En Suisse, de plus en plus de votes sont finalement arbitrés par le Tribunal fédéral. Et à l’étranger, des leaders comme Boris Johnson, Matteo Salvini ou Jean-Yves Le Drian sont désormais attaqués devant des cours de justice. Le juge, ex-acteur discret dans l’équilibre des pouvoirs, se retrouve dans la lumière.
C’est du jamais vu depuis 1848: le Tribunal fédéral a annulé l’an dernier un vote du peuple et des cantons, qui avaient refusé l’initiative sur la pénalisation fiscale des couples mariés. La brochure adressée aux votants pour expliquer les enjeux du scrutin contenait une grave erreur sur le nombre de personnes qui auraient pu bénéficier de la réforme proposée. Alors que le Conseil fédéral avait parlé de 80000 cas durant toute la campagne, il a dû admettre deux ans plus tard que le nombre de couples mariés qui pouvaient espérer une baisse d’impôts était en réalité de 454000. La faute était susceptible d’influencer le résultat très serré du scrutin, ont estimé les juges lausannois à quatre contre un, avant d’annuler le vote.
Plusieurs scrutins ont été annulés par des juges
La décision a surpris dans un pays où les citoyens sont habitués à voir les juges se déclarer incompétents quand ils sont confrontés à des affaires trop politiques, au nom de la séparation des pouvoirs. «C’est un fait, les juges se prononcent de plus en plus sur des questions politiques, mais ils restent très mesurés dans leurs interventions. L’annulation du scrutin sur la pénalisation du mariage n’est pas un arrêt révolutionnaire, estime Vincent Martenet, professeur de droit constitutionnel à la Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique à l’UNIL. Le Tribunal fédéral explique dans ses considérants qu’il applique des principes bien établis, notamment dans la loi sur les droits politiques. Dans ce cas, les irrégularités étaient graves, et la violation des principes nette. Les erreurs dans les informations fournies par le Conseil fédéral n’étaient pas défendables, donc l’annulation du vote est logique. Quand le Gouvernement fournit une information à la population, elle doit être fiable.»
Cette initiative n’est pas le seul scrutin à avoir été soumis aux juges en 2019. Deux autres consultations de moindre importance ont encore été invalidées par des tribunaux. Une votation à Montreux sur la rénovation du Centre de Congrès, au motif que 1400 électeurs basés à l’étranger n’ont pas reçu le matériel électoral dans les délais. Et le scrutin sur le transfert éventuel de la ville de Moutier au canton du Jura, déclaré nul par la justice bernoise, parce qu’il était entaché de «graves violations du droit».
On le voit, de plus en plus de votes sont désormais arbitrés par des juges. «La tendance est claire, confirme Vincent Martenet. Elle s’explique par trois grands facteurs: le premier, c’est qu’on saisit plus facilement le juge. La pression sociale qui, peut-être, empêchait une personne d’aller en justice dans le passé a faibli. Une judiciarisation toujours plus marquée de la société se dessine, et il n’y a aucune raison que les droits politiques y échappent.»
Parmi les autres explications, le professeur de l’UNIL évoque encore «un choix politique du Parlement qui a voulu favoriser l’accès au Tribunal fédéral pour les scrutins fédéraux dès la fin des années 2000. Il a fallu un peu de temps pour qu’on en mesure les effets.» Et enfin, troisième explication, «la pression plus forte, désormais exercée par certains citoyens sur le pouvoir politique, notamment pour des questions liées à la qualité de l’information donnée aux électeurs».
Évidemment, avec une telle logique, les Britanniques auraient dû rapidement revoter sur le Brexit, vu le nombre de chiffres imaginaires qui ont été agités durant la campagne. «C’est un autre cas de figure, sourit Vincent Martenet. Un point central, pour le Tribunal fédéral, consiste à savoir qui propage la mauvaise information. Quand elle provient du Gouvernement, les juges peuvent être sévères. Quand elle émane de particuliers, ou même de politiciens qui ne sont pas au pouvoir, les juges estiment en principe que les citoyens disposent d’autres sources d’information. Dans le cas du Brexit, les informations erronées venaient notamment de Boris Johnson ou Nigel Farage, des élus, certes, mais qui n’étaient pas au pouvoir au moment du référendum.»
On perd un vote, on va au tribunal
Une autre évolution que l’on observe désormais dans la politique suisse, c’est que le camp qui a perdu une votation ne s’en tient plus à ce résultat, et continue le combat devant les juges. Ainsi, un autre record est tombé récemment, celui du nombre de scrutins qui ont dû être examinés par le Tribunal fédéral. En 2018, cinq votes fédéraux sur dix ont fait l’objet d’un recours. Parmi eux, l’initiative pour les vaches à cornes, la surveillance des assurés et l’initiative contre les juges étrangers. Cette nouvelle course aux tribunaux a fait polémique, notamment dans Le Temps, où l’on a pu lire une chronique qui brandissait le spectre de «la république des juges».
«Effectivement, une réforme constitutionnelle ne s’arrête pas au vote du peuple et des cantons, analyse Vincent Martenet. Après que le “souverain” a parlé, la justice est de plus en plus fréquemment saisie. Quand le vote est validé, le Parlement débat de la mise en œuvre de l’initiative. Enfin, une seconde phase judiciaire relative à l’application de la législation de mise œuvre peut encore se produire et porter, par exemple, sur le respect du droit international.»
Pour dater le début de cette évolution, Vincent Martenet remonte «aux années 90, quand l’initiative pour la protection des Alpes n’a pas été complètement mise en œuvre telle qu’elle avait été votée». Par la suite, ce sont plusieurs initiatives de l’UDC qui ont fait tousser les juges. Confronté à l’initiative sur l’internement à vie, le Tribunal fédéral a estimé qu’il fallait que deux expertises psychiatriques concluent à l’impossibilité de guérir un condamné pour qu’une telle peine puisse être prononcée. Problème: cet argument n’a jamais été utilisé durant la campagne. «Certes, mais si vous relisez le texte constitutionnel, puis que vous vous penchez sur la réforme du Code pénal, vous constaterez que le texte de l’initiative a déjà été en partie édulcoré lors de sa mise en œuvre législative», nuance Vincent Martenet.
Si les juges ont été décisifs au moment de rendre pratiquement inapplicable l’initiative sur l’internement à vie, ce sont les politiciens qui ont freiné la mise en application de l’initiative sur l’immigration de masse. Là, «le Parlement a pris ses responsabilités, apprécie le professeur. Les élus ne se sont pas défaussés sur les juges, qui ne sont souvent pas demandeurs de ce type d’affaires politiques.» Pour mémoire, le texte de l’initiative avait placé les parlementaires face à deux exigences contradictoires. L’article 121a de la Constitution, accepté par le peuple et les cantons, impose des contingents pour tous les travailleurs étrangers, y compris ceux de l’Union européenne. En même temps, les accords bilatéraux interdisent de telles mesures envers l’UE. «Le Parlement a fait un choix courageux et pertinent à mon avis, mais qui permettait aussi aux initiants de lancer un référendum en cas de désaccord, ce qui n’a pas été le cas.»
De plus en plus sollicités par des citoyens parfois quérulents, les juges ont encore hérité d’une nouvelle compétence. Il leur arrive de choisir les sujets sur lesquels les Suisses pourront se prononcer. L’an dernier, le Tribunal fédéral a ainsi interdit aux Valaisans de voter sur une initiative réclamant l’interdiction du voile à l’école, mais il a autorisé les Bâlois à se prononcer sur un texte proposant d’accorder des droits aux primates!?
«Dans ces cas, il faut déterminer comment sont formulées les initiatives, commente Vincent Martenet. Quand il s’agit d’initiatives cantonales, elles doivent respecter le droit supérieur, c’est-à-dire le droit fédéral et le droit international. Cela signifie qu’une initiative jugée discriminatoire doit être invalidée. A cet égard, le Tribunal fédéral a rendu un arrêt concernant le canton de Saint-Gall, où il a considéré que le port du foulard à l’école était protégé par la liberté religieuse. Pour ce qui est des primates, ni le droit fédéral ni le droit cantonal n’exigent qu’une question revête une importance minimale pour “mériter” de figurer dans une Constitution. Aussi pouvez-vous lancer une initiative sur un point dérisoire, comme la protection des coccinelles, et elle sera valable.»
À l’étranger, les cas se multiplient
La Suisse n’est pas la seule à vivre à l’heure de la course aux tribunaux. Dans les pays voisins, les cas se multiplient. Avec des exemples bien plus spectaculaires, forcément plus polémiques. En mai 2019, un tribunal londonien a convoqué Boris Johnson, parce qu’il aurait«menti» sur le coût du Brexit. Un tribunal sicilien a ouvert une procédure contre Matteo Salvini pour «séquestration», parce qu’il avait bloqué des migrants durant plusieurs jours sur un bateau. Et en France, des ONG écologistes ont attaqué l’Etat en justice pour son action insuffisante face au réchauffement climatique, pendant que des familles de djihadistes lançaient une procédure contre le ministre Jean-Yves Le Drian pour non-assistance à des enfants français détenus en Syrie. Ces plaintes, nous apprend Le Canard Enchaîné, ont poussé des proches du président Macron à rappeler une prophétie de François Mitterrand qui disait: «Méfiez-vous des juges: ils ont tué la monarchie, ils tueront la République».
Moins inquiet pour la survie des institutions, Vincent Martenet a relevé d’autres exemples dans l’actualité qui plaident pour un contrôle judiciaire. «L’arrêt de la Cour suprême britannique, qui a considéré que la suspension des travaux du parlement décrétée par le Premier ministre Boris Johnson était nulle, sans effet, montre la place essentielle du juge dans la démocratie.»
La Suisse échappera-t-elle à cette mode qui consiste à essayer d’aller devant un tribunal quand on n’arrive pas à faire gagner ses idées en politique? Faut-il s’attendre à ce que, un jour prochain, une plainte soit déposée contre le Conseil fédéral pour tel ou tel choix politique? Si Vincent Martenet n’exclut pas ce scénario, il doute que ce genre de démarche permette de contourner les autorités politiques: «ça me semble assez peu vraisemblable compte tenu de la retenue que les juges s’imposent traditionnellement face à des questions délicates d’un point de vue politique, à part, peut-être, pour certaines questions environnementales».
Le professeur de l’UNIL observe encore que, dans d’autres pays, des juges ont pris des mesures bien plus significatives quand des minorités ont tenté de passer par les tribunaux pour obtenir gain de cause. «Le mariage homosexuel a été mis en place aux États-Unis par décision judiciaire. La Cour suprême a rendu un arrêt en juin 2015, à 5 juges contre 4, qui a rendu légal le mariage gay dans l’ensemble de ce pays de 330 millions d’habitants, et cela contre l’avis de plusieurs États importants. Cela semble beaucoup plus difficile à concevoir en Suisse, où l’on attend plutôt, à tort ou à raison, une réponse politique à de telles questions.»
Parce que les juges américains ont un tel pouvoir, les électeurs états-uniens sont parfaitement conscients de l’importance de ces arbitres, mais également de l’influence de leurs préférences politiques dans certaines décisions. «Juger n’est pas un acte mécanique, confirme Vincent Martenet, en particulier quand il s’agit d’interpréter la Constitution, avec ses droits fondamentaux énoncés de manière vague pour la plupart. Quand les textes demandent de protéger la dignité humaine, comment faut-il comprendre ce concept? Cette notion recèle un potentiel d’interprétation considérable, et la sensibilité personnelle d’un juge, son parcours, sans nécessairement parler de politisation, vont jouer un rôle dans sa réflexion.»
Logiquement, la nomination des juges est devenue un enjeu politique majeur aux États-Unis. Le Parti républicain a ainsi inscrit dans son programme son intention de plébisciter des magistrats conservateurs depuis la présidence de Ronald Reagan, et cet argument a poussé de nombreux électeurs évangéliques à choisir Donald Trump en 2016, malgré les polémiques. Vincent Martenet s’attend d’ailleurs «à ce que cette question reste un argument de campagne très important en 2020, lors de la prochaine élection présidentielle américaine».
Qui commande, à la fin?
Plus largement, le recours de plus en plus fréquent aux tribunaux pour arbitrer des débats politiques repose la question de savoir qui commande, in fine, dans le pays. En Suisse, s’agit-il du Gouvernement, du Parlement, des juges ou du peuple? «Le Tribunal suisse a moins de pouvoir que la Cour suprême américaine, qui a souvent le dernier mot sur des questions controversées comme l’euthanasie, l’avortement ou le mariage homosexuel», estime Vincent Martenet.
Toutefois, l’époque à laquelle le peuple, le «souverain» suisse décidait de tout semble révolue, si tant est qu’elle n’ait jamais existé. «Sur certaines questions, le Parlement ne se prive pas de corriger, de limiter ou de nuancer une initiative. Dans d’autres cas, la Cour européenne des droits de l’homme est saisie et peut rendre un arrêt condamnant la Suisse. Et dans d’autres cas encore, le peuple est de nouveau consulté. Je ne crois pas que l’on puisse désigner un organe qui a systématiquement le dernier mot. En théorie, il s’agit du peuple et des cantons; en pratique, le tableau est contrasté. En définitive, il me paraît assez sain qu’aucun organe de l’État, même le peuple, ne soit tout-puissant.»