Juste rentrée du tournage d’un court-métrage en Turquie, elle se prête tout sourire à une interview-Zoom depuis chez elle à Bramois, en Valais. La réalisatrice, productrice et monteuse Aylin Gökmen, coachée par Claude Barras (réalisateur de Ma vie de courgette), souffle: «Covid oblige, je ne savais pas jusqu’au dernier moment si le chef opérateur, qui était en Belgique, nous rejoindrait. Et nous avons subi des aléas climatiques: les champs de coton où nous allions tourner n’ont pas éclos au bon moment. Mais nos images sont belles!» Ce documentaire poétique teinté de fiction, un style que la cinéaste cultive, évoquera les souvenirs d’une personne ayant survécu au fascisme, et est soutenu par Cinéforom (Fondation romande pour le cinéma) et le Canton du Valais.
Tout n’a pas toujours coulé de source pour la présidente de la structure de production «À vol d’oiseau» et animatrice du podcast sur les documentaires «Docs in Orbit». Née en Valais en 1990 de parents turcs, issus de la classe ouvrière, perçue ouvertement comme étrangère malgré sa nationalité suisse, elle peinait à trouver son identité. Enfant, Aylin Gökmen se montrait créative, mais n’a pas été encouragée à développer cela à l’école. Après une maturité classique, elle obtient un bachelor en philosophie et français moderne à l’UNIL. Ses cours l’intéressent, dont ceux donnés par Alexandrine Schniewind sur la philosophie ancienne et la mythologie. «Mais je ne savais toujours pas qui j’étais.» Elle passe alors son dernier semestre en Erasmus à Istanbul et effectue du volontariat dans des camps de réfugiés, rencontrant des reporters et des réalisateurs. Une vraie révélation.
Après un stage en production théâtrale et filmique en République tchèque, la jeune femme effectue un master international de réalisation documentaire, Erasmus Mundus Doc Nomads, entre Lisbonne, Budapest, Bruxelles. Elle tourne au Portugal Espiritos e rochas: um mito açoriano («Esprits et rochers: un mythe açoréen»). Ce film explorant la résilience des habitants de ces îles volcaniques face à leur dur environnement est sélectionné en 2020 au Festival international du film de Locarno et au Sundance festival aux États-Unis, et remporte des prix. «J’ai failli renoncer à envoyer mon film à Locarno car je craignais que le festival ne se déroule que sur internet à cause de la pandémie et que le travail sur le son ne soit pas perceptible», confie la cinéaste, qui décrit son travail comme une quête de perfection audiovisuelle.
Féminiser le cinéma
Aylin Gökmen écrit actuellement un long-métrage sur les difficultés du cinéma turc et s’engage dans la promotion des carrières féminines, au sein du Swiss Women’s Audiovisual Network. Elle craignait que ses études n’aient retardé sa carrière, mais s’est rendu compte au contraire que ce bachelor l’avait enrichie: des références littéraires et philosophiques truffent ses films et l’université lui a permis d’affûter sa plume, essentielle à l’écriture des dossiers de production pour obtenir des fonds. «Ce n’est pas parce qu’à 20 ans on se lance dans une formation que notre destin est tracé.» On peut toujours bifurquer, et ce qu’on a appris n’est jamais perdu, souligne celle qui considère désormais sa double culture turco-suisse comme une richesse.