Protéger la dignité, les droits de la personnalité et de la santé de l’être humain dans la recherche, c’est ce que vise la loi fédérale. Les commissions d’éthique de la recherche (CER) sont là pour veiller au grain, de façon contraignante pour l’instance du canton de Vaud, et de façon consultative pour celle de l’UNIL.
Des empêcheurs de tourner en rond. C’est un peu la réputation qu’ont les commissions d’éthique de la recherche auprès des chercheurs qui, bien souvent, doivent revoir leur copie avant d’obtenir le feu vert pour leur recherche. En Suisse, pas moins de sept instances de ce type examinent les projets issus du monde académique et de l’industrie.
Comme d’autres institutions, l’UNIL possède sa propre commission d’éthique (CER-UNIL), qui a uniquement une fonction consultative. Pablo Diaz, sociologue de formation, en est le coordinateur. Son travail? Fournir aux chercheurs de l’UNIL des conseils, du soutien ainsi qu’une relecture de leurs projets. Il accompagne également le travail des sept commissions facultaires de l’UNIL.
Si le passage par la CER-UNIL est optionnel, il n’en est pas de même pour les commissions instituées par le droit fédéral, dont la Commission cantonale d’éthique de la recherche sur l’être humain (CER-VD) qui couvre également les cantons du Valais, de Fribourg et de Neuchâtel. Professeur en droit, cofondateur de l’Institut de droit de la santé de l’Université de Neuchâtel, Dominique Sprumont est président de la
CER-VD depuis 2018.
Qu’est-ce que l’éthique?
Dominique Sprumont – Il y a différentes manières de répondre. Soit vous abordez l’éthique comme une discipline qui est une sous-branche de la philosophie et de la théologie et elle rentre dans la continuité de ces disciplines, soit vous l’abordez comme un discours interdisciplinaire qui permet d’arriver à des solutions socialement défendables et humainement acceptables du point de vue des participants et du chercheur. C’est plutôt cette vision-là que nous avons dans les commissions d’éthique de la recherche. Il s’agit d’une éthique appliquée.
Pablo Diaz – Au sein de la commission d’éthique dans laquelle je travaille, l’éthique n’est pas une liste de principes à respecter, mais toujours une réflexion ad hoc pour chaque projet de recherche. Le but est de faire les choses bien, et surtout de protéger les personnes avec lesquelles les chercheurs travaillent. Il n’y a pas de recette magique, c’est à chaque fois une quête de compromis et de solutions.
Qui doit vous soumettre son projet de recherche?
D.S. Les chercheurs qui travaillent avec des données personnelles ou du matériel biologique humain, et qui souhaitent développer des projets – impliquant des êtres humains – qui touchent à la santé. En règle générale, la recherche en médecine est soumise à la Loi relative à la recherche sur l’être humain (LRH). Outre les médecins, d’autres professionnels de la santé sont concernés: par exemple les infirmiers, les psychologues, les physiothérapeutes, les ostéopathes. Nous examinons également des travaux en sciences sociales, dans le domaine des sciences de la vie, de la biologie ou de la recherche fondamentale, et les projets de l’industrie. La palette des situations est donc très large.
Les experts de la Commission sont donc issus de domaines très variés?
D.S. Oui, en effet. La CER-VD comprend des médecins, mais également des psychologues, des biologistes, des biostatisticiens, des représentants des sciences sociales et des patients, des spécialistes en sciences des données. Nous nous sommes également dotés de compétences dans le domaine du machine learning et de l’intelligence artificielle.
Pourquoi les chercheurs doivent-ils vous soumettre leur projet?
D.S. La CER-VD est instituée par la LRH. La finalité de la loi est de préserver les droits et les libertés des chercheurs ainsi que ceux des participants. Nous gardons à l’esprit le fait que les scientifiques doivent pouvoir mener leur recherche. Notre objectif est donc de les y autoriser. Mais il ne faut pas oublier que les participants représentent la partie vulnérable. Il est donc très important que nous nous occupions, en priorité, de leur protection. Notre rôle est de nous mettre dans leur peau, de le faire avec la même «naïveté» – liée au fait de n’avoir jamais été confronté à la recherche – que n’importe lequel d’entre eux, d’essayer de comprendre le processus et ce qui pourrait les impacter dans leur choix de participer.
Auriez-vous des exemples à donner?
D.S. Les étudiants qui veulent travailler sur les dossiers des patients ont besoin d’avoir leur consentement. Imaginez que l’un d’eux vous téléphone et vous dise: «Bonjour Madame, je travaille sur un projet de recherche et je souhaiterais avoir accès à votre dossier médical. Est-ce vrai que vous avez eu une hystérectomie à telle date?» Je pense qu’un certain nombre de femmes trouveraient cette démarche très désagréable. Notre travail consiste à demander s’il n’y a pas d’autres manières de procéder. Pourrait-on contacter la personne par courrier? N’est-ce pas au secrétariat médical ou au gynécologue d’appeler la patiente?
Je pense également à la demande que nous a adressée un chercheur. «Est-ce que je peux me rendre dans une cour d’école et distribuer des flyers aux enfants pour les inviter à participer à mon étude?» Quand on a ce niveau de questions, vous comprenez mon désarroi. Cela démontre que ce chercheur ne s’est pas vraiment interrogé ni renseigné sur les enjeux de sa démarche.
Il n’est donc pas question de simplifier les processus…
D.S. Nous sommes ici à l’université où la règle est la rigueur scientifique et non le marchandage des valeurs. Les chercheurs ont conscience de la complexité de leur propre matière. Ils ont fait un doctorat, un post-doc, certains sont professeurs; ils ont dû se battre dans un monde compétitif intellectuellement et professionnellement. L’éthique de la recherche, qui fait partie de cette complexité, n’est pas négociable.
Quels sont les chercheurs qui vous donnent le plus de fil à retordre?
D.S. Les chercheurs avec lesquels nous avons les expériences les plus difficiles sont les chercheurs occasionnels. Ceux qui essaient de négocier et de nous expliquer comment ils font tout juste sont ceux qui déposent un projet de temps en temps. Afin d’affiner notre communication, nous avons analysé le profil des chercheurs du CHUV qui soumettent des projets à la CER-VD. Nous avons constaté que, entre 2015 et 2020, plus de 250 d’entre eux ont déposé un seul projet, alors qu’une vingtaine en ont déposé plus d’une dizaine chacun. Donc à vingt, ils en ont fait presque autant que les 250. Nous avons moins de problèmes avec ceux qui réalisent beaucoup de projets, parce qu’ils sont formés, organisés et expérimentés.
Heureusement, afin de ne plus laisser les chercheurs isolés avec leur problématique, ces derniers bénéficient de plus en plus d’un soutien institutionnel pour les appuyer dans leurs démarches. C’est une tendance récente, il y a eu une prise de conscience dans le domaine de la recherche. L’Université de Lausanne a par exemple créé la CER-UNIL, avec une infrastructure dans laquelle Monsieur Diaz est un acteur important.
Mais les chercheurs ne sont pas obligés de soumettre leur protocole de recherche. Monsieur Diaz, est-ce que la CER-UNIL n’est qu’un tour de chauffe avant la CER-VD?
P.D. Non, nous ne sommes pas un tour de chauffe. Nous nous occupons de projets qui ne rentrent pas dans le périmètre de la LRH. L’Université de Lausanne a estimé qu’elle devait s’équiper d’une commission d’éthique pour aider les chercheurs à faire face aux nouvelles exigences du monde de la recherche. Par exemple, pour débloquer des fonds, certains bailleurs, comme la Commission européenne ou parfois le Fonds national suisse (FNS), demandent une attestation de conformité éthique. De même, en vue d’une publication, certains éditeurs veulent savoir si le projet a été jugé conforme éthiquement. Il en est de même pour accéder à certains terrains de recherche. Nous sommes une commission constituée d’experts qui délivrent non pas une autorisation, mais une attestation.
L’autre partie de notre mission consiste à faire en sorte que les recherches soient menées de façon respectueuse. Nous devons sensibiliser les chercheurs à certains enjeux éthiques importants. D’un point de vue légal mais aussi moral, nous ne pouvons pas faire les choses n’importe comment. Nous devons réfléchir ensemble et trouver des compromis.
Pouvez-vous nous donner un exemple de projet délicat à traiter?
P.D. Les cas les plus difficiles que nous ayons à traiter concernent des études qui portent sur l’abus ou la maltraitance envers des mineurs à la maison, à l’école ou en milieu sportif. Ce type de projets soulève beaucoup de questions. Imaginons qu’un enfant dise à un chercheur: «Je me suis fait violer par X ou Y», que doit-on faire? Faut-il dénoncer la personne directement? À qui faut-il s’adresser? Comment être sûr qu’il s’agit d’un cas avéré? Comment gérer les risques de représailles? Dans certains cas, les choses sont plutôt claires, mais dans d’autres il n’y a pas de solution toute faite. L’important est d’anticiper ce genre de situations et d’aider les chercheurs à mettre en place des procédures et des protocoles clairs qu’ils peuvent suivre, le cas échéant.
Quelle faculté vous soumet le plus de protocoles de recherche?
P.D. La Faculté de sciences sociales et politiques. Nos CER s’occupent exclusivement de projets de recherche impliquant des personnes, et c’est dans cette faculté que l’on retrouve le plus de projets de ce type.
Quel est le dernier dossier sur lequel la CER-UNIL s’est prononcée ?
P.D. C’était un projet lié à l’activisme politique dans un pays étranger. Il s’agissait d’étudier un mouvement de rébellion.
Quels étaient les critères d’évaluation ?
P.D. Il y avait plusieurs critères d’évaluation, dont la sauvegarde de l’intégrité des chercheurs sur le terrain et la protection des personnes avec lesquelles travaille l’équipe de recherche. Ces personnes sont le maillon faible en quelque sorte. Et quelles qu’elles soient – des hors-la -loi, des criminels ou des rebelles qui sont répudiés par le système en place – nous devons prendre soin d’elles, sans faire de distinction. Lorsqu’un chercheur va sur un terrain comme celui-là, il collecte des données qui ne sont pas centralisées par ailleurs. Imaginons qu’il cartographie un mouvement rebelle dans un pays autoritaire, qu’il prenne les noms des chefs de milices, qu’il répertorie les données géographiques des endroits où ils se réunissent, etc. Ensuite, son ordinateur portable est confisqué par les autorités lorsque qu’il passe la douane… Il y a un potentiel danger de mort pour ces personnes.
Quels sont les conseils de la CER-UNIL dans un tel cas?
P.D. On ne peut pas empêcher la recherche sur certaines thématiques sociales uniquement parce que c’est dangereux. On doit pouvoir produire de la connaissance, mais pas dans n’importe quelles conditions. Nous allons donc regarder comment la sécurité est garantie, quelles vont être les méthodes utilisées, comment le chercheur prévoit de rentrer en contact avec les personnes, est-ce qu’il risque de mettre leur intégrité en danger, etc. Et si nous estimons que le chercheur n’est pas suffisamment qualifié et n’a pas la maîtrise de certains outils, nous levons «de gros drapeaux rouges» et l’aidons à trouver des solutions. Par exemple, les données peuvent être stockées de manière chiffrée sur un cloud sécurisé, et effacées de tout support mobile à risque.
Qu’en est-il pour la CER-VD? Sur quels critères vous basez-vous pour évaluer les projets?
D.S. Nous nous fondons sur l’ensemble du cadre légal, du cadre éthique et du cadre scientifique et méthodologique. Les experts de la CER-VD sont par exemple des professeurs en médecine et en soins infirmiers, ou des docteurs en mathématiques. Donc je ne vais pas demander à une statisticienne qu’elle me fasse une énumération des critères sur lesquels elle s’appuie. Elle se base sur ses connaissances et ses compétences professionnelles pour les appliquer dans un dossier en particulier et en ressortir les enjeux principaux. Donc cela va dépendre à chaque fois des projets de recherche.
Le savoir et l’expérience peuvent varier d’une personne à l’autre au sein de la Commission.
D.S. C’est exactement là où nous faisons un immense effort pour éviter une trop grande subjectivité afin d’assurer une cohérence dans nos décisions. Il faut que le chercheur ait une certaine sécurité: s’il remplit son dossier et répond aux questions d’une certaine manière, il va obtenir son autorisation indépendamment de la composition de la Commission.
Votre réponse arrive au bout de combien de temps?
D.S. Cela prend cinq jours pour avoir un retour formel, et il faut attendre 14 jours pour avoir une première décision.
Qu’est-ce qu’un retour formel?
D.S. Nous signalons si le dossier est complet ou incomplet. La plupart du temps, les chercheurs qui n’ont pas d’expérience soumettent des dossiers incomplets, c’est donc là qu’ils perdent du temps.
Combien de dossiers passent la rampe du premier coup?
D.S. À peu près 10%. Une bonne partie vient du CHUV qui connaît une importante professionnalisation dans l’encadrement. En 2021, en dehors des projets CHUV, nous étions à 2,42 décisions par autorisation, pour 2,56 en 2019. Nombre de chercheurs ont dû revoir leur copie plusieurs fois. Lorsque nous posons une question, nous souhaitons une réponse et elle doit correspondre aux exigences éthiques et légales. Nous ne délivrons quasiment jamais de refus, mais nous constatons qu’à force d’être l’objet d’un ping-pong, 20% des projets disparaissent. À noter encore que nos décisions sont susceptibles de recours devant le Tribunal cantonal. Cela nous est arrivé une fois et le chercheur a perdu.
Nous venons de traverser une pandémie, est-ce que la CER-VD a modifié sa façon de travailler?
D.S. Dans la gestion des dossiers, nous avons traité les recherches liées au coronavirus de manière prioritaire. Nous avons divisé la durée de traitement par quatre, mais je peux vous assurer que ces dossiers sont passés au travers des mêmes précautions, des mêmes analyses que ceux que nous traitons habituellement.
Avez-vous subi des pressions?
D.S. Au début de la pandémie, il y a eu un petit vent de panique. J’ai été étonné que des personnes tout à fait respectables nous disent: «Le consentement des patients, les commissions d’éthique, ça bloque…». Certains chercheurs plutôt mal informés voulaient même faire de la recherche sans consentement. Nous avons répondu non avec fermeté.
Durant cette période, les commissions d’éthique ont très rapidement été confrontées à une vague d’amateurisme. Dans un article sur la question publié fin mars 2020, une Commission d’éthique chinoise a signalé 20 à 30% de projets émanant de professionnels inexpérimentés. Comme l’a déclaré l’Association suisse des Commissions d’éthique de la recherche, c’est justement dans une situation d’urgence qu’on ne peut pas se permettre de ne pas respecter les principes éthiques et scientifiques.
Vous avez une longue expérience dans l’éthique de la recherche. Qu’est-ce qui a changé?
D.S. Il y a des nouvelles manières de faire de la recherche, notamment avec les biobanques ou le big data qui soulèvent de nouveaux enjeux. Nous devons donc nous armer notamment en matière de sécurité des données, de compréhension des algorithmes et repérer comment des biais peuvent être introduits à travers ce qu’on appelle l’intelligence artificielle. L’enjeu de la réification (transformation en chose, ndlr) de l’individu dans le cadre de la recherche, lui, est central. Et cet enjeu-là, il ne change pas.
Est-ce qu’au regard de la CER-UNIL, le big data a changé la donne?
P.D. Les gens sont devenus très sensibles à l’utilisation de leurs données et les raisons pour lesquelles ils doivent être protégés. Indirectement, cette sensibilité a un impact sur la recherche. Donc, grâce à cette tendance, lorsque nous communiquons sur le pourquoi de notre existence, tout se passe plutôt bien. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, les commissions d’éthique ont meilleure presse./
Chiffres et fonctionnement
La Commission cantonale d’éthique de la recherche sur l’être humain (CER-VD) comprend 40 membres qui examinent environ 500 protocoles par année. Les collaborateurs ont un pensum de 60 à 100%. Pour les procédures ordinaires, la Commission siège en présentiel avec une dizaine de personnes. «Nous avons un quorum à sept, mais ça peut monter à quinze membres. Dans les procédures simplifiées, nous sommes trois au minimum», explique Dominique Sprumont./sp
Formation gratuite en ligne
Coordonné par Dominique Sprumont, TRREE (Training and Resources in Research Ethics Evaluation) est un site de formation en ligne développé à l’origine pour les pays d’Afrique subsaharienne. Depuis son lancement en 2009, TRREE compte plus de 120000 étudiants formés dans 206 pays et régions du monde. Le site est même disponible en chinois traditionnel. L’ensemble de la formation est gratuit. «Seule la délivrance du certificat GCP, reconnu par swissethics, coûte 50 francs pour les citoyens des 20 pays les plus riches, ce qui finance la formation dans le reste du monde.»