Amour et pouvoir au pays des Soviets

Alexandra Kollontaï.
A Londres, en 1925.
© RGASPI (Moscou)

Dans «Une histoire érotique du Kremlin», la chercheuse Magali Delaloye retrace la vie de femmes qui gravitaient au cœur du bolchévisme. Militante de l’amour libre, fille adorée, épouse effacée, piégée ou exilée volontaire : comment ont-elles tracé leur route aux côtés de Lénine ou de Staline ?

A l’époque soviétique, et particulièrement pendant l’ère stalinienne (1929-1953), le Kremlin est un bastion masculin. Pourtant, des femmes ont vécu et agi dans ce cercle du pouvoir, espace dangereux où se mêlent sans cesse la vie publique et l’intimité, et où ni amitié, ni l’amour ne protègent de la prison (ou pire). Un ouvrage paru récemment sous la plume de Magali Delaloye, première assistante au Centre en études genre (Faculté des sciences sociales et politiques), raconte ces destins peu connus. Prolongement de sa thèse soutenue en 2012, Une histoire érotique du Kremlin court de la Russie tsariste jusqu’à la fin de l’Union soviétique. Le livre est notamment nourri de son patient travail dans les Archives gouvernementales russes d’histoire socio-politique, à Moscou. Avec la complicité de la chercheuse, Allez savoir! retrace quelques parcours, en quatre temps.

Personnage «extraordinaire», Alexandra Kollontaï (1872-1952) a les faveurs de Magali Delaloye. Issue de la petite aristocratie, elle refuse le mari que ses parents souhaitent lui imposer. «Cette belle femme, qui a toujours fait plus jeune que son âge», épouse alors un cousin désargenté, Vladimir Kollontaï, avec qui elle s’enfuit. Polyglotte et bien formée, elle s’approche des idées révolutionnaires, s’inscrivant en cela dans la continuité du mouvement des populistes (narodnichestvo). Ces derniers, intellectuels issus des milieux favorisés, souhaitent libérer la paysannerie russe à l’époque des derniers tsars.

En 1898, cet esprit rebelle se rend à Zurich, alors un lieu de bouillonnement révolutionnaire, et entre en contact avec les marxistes allemands. Là, elle entame une liaison passionnée avec le syndicaliste Alexandre Chliapnikov. «Il est d’origine prolétaire, ce dont elle se réjouit dans une lettre à une amie. Elle ajoute que grâce à son amant, elle comprend la vie et les besoins des ouvriers, note Magali Delaloye. Sa sexualité a une composante politique.»

Magali Delaloye
Première assistante au Centre en études genre.
Nicole Chuard © UNIL

Amour-camaraderie
A ce sujet, elle avance des idées qui agacent les bolchéviques russes. Ainsi, Alexandra Kollontaï s’insurge contre «la double morale de la société bourgeoise, qui permet aux hommes de coucher avec qui ils veulent, alors que c’est interdit aux femmes». La militante promeut «l’amour-camaraderie», dépourvu de jalousie et guidé par l’autodiscipline. Au-delà de cet aspect, elle s’inscrit dans la pensée du social-démocrate August Bebel (1840-1913) pour développer ses propres écrits théoriques, où elle défend l’émancipation des femmes. Fin 1917, juste après la Révolution, elle devient Commissaire du peuple à l’assistance publique pour quelques mois. Elle crée le zhenotdel, soit l’équivalent du Ministère chargé des affaires féminines, avec Inessa Armand, maîtresse de Vladimir Illitch Lénine.

Ce dernier, pratiquant lui-même la «double morale», déteste cordialement Alexandra Kollontaï, qui va progressivement être éloignée du pouvoir. Elle est nommée ambassadrice en Norvège en 1923, puis au Mexique et finalement en Suède. Peu avant la fin de sa vie, en 1951, elle écrit à Joseph Staline pour lui demander l’autorisation de verser ses archives personnelles à l’Institut Marx-Engels-Lénine de Moscou. «La correspondance de ces deux personnes, qui n’ont plus que quelque mois à vivre, est empreinte de nostalgie. Ce sont des vieux compagnons de route solitaires qui se retrouvent», commente Magali Delaloye. Leur relation devait être particulière pour que la bouillonnante activiste, dont les idées naviguent souvent à contre-courant de l’orthodoxie bolchévique, échappe au peloton d’exécution.

Nadejda Kroupskaïa
Discours de propagande durant la guerre civile,
en 1920.
© RGASPI (Moscou)

En parallèle, une autre figure féminine se démarque : Nadejda Kroupskaïa (1869-1939), compagne de lutte de Lénine et son épouse depuis 1899. Brillante, cette institutrice devient «la première dame du Kremlin rouge», comme l’écrit Magali Delaloye. «Elle produit ses propres textes théoriques, notamment sur l’éducation, tout en supervisant ceux de son mari», ajoute la chercheuse. De plus, la militante s’occupe de la correspondance du journal l’Iskra, l’organe du parti, et mène une campagne contre l’illettrisme dans les campagnes, pendant la guerre civile (1917-1923).

Parfaitement au courant de la relation de «son» Lénine avec Inessa Armand, elle pousse le dévouement jusqu’à garder les enfants de cette dernière. Ils formeront un triangle amoureux/amical peu banal. L’amante meurt toutefois de manière prématurée en 1920. Vladimir Illitch, qui disparaît quatre ans plus tard, en reste «écrasé par la tristesse», comme le rapporte Alexandra Kollontaï.

L’arrivée de Joseph Staline au pouvoir change tout. En effet, Nadejda Kroupskaïa est en très mauvais termes avec le «Père des peuples», qui l’a menacée de trouver une autre veuve à Lénine ! Le message est clair et la militante se retire. Elle n’est de loin pas la seule femme à passer en coulisses à ce moment-là. L’ère stalinienne est marquée par l’effacement progressif de la présence féminine au Kremlin, un phénomène décrit en détails, avec de nombreux exemples, dans l’ouvrage de Magali Delaloye.

Le cercle qui entoure «Koba» – son nom de clandestinité – est composé de ses amis, compagnons de lutte. Les épouses de ces derniers, issues le plus souvent de milieux très simples, sont des bolchéviques du plus beau rouge, mais pas des intellectuelles. Pendant quelques années toutefois, ce microcosme amicalo-familial vit dans une certaine insouciance. Leurs vies privée et publique se mêlent.

Svetlana
La fille de Staline et son père à la datcha, première moitié des
années 30.
© Fonds personnel de Staline, RGASPI (Moscou)

Princesses rouges
Ainsi, deux fillettes prénommées Svetlana gambadent au Kremlin. Née en 1929, la cadette est l’enfant unique et adoré du couple formé par Polina Jemtchoujina Molotova et Viatcheslav Molotov. Son aînée de trois ans est la fille de Nadejda Allilouïeva et de Staline. Ce dernier est fou de son enfant, un sentiment confirmé par de nombreux témoignages et photographies. Jusqu’à la guerre, le Maître du Kremlin s’amuse d’un petit jeu de son invention. Qualifiant sa Svetlana de «petite patronne» (khozajka), il lui demande de lui donner des ordres, comme par exemple d’aller au cinéma ou au théâtre avec lui ! Instructions auxquelles «Koba» obéit, lui qui passe (presque) tous les caprices de la petite. Quand l’une des tantes de l’enfant fait – délicatement – une remarque à ce sujet, son père la défend en rappelant qu’elle «a perdu sa mère si jeune». En effet, la relation passionnelle qu’il a entretenue avec sa seconde épouse, Nadejda, s’est terminée par le suicide de cette dernière en 1932, après une crise violente.

Le lien privilégié entre le «petit papa» et la «petite patronne» ne dure pas. Adolescente, Svetlana tombe amoureuse du comédien juif Alexis Kapler, alors âgé de 40 ans, ce qui déplaît très fortement au potentiel «beau-père». Le malheureux être aimé va passer plus de dix ans en déportation…

D’autres évènements assombrissent ensuite la relation entre le Maître du Kremlin et sa fille. Cette dernière a été élevée par les belles-sœurs de Staline. Mais il en a envoyé deux au goulag et fait fusiller deux autres, dans les années 40. Pourquoi ? Certes, elles ont côtoyé le dictateur au désespoir après le suicide de Nadejda en 1932, et selon lui, elles parlaient trop. Magali Delaloye n’a pas d’explication pour ces crimes. Peut-être peut-on penser que «pour ces vieux bolchéviques, qui ont connu la clandestinité sous le régime tsariste et se méfiaient de tout le monde, le silence était important». Le mystère demeure.

Justement, tout change en quelques semaines, au début de 1937. Afin notamment de s’assurer la loyauté inconditionnelle de son entourage, Staline fait arrêter plusieurs de ses amis, qui appartiennent au cercle le plus proche du pouvoir. Certains se suicident, d’autres, comme Boukharine ou Enoukidze, sont liquidés. Les purges emportent alors des millions de Russes en déportation ou à la mort. D’autres personnalités, qui doivent tout au tyran du Kremlin, montent en puissance. Parmi elles figure Nikolaï Iejov, artisan de la grande terreur et chef du NKVD, la police politique. Avec ce personnage haï, un nouvel instrument se met en place : l’utilisation de l’épouse comme d’un piège.

Iejov lui-même va en être victime. Comment ? Ce personnage terrifiant est le troisième mari d’Evguenia Solomonovna, une femme juive qui a beaucoup voyagé en Occident dans sa jeunesse. Il s’avère que cette dernière a un amant, Isaac Babel. Fou de jalousie, le policier en chef constitue alors un dossier contre son rival, afin d’en faire un espion et un «ennemi du peuple». Une stratégie qui va se retourner contre lui.

Jeu de dominos cruel
Car la Terreur s’enflamme, et il faut trouver un bouc émissaire à sacrifier. Iejov fait très bien l’affaire. Au cours de l’année 1938, les amis et ex-maris d’Evguenia Solomonovna sont arrêtés – voire exécutés – les uns après les autres, ce qui la fait craquer nerveusement. Les artisans de ce jeu de dominos, soit Lavrenti Beria et Staline lui-même, cherchent à accuser l’épouse d’être une espionne qui travaille pour l’Angleterre. Si elle tombe, elle entraînera son mari dans sa chute. Car «à cette époque, un ennemi du peuple, c’est quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un», explique Magali Delaloye. Hospitalisée, la malheureuse Evguenia Solomonovna envoie deux lettres maladroites au Maître du Kremlin, des missives qui prouvent qu’elle n’a pas perçu que sa vie privée et la vie publique de son mari sont totalement liées. Le 19 novembre, la malheureuse se suicide avec l’aide de son conjoint. Un sacrifice inutile, puisque Nikolaï Iejov est fusillé le 4 février 1940, à la suite d’un procès dont la chercheuse expose la vertigineuse cruauté dans son ouvrage.

Lors de ses interrogatoires, le chef déchu du NKVD s’accuse lui-même de turpitudes sexuelles, et notamment d’avoir eu des amants. «Il amorce ainsi une pratique qui va se poursuivre, explique la chercheuse. Un ennemi du peuple est unidimensionnel : sa débauche est aussi bien morale que sociale.» Il faut signaler que l’homosexualité – masculine uniquement – est criminalisée en 1934.

Staline, Nadejda Allilouïeva, Ekaterina et Kliment Vorochilov, ainsi qu’un inconnu. Avant 1930. © RGASPI

Une période de peur débute après la guerre. Comme l’écrit Magali Delaloye, «Staline n’a plus besoin de faire exécuter ses proches collaborateurs ou amis, il suffit que ces derniers l’en croient capables.» Face à cette épée de Damoclès, le couple Vorochilov, très proche du pouvoir, met au point une défense.

Ekaterina Vorochilova (1887- 1959) est née dans une famille juive pauvre d’Odessa. En 1910, elle épouse Kliment Vorochilov. Ce dernier a mené une carrière politique très longue, puisqu’il est ministre de la Défense de 1925 à 1940 et Maréchal de l’Union soviétique de 1935 à sa mort, en 1969. Adoré par les soldats de l’Armée rouge – il existe des chants à sa gloire –, c’est un ami de longue date de Staline. Mais comme bien d’autres, «Klimoutchka» reçoit un sévère coup de semonce début 1937. Le Commissariat du peuple aux Affaires militaires et maritimes, qu’il dirige, subit des purges impitoyables. De nombreux hauts gradés sont exécutés ou déportés. A ce moment, Vorochilov «commence une stratégie d’auto-exclusion. Il s’éloigne du pouvoir par la petite porte, explique Magali Delaloye. Ce faisant, il ne représente plus une menace pour Staline.» Dès cette période, sur les photographies, il cesse de sourire.

Campagne «anticosmopolite»
Après la guerre, c’est sur Ekaterina Vorochilova que plane la menace. En effet, une campagne «anticosmopolite», largement antisémite, est lancée par le Kremlin. Juive, enthousiasmée par la création de l’Etat d’Israël, elle constitue une cible de choix. Afin de parer le danger qu’elle sent venir, l’épouse rédige un dnevnik, c’est-à-dire un journal personnel. Ses entrées consignent sa vie de «bonne bolchévique», patriote, travailleuse et soucieuse de sa famille. Pour la chercheuse de l’UNIL, il s’agit probablement d’un «document à décharge», destiné à venir à son secours en cas d’arrestation. Ainsi, «il s’arrête le 2 mars 1953, soit pendant l’agonie de Staline. Et il reprend son cours seulement en septembre de la même année, avec le récit léger d’un voyage en Crimée.» Ensuite, ce dnevnik se transforme en un véritable journal intime, signe d’un certain soulagement.

La correspondance inédite du couple Vorochilov a passionné Magali Delaloye. Empreinte d’une grande et durable tendresse, elle donne à lire la vie quotidienne mais également les vues de ces deux bolchéviques de la première heure. Leur stratégie commune d’éloignement volontaire, à la fois de la vie politique et mondaine du Kremlin, leur a sans doute sauvé la vie.

Exclues, emprisonnées, voire fusillées, les femmes sont absentes du sommet du pouvoir dans les dernières années de Staline. La seule qui demeure auprès de lui, jusqu’au bout, est la discrète Valentina Istomina, sa gouvernante et sa maîtresse. Ce n’est qu’à l’arrivée de Khrouchtchev au pouvoir, en septembre 1953, que les Soviétiques revoient leur dirigeant suprême en compagnie d’une épouse.

UNE HISTOIRE ÉROTIQUE DU KREMLIN. Par Magali Delaloye.
Payot (2016), 352 p.

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