Extrait d’une étude du phénomène de la star à partir du fonds Autant-Lara

La construction de la vedette à travers son personnage dans la genèse du film et à l’écran : Edwige Feuillère chez Autant-Lara (1954 ; 1958)


Texte | Notes | Référence

Alain Boillat

Dans Adorables créatures (Christian Jaque, 1952), film dont le récit est construit sur le principe de la juxtaposition de « sketches »1 permettant de réunir plusieurs comédiennes en suivant le « fil rouge » des amours d’André (Daniel Gélin), Edwige Feuillère interprète le rôle de Denise, une richissime veuve mondaine, exubérante et toute occupée à diverses activités de philanthropie. La galerie des « créatures » – le pluriel de ce titre renforce le phallocentrisme du terme – simultanément exhibées à l’image et mises à distance par de fréquentes interventions en voix over d’un narrateur hétérodiégétique railleur et détaché2 peut être envisagée comme la transposition narrative de l’image véhiculée auprès du public de l’époque par chacune des actrices principales du film : ainsi rassemblées dans une même production, Danielle Darrieux, Martine Carol, Edwige Feuillère et Antonella Lualdi interprètent des rôles qui contrastent les uns avec les autres. Les mentions du générique, qui se présentent sous la forme d’autographes singularisant chacune des actrices, sont limitées à leurs seuls noms, le narrateur interrompant cette traditionnelle séquence liminaire en s’exclamant : « Assez de générique interminable ! Le nom de l’auteur, cela ne nous intéresse pas, puis celui de la script-girl non plus ! ». Ce film, nous dit-on ici, est « signé » par les comédiennes.

Du point de vue de la position relative de chacun des personnages féminins qui gravitent autour du jeune héros d’Adorables créatures, le critère de l’âge est déterminant. En effet, si André est abandonné par son amante interprétée par Danielle Darrieux, c’est parce que celle-ci, préférant le confort bourgeois, décide de reconquérir son époux dont elle a découvert l’infidélité. Par contre, la rupture avec Denise, incarnée par Edwige Feuillère – de dix ans l’aînée de Darrieux –, résulte de la malveillance d’une servante jalouse qui, preuve à l’appui (un vieux passeport), dévoile à André l’âge de sa maîtresse. De cette révélation découle presqu’immédiatement la fin de leur liaison puisque Denise, après avoir discerné le trouble provoqué par cette découverte chez son amant puis s’être bassement vengée de celle qui a trahi son âge, est congédiée du film à l’issue d’une transition (un volet signifiant qu’André « tourne la page ») intervenant juste après qu’elle a déclaré avec ironie à son jeune amant : « Ce n’est pas mon âge qui nous sépare ; c’est seulement le tien ! ». Cette réplique conclusive proférée par Feuillère/Denise prend acte d’une forme d’inadéquation de l’actrice avec le rôle qui lui a été attribué : l’aveu de l’âge surgit comme le retour d’un refoulé, révélant la comédienne « sous » son personnage.

Au moment où l’actrice apparaît pour la première fois à l’écran, le décalage entre le rôle et la personne est d’ailleurs thématisé de manière fugitivement réflexive – et par-là même désamorcé, en vertu d’un paradoxe propre à ce type d’effets de rupture qui instaurent en fait une complicité avec le public – dans un dialogue entre un spectateur et une spectatrice d’un concours organisé par un fabricant de bas en vue de l’élection de la plus belle « paire de jambes » (les candidates sur scène sont dissimulées à partir de la taille par un rideau). Dans ce contexte si explicitement sexiste, ces deux protagonistes qui viennent d’entendre Denise, l’une des membres du jury, exprimer avec affectation son admiration à l’égard d’une réplique spirituelle d’André qui est en charge de présenter le show échangent les propos suivants :

« La Dame en gris, vous la connaissez ? »
« Non… Elle ressemble à Feuillère ! »
« En mieux ! »
« Méchant, c’est à moi de le dire ! ».

Feuillère-Denise est « en mieux » ce qu’est Edwige Feuillère l’actrice ; cette réplique, significativement absente de la version racontée parue dans le Film complet où l’écrit ne convoque pas de la même manière l’apparence physique de la protagoniste3, renvoie à la sublimation de l’interprète par son personnage dans la fiction. Dans ce film où les effets de l’âge sur le physique des femmes sont évoqués à plusieurs reprises de façon explicite4 – ainsi l’épouse interprétée par Danielle Darrieux dit-elle à son amie au nez refait qu’elle n’a elle-même aucun besoin de se faire tirer le peau –, la présence de Feuillère s’avère fort intéressante. La dernière réplique où son personnage affirme que le jeune âge d’André est à la source de leurs problèmes postule en effet un renversement des normes – c’est, selon cette logique, la jeunesse qui serait incongrue au cinéma – qui, jusque-là dans le récit, avait réussi à s’imposer, le film tablant sur la crédibilité, pour la spectatrice et le spectateur de l’époque, de l’attirance exercée par Denise sur André. La situation-cadre du film, qui annonce puis confirme au spectateur le mariage du protagoniste principal (Gélin, né en 1921) avec la jeune Catherine (Lualdi, née en 1931), contient certes ces développements narratifs (au sens où elle les enchâsse tout en en modérant l’impact en termes de transgression des normes de genre), mais ils n’en apparaissent pas moins comme des « possibles » du récit.

Les âges d’Edwige Feuillère (1954/1958)

La condition de possibilité du statut conféré au personnage de Denise dans Adorables créatures réside dans les modalités d’élaboration et d’appréhension de l’actrice Edwige Feuillère dans la France de l’après-guerre. C’est pourquoi notre objectif consiste ici à discuter, à partir de deux études de cas – Le Blé en herbe (1954) et En cas de malheur (1958) –, l’une des facettes de la problématique de « l’image » de la star : celle qui a trait au rapport entre une vedette – en l’occurrence Feuillère à l’époque où elle approche la cinquantaine – et l’élaboration de son personnage, conçu au niveau (et au stade) de l’écriture scénaristique, et plus généralement de la genèse du film5. La personnalité d’Edwige Feuillère, marquée par les rôles précédents de la comédienne au cinéma et sur les planches, contribue en effet à infléchir le « type » auquel le personnage issu du roman est associé.

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Notes

1. Contrairement à La Française et l’amour (1960), composé quant à lui de sketches dus aux principaux représentants du cinéma français classique d’après-guerre (Christian Jaque, Jean Delannoy, Henri Decoin, Jean-Paul Le Chanois,…), Adorables créatures ne donne pas lieu à une collaboration entre plusieurs cinéastes, le film dans son entier étant signé par Christian Jaque, et son scénario par Charles Spaak. Les actrices du film de 1960 sont elles aussi d’une autre génération – le film témoigne d’une volonté d’affirmation de ses auteurs face à leurs cadets (la Nouvelle Vague pratiquera d’ailleurs elle aussi le film à sketches avec Les Sept péchés capitaux, 1962, ou Paris vu par…, 1965), même si nous y retrouvons Martine Carol dans l’épisode réalisé par Le Chanois.?

2. Ce narrateur assure à la fois la continuité entre les épisodes qui se succèdent au sein d’un flash-back et l’emprise d’un discours patriarcal sur le récit (en dépit d’une représentation parfois plus nuancée des aspirations libertaires de certains personnages féminins). Sans doute faut-il voir dans le prologue scénique d’Adorables créatures et dans un tel usage de la voix over l’influence de procédés à l’œuvre chez Sacha Guitry ou Max Ophuls (dont Le Plaisir, film à sketches lui aussi, sort la même année, et compte Danielle Darrieux parmi son casting). En outre, dans La Fête à Henriette de Julien Duvivier, film également sorti en 1952, l’activité d’écriture est mise en abyme par la visualisation de variantes qu’élaborent progressivement, dans la diégèse même, deux scénaristes ; la dimension réflexive est toutefois considérablement moins prononcée dans Adorables créatures, dont le commentaire, dit par Claude Dauphin avec un ton fort parent de celui de Louis Ségnier chez Duvivier (acteur présent dans Adorables créatures), prend principalement pour objet les comportements des personnages au sein de la diégèse, et non le film lui-même (à de rares exceptions près, comme lors du générique mentionné ci-dessus, ou lorsque, au cours d’un mouvement d’appareil qui nous éloigne d’un couple enlacé dans un lit, le narrateur énonce le texte suivant : « La discrétion, et la censure, nous obligent à nous éloigner »). Le film de Christian Jaque n’est par conséquent par totalement dépourvu d’une dimension « métascénaristique ».?

3. On y lit en effet : « […] seule, une jeune femme vêtue de noir, très élégante, excitait la curiosité des spectateurs qui ne savaient pas mettre un nom sur ce beau visage. » (Jacques Fillier, « Adorables créatures », Le Film complet, n°342, 1952, p. 11). Comme les spectateurs du film, eux, savent le faire, le nom de l’actrice s’y est inséré par métalepse (au sens de Gérard Genette).?

4. Il est à ce titre significatif que sur l’une des affiches du film ne figurent que trois femmes (sur d’autres, Gélin est entouré de six visages féminins) : Antonella Lualdi, Martine Carol et Edwige Feuillère. Si Danielle Darrieux est ainsi évincée, ce n’est pas en raison de son manque de popularité, mais parce que l’optique privilégiée ici est celle de la représentativité des tranches d’âge et des types (la jeune fille de 20 ans côtoie la lascive trentenaire en peignoir et la quarantenaire en tenue de soirée).?

5. Cette étude s’inscrit dans le projet « Discours du scénario : étude historique et génétique des adaptations cinématographiques de Stendhal » financé par le Fonds National suisse de la recherche scientifique (projet FNS 100013_149394/1) et mené dans le cadre de la Collaboration UNIL+Cinémathèque suisse ; nous remercions vivement les trois doctorants engagés sur ce projet, Laure Cordonier, Adrien Gaillard et Julien Meyer, pour leur assistance au cours de la présente recherche. Les sources utilisées sont issues du fonds « Claude Autant-Lara » de la Cinémathèque suisse (CSL.5) ; les cotes données pour les références aux pièces de ce fonds sont celles du catalogue de cette institution. En ce qui concerne la genèse du Blé en herbe, une première classification a été effectuée dans le cadre d’un mémoire de maîtrise universitaire réalisé sous notre direction par Claudine Bovin et soutenu en janvier 2014.?

Référence

Alain Boillat, « Star et personnage dans la genèse filmique : Edwige Feuillère chez Autant-Lara (1954-1958) », in Gwénaëlle Le Gras et Geneviève Sellier (dir.), Cinémas et cinéphilies populaires dans la France d’après-guerre 1945-1958, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2015, pp. 147-163.

Droits d’auteur

© Alain Boillat/La Collaboration UNIL+Cinémathèque suisse.