes les autres civilisations antiques – hormis la Chine immense – se sont effondrées. «Les Juifs, qui représentent pourtant une virgule dans l’histoire universelle, n’ont pas subi le lot commun de la disparition», souligne Jacques Ehrenfreund qui aime, sans forcément la croire juste, l’hypothèse de Steiner selon laquelle cette exceptionnalité du sort éveille la jalousie. «La situation des Juifs est symptomatique de la crise du vivre-ensemble et, si l’on songe à ceux qui ont quitté la France en nombre ces dernières années, ce n’est pas un bon signe. J’interprète ainsi la phrase de Manuel Valls après les attentats de janvier 2015 dans ce très beau discours politique où il estimait que sans les Juifs de France, la France ne serait pas la France.»
Le 2 novembre débutera à l’UNIL une exposition qu’il organise autour du 150e anniversaire de l’émancipation des Juifs en Suisse, un moment fondateur qui reconnaît notamment à cette communauté le droit de s’installer où bon lui semble. Le premier pays européen à accorder la pleine citoyenneté aux Juifs après un débat houleux à l’Assemblée nationale est précisément la France, en 1791, tendance qui va se propager dans le sillage des conquêtes napoléoniennes.
La République délestée de son ancrage catholique offre un cadre essentiel pour le respect de toutes les croyances et de la non-croyance, rappelle l’historien, mais la laïcité garante de l’égalité absolue entre citoyens reste un moyen, certes essentiel, non une fin. «On ne sait pas quel nouveau contenu donner au vivre-ensemble, même la République ne semble plus en mesure de rassembler», décrit-il.
Dans ce contexte social et politique distendu, l’Histoire reste la meilleure manière de se comprendre soi-même et d’envisager un destin collectif. Sa propre identité est éclatée entre différentes langues – le yiddish de son père polonais, l’allemand de sa mère déchue en 1938 de sa nationalité, l’espagnol de ses grands-parents maternels réfugiés à Barcelone, l’hébreu moderne et le français – et plusieurs pays d’origine ou d’accueil. «Le détour par ce qui nous a précédé offre une clé de compréhension au niveau personnel, mais aussi sur le plan collectif», résume l’historien.
Libéral de gauche, Jacques Ehrenfreund ne moralise pas, reste pragmatique pour ce qui concerne la résolution des conflits, et ne juge pas des mœurs d’autrui. «La religion c’est le génie du christianisme et on pourrait dire que la laïcité procède de cette invention», avance-t-il en refusant le dessert s’annonçant à cette table qui accueille notre discussion. Il n’utilise pas ce concept de religion qui déborde sur le culturel, le social, le public au point que toute la question est de contenir les revendications qui minent le commun et de permettre en même temps à des gens très divers de vivre ensemble, conclut-il.
Un goût de l’enfance
Le gâteau au pavot, spécialité d’Europe centrale, d’autant plus précieux qu’il était difficile à trouver en France.
Une ville de goût?
Barcelone, où l’architecture et la cuisine sont en dialogue dans une harmonie rare.
Avec qui partager un repas?
Simon Doubnov, peut-être le plus grand historien du judaïsme du XXe siècle, dont l’œuvre a marqué profondément la discipline.