La découverte fortuite d’une file indienne d’animaux marins de l’ère primaire a permis à Robin Marchant de mettre au jour l’un des plus anciens comportements sociaux. Récit des recherches captivantes du géologue et résumé des dernières investigations de l’UNIL sur les désormais fameux trilobites.
Un «flash». Voici ce qu’a provoqué chez Robin Marchant son premier contact avec un cortège de trilobites. C’était en 2008 à côté de la ville d’Erfoud, au Maroc, dans le petit musée d’un grand négociant de fossiles. «J’ai regardé cette plaque avec un alignement d’Ampyx (genre de trilobites de quelques centimètres, ndlr.) et cela m’a tout de suite rappelé un film du commandant Cousteau où l’on voyait une procession de homards des Caraïbes, se souvient le conservateur du Musée cantonal de géologie et de géophysique de Lausanne. C’était vraiment une magnifique pièce. En général, les fossiles ne représentent rien de plus qu’un cadavre dont on ne peut pas dire beaucoup plus. Mais là, j’étais face à l’image d’un moment de vie, d’un comportement social.»
Le chercheur de l’UNIL ne savait pas encore que son «flash» ferait l’objet d’un article dans la célèbre revue Nature et que sa découverte finirait sur les ondes de radios chinoises ou encore dans les colonnes du New York Times… Récit d’une fructueuse rencontre.
Des études peu convaincantes
Obsédé par sa découverte, Robin Marchant a d’abord vérifié s’il était le premier à avoir remarqué ce comportement social chez ces arthropodes* de l’ère primaire du Paléozoïque qui ont vécu dans les mers de toute la planète de – 521 millions à – 252 millions d’années. Ses recherches l’ont mené vers d’autres alignements de trilobites expliqués de manières diverses et variées. «L’une des explications données se fondait sur des actions mécaniques de courants, relate le géologue. On a au fond de la mer des petites ridules dans le sable. Si des courants balaient des mues ou des cadavres de trilobites, ils vont se déposer dans ces ridules et formeraient ces alignements. Autre explication trouvée: les trilobites se sont enfouis dans des terriers de vers pour se protéger.»
Des hypothèses peu probantes selon le chercheur. «Si c’était lié à l’action mécanique des vagues, les trilobites seraient alignés, mais de manière pêle-mêle. Tandis que je les ai trouvés systématiquement disposés l’un derrière l’autre, le dos tourné vers le haut.» Quant à la fuite dans un terrier, sur les centaines de pièces examinées sur internet ou dans les bourses aux minéraux, Robin Marchant n’a jamais pu trouver d’évidence de cette explication. «De plus, dans 90 % des cas, ils étaient systématiquement alignés dans la même direction. C’est une des choses qui m’ont convaincu qu’il s’agissait bien de processions et qui m’ont encouragé à essayer de continuer cette recherche.»
À la conquête de la preuve parfaite
Le géologue, spécialiste en géophysique, doit trouver une preuve irréfutable pour contrer les arguments des experts paléontologues, dont certains mentionnaient l’hypothèse possible d’une procession à l’instar des homards actuels, mais la réfutaient par la suite. Plus il étudie les Ampyx, plus il se persuade de leur capacité à avoir des comportements sociaux. «Au sein des arthropodes, les trilobites sont les premiers chez lesquels on connaît des yeux (à facettes, comme les insectes). Curieusement, les Ampyx, et quelques autres espèces, n’en ont pas du tout et sont donc complètement aveugles. En revanche, ils possèdent une longue épine frontale et deux latérales qui jouaient certainement un rôle tactile et sensoriel. Sinon, comment auraient-ils pu former des processions sans se voir?»
D’après le chercheur, ils utilisaient probablement des signaux chimiques (comparables aux phéromones) et se touchaient avec leurs 3 appendices pour communiquer. «Le fait que leurs épines soient creuses pourrait signifier qu’ils avaient une sorte de système nerveux qui leur permettait de détecter leur entourage. En file indienne, ils se touchaient à l’aide de ces appendices, un peu comme des éléphants qui se tiennent par la trompe et par la queue, à la queue leu leu.»
Une collaboration efficace
Pour avancer dans ses recherches, Robin Marchant approche Muriel Vidal, une paléontologue de l’Université de Brest (France), spécialiste des trilobites, qui croit en son hypothèse. Elle le met en contact avec Jean Vannier, directeur de recherches – CNRS du laboratoire de géologie de l’Université de Lyon (France). Et c’est ainsi qu’une équipe solide se forme pour trouver LA plaque d’Ampyx qui permettra de prouver que ces trilobites ont eu des comportements sociaux, il y a 480 millions d’années.
«J’avais prévu de me rendre au Maroc en 2014 pour tenter de la trouver, mais ma hiérarchie a refusé que je parte par crainte d’une attaque terroriste, raconte le géologue. C’est Jean Vannier, qui faisait des fouilles dans la région des Fezouata, qui a réussi à trouver une plaque qui n’avait pas encore été traitée par des préparateurs pour pouvoir la scier et l’observer au microscope afin de prouver que les Ampyx ne se cachaient pas dans des terriers. C’est l’argument massue qui a convaincu les scientifiques.»
L’explication de la file indienne
Et pourquoi donc les Ampyx se plaçaient-ils les uns derrière les autres? Sûrement pour les mêmes raisons que les homards actuels d’après le géologue. «Ils migrent aux Caraïbes à l’approche de l’hiver, qui est la saison des tempêtes. Ces dernières remuent le sable et rendent l’eau boueuse avec une chute des températures. Les homards partent alors en procession à des profondeurs qui leur permettent de se mettre à l’abri. C’est exactement le même type d’environnement qu’on a pu mettre en évidence par la sédimentologie à l’époque des trilobites.»
S’il s’agissait certainement d’un avantage évolutif pour échapper aux prédateurs, aucune preuve n’existe quant à l’utilisation de la procession pour augmenter les chances de reproduction des Ampyx. «On sait qu’il y a des migrations saisonnières pour la reproduction ou la mue chez d’autres trilobites, car ces arthropodes muent plusieurs fois au cours de leur existence. Quand ils perdent leur carapace externe, ils sont extrêmement vulnérables. Et le fait d’être en groupe diminue les risques de prédation.»
Une recherche d’intérêt international
«C’est la seule véritable recherche paléontologique à laquelle j’ai participé, sourit Robin Marchant. Ce n’est pas mon domaine puisque je suis dans la géophysique. Mais j’ai été tellement fasciné par la première plaque d’Ampyx que j’ai vue qu’il a fallu que j’aille plus loin.» Un travail récompensé par une parution dans la revue Nature, mais aussi dans des centaines de médias à travers le monde.
«Je crois qu’on est arrivé avec assez d’arguments pour que l’hypothèse ne soit pas réfutée. L’impact médiatique s’est avéré incroyable. Les résultats ont été repris dans le Washington Post, le New York Times, publiés dans The Economist, expliqués à la radio et à la télévision au Cambodge, au Pérou, en Chine, etc.» Mais c’est peut-être lorsqu’il est tombé sur une procession de 22 Ampyx, «un record», que le géologue s’est senti le plus «joyeux». «C’était à la petite bourse aux minéraux de Lausanne. J’étais vraiment enchanté. Maintenant que notre publication est passée et qu’elle a été très médiatisée, je suis persuadé qu’on peut ajouter un zéro à son prix, alors qu’avant, ces trilobites étaient peu recherchés par les collectionneurs.» On peut aujourd’hui admirer cette superbe plaque au Musée cantonal de géologie et de géophysique, au Palais de Rumine.
*Embranchement d’animaux avec un squelette externe et un corps segmenté dont font partie entre autres les crustacés, les insectes et les araignées.
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