Comment dit-on «inégalité» en latin?

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Secundus et Flora (à droite), deux des personnages de l’exposition Alea, au Musée romain de Lausanne-Vidy. © Studio KO


Au Musée romain de Lausanne-Vidy, l’exposition Alea est consacrée aux parcours de vie. Que ce soit au IIe siècle de notre ère en Helvétie romaine, ou aujourd’hui, les droits, les devoirs et les privilèges varient selon la classe sociale, le genre ou la fortune.

 IIe siècle de notre ère, dans une ville d’Helvétie romaine. Les Aurelii vivent à l’aise, grâce à l’activité commerciale du chef de cette famille, Gnaeus Aurelius Calvus, actif dans le transport de marchandises. Mais même pour eux, la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Dès la première salle de l’exposition Alea, au Musée romain de Lausanne-Vidy, les visiteuses et les visiteurs découvrent les membres de cette famille certes fictive, mais dont les parcours de vie sont inspirés à la fois par les textes de l’Antiquité et par les découvertes archéologiques.

Le dispositif nous propose de déambuler dans les sandales de quatre personnages de la maisonnée durant une période de leur existence. Suivrez-vous Flora, la jeune fille de 11 ans qui rêve d’étudier la médecine ou les mathématiques? Le petit Secundus, un cousin qui s’imagine légionnaire? Peut-être Alba, la mère, proche de son accouchement et soucieuse de la santé de son mari? Ou encore Aptus, l’un des esclaves? Un jet de dé va le déterminer. En latin, ce cube de bois ou d’os est appelé alea, ce qui signifie également le hasard et le destin.

«Depuis longtemps, j’avais envie de traiter de la question de l’égalité homme-femme, mais aussi, plus largement, de celle de l’égalité par rapport aux origines sociales, à la nationalité, à l’âge ou au handicap, pour explorer de quelle manière ces facteurs influencent nos parcours de vie», explique Karine Meylan, directrice du Musée romain de Lausanne-Vidy. Peut-on encore être maître de ses actions, de son existence, en étant soumis à des facteurs comme le statut social, la fortune ou le genre?

Passage à l’âge adulte, éducation, mariage, naissances, mobilité sociale, religion, maladie ou mort. Grâce à des marquages de couleur au sol, on suit le destin de chacun des quatre personnages afin de comprendre leurs choix possibles, leurs espoirs et leurs obligations lors de ces grandes étapes de la vie. Évidemment, hier comme aujourd’hui, tout le monde n’a pas les mêmes options.

Ainsi, le chef de la famille des Aurelii est citoyen romain, «soit le statut le plus enviable de l’époque, note Karine Meylan. Il avait le droit de voter, de se marier, de posséder des terres et des biens, ou d’accéder à des magistratures, soit à des fonctions publiques.» La situation de son épouse Alba s’avère différente. «Les femmes évoluaient dans une société dont le système de pensée et les valeurs étaient très différents des nôtres. Leur rôle consistait surtout à se marier et à devenir mère», ajoute la doctorante à l’Institut d’archéologie et des sciences de l’Antiquité (IASA).

Éviter les anachronismes

On ne rencontrait guère de sociologues, stylet en main, dans les rues de Lousonna en 112 de notre ère. Comment peut-on éviter de projeter nos conceptions du XXIe siècle au sujet des parcours de vie, dans cette exposition? «Nous pouvons compter sur les sources juridiques romaines. Leurs lois étaient les règles du jeu de cette société.» Les inscriptions, sur les stèles honorifiques et funéraires, livrent également des informations au sujet des destins de personnes issues de toutes les catégories sociales. Plusieurs exemples sont présentés dans Alea, tout comme d’autres objets liés aux grandes étapes de l’existence.

Des auteurs antiques nous ont laissé des textes éclairants. Ainsi, Columelle (4-70 de notre ère) a écrit, dans son traité sur l’agriculture: «Je dispense parfois de travail et j’appelle même à la liberté les femmes fécondes, qui méritent ces avantages par le nombre des enfants qu’elles ont élevés: ainsi je fais remise de travaux à celles qui en ont trois; je rends libres celles qui en ont davantage.»

En effet, sous le règne de l’empereur Auguste (-27 – 14), «le texte de loi appelé Ius trium liberorum permettait à toute épouse de citoyen romain mère de trois enfants de se libérer de la tutelle masculine et ainsi de disposer librement de ses biens et d’hériter. Les femmes esclaves mères de cinq enfants pouvaient quant à elles gagner leur liberté. Il ne s’agissait pas d’une démarche féministe mais d’un encouragement à la maternité. Quoi qu’il en soit, cela a permis à des femmes d’améliorer leur statut», ajoute Karine Meylan.

L’exposition présente une stèle funéraire prêtée par le Musée de Morat. L’inscription nous raconte que Saturninia Gannica était esclave, mais que son maître Titus Nigrius Saturninus l’a affranchie et épousée. Contrairement aux idées reçues, «la pratique de l’affranchissement était très courante sous l’Empire, davantage en ville qu’en campagne. Des lois furent même mises en place pour ralentir cela.» Malgré cet espoir, ce statut d’esclave était le moins enviable de tous.

Afin de garantir ses aspects scientifiques, l’exposition a bénéficié d’une collaboration avec Anne Bielman (professeure), Lara Dubosson-Sbriglione (maître-assistante) et Matthieu Demierre (professeur assistant), de l’IASA. Un groupe d’étudiantes de l’Unil a participé aux recherches documentaires.

Voyager hier pour parler d’aujourd’hui

Comment souvent au Musée romain de Lausanne-Vidy, «l’archéologie est pensée comme une proposition de voyage dans une autre culture», note Karine Meylan. La vie de Flora, l’aînée des Aurelii, se pose en miroir à celle d’une préadolescente des années 2020. Conçue aussi pour les enfants, qui peuvent la visiter seuls dès 10 ans grâce à un parcours spécifique, l’exposition permet à des garçons et à des filles d’aujourd’hui de se poser quelques questions au sujet de la liberté d’action des uns et des autres.

«En se confrontant au système romain, qui est révolu, nous prenons conscience que les groupes sociaux et les règles qui leur sont imposées sont des constructions qui dépendent du contexte culturel, de croyances et de valeurs d’une époque. Ils n’ont donc rien de naturel et ne sont pas figés, soutient la directrice du musée. Il est dès lors possible d’interroger ces normes, voire de les contester. C’est encore plus vrai à notre époque, où certains droits des femmes notamment sont remis en question.»

Alea s’accompagne d’un programme de médiation culturelle. La manière dont les personnes handicapées vivaient dans l’Antiquité romaine est l’un des thèmes traités lors d’une visite gratuite le 6 décembre. Notons aussi la conférence de la professeure Anne Bielman, le 30 octobre, au sujet de la recherche sur les études genres et les carrières des femmes à l’IASA. La soirée du 13 novembre accueillera le Centre LIVES, où chercheuses et chercheurs étudient les parcours de vie, les inégalités et les manières de les surmonter. L’occasion, encore, de faire dialoguer le passé et le présent.

Alea. Des parcours de vie. Musée romain de Lausanne-Vidy. Ma-di 11h-18h lausanne.ch/mrv 021 315 41 85 Jusqu’au 6 avril 2026.


Réponse à la question du titre: Inaequalitas

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