Portrait de Peter Bächlin

Peter Bächlin, °1917 – †1998

Alors qu’il est étudiant en économie dans sa ville natale de Bâle, le jeune Peter Bächlin rejoint l’équipe du ciné-club Le Bon Film, qui dépend de l’association d’étudiants Basler Studentenschaft et de la section bâloise du Werkbund. Il en devient le président en 1938. Comme il l’a raconté plus tard, il avait déjà rencontré Henri Langlois lors d’un séjour à Paris et publié dans un des principaux quotidien bâlois, le National-Zeitung, le récit de sa visite à un Georges Méliès vieillissant et désargenté. En 1939, le Bon Film met sur pied un « Festival international du film à Bâle » (3-9 juin) et Bächlin soumet un premier projet d’Archives cinématographiques au Département de l’Instruction Publique du Canton de Bâle-Ville. Le projet se concrétise en 1943 : Bächlin participe alors activement à la fondation du Schweizerisches Filmarchiv, sous la houlette du DIP dirigé par le Conseiller d’Etat Carl Miville (membre du Parti socialiste suisse, puis du Parti du Travail à partir de 19441), et en devient le premier secrétaire. Les Archives sont officiellement inaugurées en octobre, dans le cadre de la 1ère Schweizerische Filmwoche – 10 Tage des Films in Basel (« 1ère Semaine suisse du film – 10 jours du film à Bâle »), nouvelle manifestation lancée sous le patronage des autorités cantonales. Bächlin y représente les organisations de spectateurs, soit les ciné-clubs et les guildes du film, au sein du Comité de direction.

Pendant le festival, a lieu l’exposition « Der Film gestern und heute » (« Le film hier et aujourd’hui ») au Gewerbemuseum à l’initiative de Hermann Kienzle et Georg Schmidt, respectivement Président et membre de la Commission des Archives. Bächlin est chargé de la partie « Economie ». Très remarquée, l’exposition circulera dans plusieurs villes de Suisse ainsi qu’à l’étranger, et donnera lieu en 1947 à l’ouvrage Der Film. Wirtschaftlich, Gesellschaftlich, Künstlerisch, publié sous l’égide des Archives (et traduit dès l’année suivante en anglais, entre autres par Roger Manvell, sous le titre The Film. Its Economic, Social and Artistic Problems ; et plus tard en français par Maurice Muller-Strauss, lui-même proche des fondateurs des Archives : Le Cinéma. Economie. Sociologie. Esthétique).

Au mois de mai 1945, Bächlin soutient sa thèse, Der Film als Ware (« le film comme marchandise »), à la faculté de philosophie et d’histoire de Bâle, qui est publiée chez un éditeur local. Elle est traduite rapidement en français sous le titre Histoire économique du cinéma (par Maurice Muller-Strauss, 1947), puis dans de nombreuses autres langues, et fait l’objet de plusieurs rééditions. Selon le Dictionnaire historique de la Suisse, « jusque dans les années 1970, Bächlin fut en effet le seul à proposer une analyse matérialiste de l’industrie cinématographique, mettant en évidence l’influence de celle-ci sur le contenu et la forme des films ».

En 1945 toujours, Bächlin fait partie de la direction de la 2ème Filmwoche bâloise (30 août – 8 septembre) et préside l’ambitieux Congrès international de cinéma organisé par un comité composé de plusieurs animateurs du Bon Film (Serge Lang, Robert Speitel, Werner Schmalenbach) et de représentants des Archives (Kienzle, Schmidt), assistés de quatre éminents « correspondants étrangers » : Alberto Cavalcanti, Luigi Comencini, Charles Ford et Henri Langlois. Première occasion de rencontre et d’échange offerte au sortir de la guerre au milieu européen du cinéma, l’événement fait date en réunissant à Bâle une centaine de réalisateurs, critiques, historiens dont les principales interventions seront consignées dans un volume en français intitulé Cinéma d’aujourd’hui (1946) publié sous la direction de Serge Lang.

Fin 1946, Bächlin quitte son poste de secrétaire des Archives, sans doute du fait d’incompatibilités avec le nouveau président de l’institution, Heinrich Kuhn, nommé en juin de la même année en remplacement de Kienzle. Il garde toutefois sa place au sein de la Commission jusqu’à la dissolution des Archives (décembre 1948). A la même période, il reste impliqué dans le mouvement des ciné-clubs, représentant le Bon Film au sein de la Fédération suisse des Guildes du film et des ciné-clubs – celle-là même qui négociera le transfert des Archives bâloises à Lausanne par l’entremise de son président Claude Emery. Par ailleurs, il officie un temps comme trésorier de la Fédération internationale des ciné-clubs, à laquelle la Suisse adhère en 1947.

Bächlin entretiendra des échanges cordiaux avec les nouveaux animateurs de la Cinémathèque suisse – Emery, René Favre, puis Freddy Buache. En 1981, il figure d’ailleurs parmi les hôtes de la Cinémathèque lors de l’inauguration de son nouveau siège au Casino de Montbenon.

UNESCO

Au printemps 1946, Bächlin soumet au Département de l’Instruction publique un projet d’association internationale de recherche sur le cinéma (« Plan einer internationalen Gesellschaft für Filmkunde und Filmforschung ») basée à Bâle, qu’il imagine associer à l’UNESCO dont l’Acte constitutif vient d’entrer en vigueur. Le projet tourne court, notamment parce que la Suisse n’adhère pas d’emblée à cette institution spécialisée des Nations Unies fondée en 1945; mais quelques mois après son départ des Archives, Bächlin s’adresse à la nouvelle institution à Paris où elle a son siège, probablement afin de proposer ses services. Il demande en effet à Henri Langlois « un petit mot d’introduction » pour William Farr, alors chef de la Section Film (elle-même sous la responsabilité de John Grierson, premier directeur du Département intitulé en anglais « Mass Communications and Public Information »). La recommandation sera finalement signée par Lotte Eisner, qui signe alors encore sous le pseudonyme de « Mlle Escoffier » par hostilité à son pays d’origine qu’elle a dû fuir en 1933.

Bächlin est envoyé en Autriche début 1948 « afin de démocratiser et de réorganiser la branche cinématographique, théâtrale et éditoriale selon les préceptes de l’UNESCO »2. Et c’est en sa qualité d’ « enquêteur » pour la Division des Besoins Techniques de l’organisation3 qu’il adresse à Claude Emery un « questionnaire de l’UNESCO concernant la Cinémathèque et les ciné-clubs » au printemps 19494. Enfin, « en réponse à la demande de la Sous-Commission des Nations Unies sur la liberté de l’information et de la presse », l’UNESCO charge les « spécialistes » Peter Bächlin et Maurice Muller-Strauss de rédiger une étude scientifique sur les actualités cinématographiques : La Presse filmée dans le monde paraît en 1951 aux éditions de l’UNESCO, avant d’être traduit l’année suivante en anglais sous le titre Newsreels Across The World.

Un détour par la production

A la même période, Bächlin reprend avec Serge Lang – autre animateur du Bon Film – la direction des studios de Münchenstein près de Bâle pour le compte de la société CC-Film AG5. Les deux amis ont alors des projets de film avec Bertolt Brecht et Erich Maria Remarque, tous deux séjournant en Suisse à cette époque, qui toutefois n’aboutissent pas6. Leur expérience de production se limitera, selon les termes de Bächlin, à « un inoffensif film de divertissement suisse-autrichien », Es liegt was in der Luft (1950), comédie réalisée par le cinéaste viennois E. W.Emo7. Les studios seront repris par le producteur August Kern, qui y tournera de nombreux films de commande et accueillera des essais de la télévision bâloise.

Une carrière de publicitaire touche-à-tout

En 1951, Bächlin est cité comme représentant publicitaire d’une firme allemande de photographie8. Selon le journaliste Felix Ehrbacher, c’est avec la compagnie pétrolière américaine Caltex Oil qu’il fait ses débuts dans le métier, avant d’ouvrir en 1952 sa propre agence à Bâle, sous le nom de Marketing + Werbeagentur BSR/IAA puis de WAB (Marketing-Werbeagentur-PR)9 ; c’est dans ce domaine qu’il construira finalement une prolifique carrière, se détournant « du cinéma pour devenir conseiller en relations publiques, en publicité et d’entreprise » (Dumont). La petite société compte parmi ses principaux clients l’association des droguistes suisses : leur soutien et celui de l’éditeur Ringier permet à Bächlin de mettre sur pied, en 1967, avec le zoologue bâlois Adolf Portmann, le premier concours national « Schweizer Jugend forscht » («La science appelle les jeunes »), qui deviendra une fondation encore active aujourd’hui.

Par ailleurs, d’autres campagnes le voient à nouveau s’associer à Serge Lang, entretemps devenu journaliste et organisateur de grands événements sportifs.

Enfin, très impliqué dans sa ville, Bächlin est l’un des instigateurs du Sperberkollegium (1974), club devenu une véritable institution locale par ses initiatives visant à dynamiser la vie culturelle bâloise, et dont plusieurs sont devenues des rendez-vous incontournables, comme la fête du jazz dans la vieille ville (« em Bebbi sy Jazz »), ou le Prix honorant chaque année une éminente personnalité bâloise (« Ehrenspalebärglemer »).

Surveillance policière

La police bâloise commence à s’intéresser à Bächlin en mai 1940, alors qu’il effectue son service militaire à l’Armeefilmdienst sous les ordres d’Adolf Forter. Une rencontre avec l’attaché culturel de la Légation allemande à Berne, considéré comme un espion, éveille les soupçons. Si l’affaire est classée – il s’agissait d’obtenir des extraits d’actualités allemandes –, elle marque le début d’une longue surveillance, alimentée par les sympathies d’extrême gauche du jeune homme. Après la scission du parti socialiste bâlois (SP) en 1944, Bächlin adhère au nouveau Partei der Arbeit, dont son frère Max et sa belle-sœur Claire sont des personnalités en vue. Mais Peter quitte le parti en janvier 1947, peu avant que son frère ne soit élu au Grand conseil bâlois. Toutefois, il reste dans la ligne de mire policière pendant plusieurs années encore, comme ses camarades du Bon Film et le club dans son ensemble.

Alessia Bottani

Notes

1. Il en est exclu en 1949.?

2. D’après une fiche de police bâloise sur « Le bon Film », 30.12.1948.?

3. Lettre de Philippe Desjardins, Chef de la Division des Besoins Techniques de l’UNESCO, à Claude Emery, 13.07.1949, Cinémathèque suisse, Fonds CSL 1, Boîte C4.2 T-U Unesco-Théâtres, Chemise CSL 1 399/5 C4.2 UNESCO.?

4. Echange Peter Bächlin – Claude Emery, 1949, Cinémathèque suisse, Fonds CSL 1, Boîte C.4.1 nr. 320, Correspondance C.4.1. BA-BAU, Chemise 320/1 – BA-BAE/Peter Bächlin.?

5. fondée par René Guggenheim et le financier Dietrich Sarasin. Dans les fiches de police sur Bächlin, la société est mentionnée comme C.C. Co-Production Cinématographique SA.?

6. Lettre de Peter Bächlin à Freddy Buache, 28.03.1995, Cinémathèque suisse, Fonds CSL 1, Boîte C.4.1 nr. 320, Correspondance C.4.1. BA-BAU, Chemise 320/1 – BA-BAE/Peter Bächlin.?

7. Sur ce film et son contexte, voir Hervé Dumont, Histoire du cinéma suisse, Films de fiction, 1896-1965, Lausanne, Cinémathèque suisse, 1987, fiche 224, p.419.?

8. Note de la police bâloise, 24.04.1951, Archives fédérales, Dossier C. 12.2014 BÄCHLIN PETER 1917, Boîte E 4320 (B) 1987/187 Bd. 49.?

9. La note de la police bâloise indique 1955 comme date de création.?

Sources

Publications liées aux manifestations organisées par les Archives suisses du film

-« 10 Tage des Films in Basel (1.Schweizerische Filmwoche) 1.-10.Oktober 1943. FILM General-Programm » [brochure].

-« Ausstellung Der Film gestern und heute, 1. Oktober – 7. November 1943 », Basel, Gewerbemuseum Basel, 1943, 52p. [brochure].

-« Internationale Filmwoche. Internationaler Filmkongress Basel 1945 – 30. August – 8. September – Generalprogramm » [brochure].

-Serge Lang (éd.), Cinéma d’aujourd’hui. Congrès international du film, Genève/Paris, Les Trois Collines, 1946.

Publications de Peter Bächlin

-Bn. [Peter Bächlin], « Der Mann, der die ersten Spielfilme schuf », National-Zeitung, n°42, 26.01.1938.

-Peter Bächlin, « Das Schweizerische Filmarchiv », in Basler Studentenschaft, Jubiläums-Nummer, Basel, Benno Schwabe & Co Verlag, nr.5, 25. Jahrgang, November 1944.

-Peter Bächlin, Der Film als Ware – Inaugural-Dissertation zur Erlangung der Doktorwürde der Philosophisch-Historischen Fakultät der Universität Basel, vorgelegt von Peter Bächlin von Basel, Basel, Burg-Verlag, 1945 [rééditée chez Burg-Verlag en 1947, puis en Allemagne, Frankfurt am Main, Fischer Athenäum Taschenbücher, 1975. Edition française : Histoire économique du cinéma. Introduction et traduction de Maurice Muller-Strauss, Paris, La Nouvelle Edition, 1947].

-Peter Bächlin, Werner Schmalenbach, Georg Schmidt, Der Film. Wirtschaftlich, Gesellschaftlich, Künstlerisch, Basel, Holbein, 1947 [édition anglaise : The Film. Its Economic, Social and Artistic Problems, Londres, Falcon Press, 1948. Traduction de Roger Manvell et Hugo Weber ; édition française : Le Cinéma. Economie. Sociologie. Esthétique, Basel, Les Editions Holbein, 1951. Traduction de Maurice Muller-Strauss].

-Peter Bächlin, Maurice Muller-Strauss, La Presse filmée dans le monde, Paris, UNESCO, 1951 [édition anglaise : Newsreels across the World, Paris, UNESCO, 1952].

-« Peter Bächlin » [Entretien], Ciné-Bulletin, n°73-74, oct.-nov. 1981, pp.7-11.

Documents d’archive

-Dossier C. 12.2014 BÄCHLIN PETER 1917, Boîte E 4320 (B) 1987/187 Bd. 49, Archives fédérales.

-Lettre de Peter Bächlin à Carl Miville, 25.04.1946, Staatsarchiv Basel-Stadt, ED-REG 1 359-9 1, Chemise 9 Kongresse.

-Lettre de Peter Bächlin à Henri Langlois, 09.04.1947, Cinémathèque française, ADM-B225_1947.

-Lettre de Mlle Escoffier [Lotte Eisner] à William Farr (UNESCO), 12.04.1947, Cinémathèque française, ADM-B225_1947.

-« Rapport présidentiel présenté à l’Assemblée des délégués de la Fédération suisse des Guildes du film & ciné-clubs le 21 février 1948, à Neuchâtel », Archives Jean Borel, Chemise FSGFCC, Département audiovisuel de la Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds.

-Fiche de la police bâloise sur « Le bon Film », 30.12.1948, Archives du Bon Film, Bâle.

-Echange Peter Bächlin – Claude Emery, 1949, Cinémathèque suisse, Fonds CSL 1, Boîte C.4.1 nr. 320, Correspondance C.4.1. BA-BAU, Chemise 320/1 – BA-BAE/Peter Bächlin.

-Lettre de Philippe Desjardins, Chef de la Division des Besoins Techniques de l’UNESCO, à Claude Emery, 13.07.1949, Cinémathèque suisse, Fonds CSL 1, Boîte C4.2 T-U Unesco-Théâtres, Chemise CSL 1 399/5 C4.2 UNESCO.

-Lettre de Peter Bächlin à Freddy Buache, 28.03.1995, Cinémathèque suisse, Fonds CSL 1, Boîte C.4.1 nr. 320, Correspondance C.4.1. BA-BAU, Chemise 320/1 – BA-BAE/Peter Bächlin.

Sources secondaires

-G.A.W., « Wir gratulieren Peter Bächlin zum Sechzigsten », Basler Zeitung n.80, 22.04.1977.

-Kaspar Birkhäuser, 50 Jahre Le Bon Film, Basel, 1981, Le Bon Film.

-Felix Erbacher, « Peter Bächlin – mit 69 auf der Suche nach neuen Ufern », Basler Zeitung, 15.10.1986.

-[FG], « Peter Bächlin zum Siebzigsten », Basler Zeitung, 21.04.1987.

-Hervé Dumont, « Des Archives du Film à la Cinémathèque », in Histoire du cinéma suisse, Films de fiction, 1896-1965, Lausanne, Cinémathèque suisse, 1987, pp. 370-372.

-[cc], « Vom “Ober-Sperber” zum “Ober-Spalebärglemer. Peter Bächlin darf sich freuen : Zu seinem 75. Geburtstag ist er zum “Ober-Ehrenspalebärglemer” ernannt worden”, Basler Zeitung, 23.09.1992.

-Charles Stirnimann, Der Weg in die Nachkriegszeit 1943-1948. Ein Beitrag zur politichen Sozialgeschichte des « Roten Basel », Basel ; Kassel : F. Reinhardt, 1992.

-Roland Cosandey, « Trois contributions en marge d’une histoire de la réception de George Méliès. 1. 1937, Bächlin à Orly ou Le petit théâtre de Georges Méliès », Cinémathèque Méliès (Les Amis de Georges Méliès), Paris, n°26, 1er semestre 1995.

-[sam], « Wir gratulieren » [Peter Bächlin zum Neuzigsten], Basler Zeitung, 21.04.1997.

-Serge Lang, « Zum Gedenken », Basler Zeitung, 17.03.1998.

-Raphael Suter, « Das Sperberkollegium als Basler Kulturpionier », Basler Zeitung, 23.08.2000.

-Gregor Spuhler, « Carl Miville », in Dictionnaire historique de la Suisse, version électronique du 19/01/2010 : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F5965.php [consulté le 01.02.2015].

-Markus Zerhusen, « Peter Bächlin », in Dictionnaire historique de la Suisse, version électronique du 06/12/2012 : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F9131.php [consulté le 01.02.2015].

Référence

Alessia Bottani, « Portrait de Peter Bächlin », in Frédéric Maire et Maria Tortajada (dir.), site Web La Collaboration UNIL + Cinémathèque suisse, www.unil-cinematheque.ch, mai 2016.

Droits d’auteur

© Alessia Bottani/Collaboration UNIL + Cinémathèque suisse.