Un clic de trop et c’est la claque

Illustration originale de Jehan Khodl

Le nombre d’atteintes à l’honneur qui arrivent en justice augmente. Elles impliquent davantage les réseaux sociaux. De la rue à l’écran, vit-on une extension du domaine de l’insulte? Les statistiques montrent un autre phénomène, moins connu: les femmes sont bien représentées dans ce type de délit.

L’invective devient-elle un sport national en Suisse? L’outil STAT-TAB, proposé par l’Office fédéral de la statistique sur son site, fournit le nombre d’adultes prévenus 1) d’infractions aux différents articles du Code pénal relatifs aux atteintes à l’honneur (lire tout en bas de cette page). Ces données montrent que pour la diffamation, la hausse approche 89% (de 721 cas en 2009 à 1359 cas en 2016). Pour la calomnie, + 123% (de 521 à 1164). Et pour l’injure, ça grimpe de 83% (de 4105 à 7519).

Si les chiffres ne permettent pas de distinguer entre les cas survenus dans les mondes réel et virtuel, plusieurs condamnations récentes ont eu les smartphones et les réseaux sociaux pour toiles de fond. Ainsi, en automne 2016, deux étudiants d’une école professionnelle fribourgeoise ont été condamnés à des peines avec sursis de 10 jours, pour avoir insulté deux enseignants dans un groupe WhatsApp. Fin mai 2017 à Zurich, dans un cas de diffamation sur Facebook, un quadragénaire a été condamné pour avoir cliqué «J’aime» sur plusieurs publications qu’il n’avait pourtant pas rédigées. Celles-ci traitaient Erwin Kessler, défenseur des animaux connu outre-Sarine, d’antisémite et de raciste. La peine? 40 jours-amende à 100 francs, avec sursis. Un tarif assez classique pour ce genre de délit.

Le juriste François Charlet s’estime en accord avec ce jugement. Il rappelle que «la diffamation ne consiste pas seulement à accuser une personne d’avoir une conduite contraire à l’honneur, mais également à propager de tels propos. Et justement, vos “amis“ Facebook sont informés, dans leur fil d’actualité, de ce que vous “aimez“ ou commentez.» De plus, comme ce réseau social est né en 2004 déjà et compte aujourd’hui 2 milliards d’utilisateurs actifs, il devient difficile de plaider l’ignorance de son fonctionnement. «La diffamation par négligence, cela n’existe pas!», note encore le diplômé de l’UNIL, qui pilote un blog juridique (https://francoischarlet.ch).

Plus récemment, en juillet 2017, un cas de diffamation a été traité par le Tribunal fédéral. Markus Portmann, Vert-libéral saint-gallois, a traité sur internet l’UDC Marcel Toeltl de «raciste déclaré» et de «sympathisant nazi». En se penchant sur les interventions de ce dernier sur les réseaux sociaux, les magistrats ont constaté que ces accusations… étaient vraies! Cela a permis de libérer leur auteur de toute peine.

François Charlet. Juriste, diplômé de l’UNIL.
Nicole Chuard © UNIL

Appel au calme

Au gré des recours, l’affaire précédente est tout de même montée jusqu’aux plus hautes instances. «Les atteintes à l’honneur ne sont pas les infractions les plus graves du Code pénal, soupire François Charlet. Elles relèvent en général plutôt de l’incivilité. Dans ma vie professionnelle, j’ai constaté que ces “petites“ affaires, en augmentation, encombrent (et agacent) la police et la justice. Celles-ci ont des cas plus importants à traiter.» Le juriste rappelle que la personne lésée a trois mois pour porter plainte. «Ce délai de réflexion n’existe pas pour rien. Il constitue l’occasion de prendre du recul et de se demander si l’enjeu en vaut la peine.»

Car la machine judiciaire ne fonctionne pas gratuitement. Il y a les frais de justice, qui couvrent le travail de l’administration. De plus, un plaignant n’est jamais sûr de se faire rembourser ses propres factures d’avocat par la partie adverse, si cette dernière est condamnée. Ce que l’on appelle les dépens. «Pour un avocat, et en prenant un exemple classique, une affaire simple d’injures représente un minimum de trois heures de travail à 300 francs (rédaction de lettres, présence aux audiences notamment).» Des montants qu’il faut engager. Bien entendu, les recours et l’appel au Tribunal cantonal, voire fédéral, alourdissent la note à plusieurs milliers de francs.

Enfin, dans sa pratique professionnelle, François Charlet a constaté qu’une invective tombe rarement du ciel. Elle répond souvent à une provocation, ou à des grossièretés antérieures. En portant plainte, on risque donc de se retrouver dans la position de l’arroseur arrosé. Toutefois, s’il appelle toutes les parties au calme, le juriste nuance son propos dans des cas de diffamation ou de calomnie qui se propagent largement en ligne ou s’étalent dans les médias.

A l’abri derrière l’écran

Au-delà des aspects légaux, pourquoi insulte-t-on si facilement sur le Net? Installé sur une terrasse au centre de Sion, François Charlet désigne les passants alentour. «Si j’injurie une personne en pleine rue, cela se passera devant des témoins – dont certains vont filmer la scène – et je risque une réponse physique immédiate, en plus de la réprobation collective et de la plainte. Seul derrière un écran, sans contrôle social, on se sent libre d’écrire ce que l’on pense.» Inutile toutefois d’imaginer que la possibilité d’effacer les messages offensants protège leur rédacteur. «Une capture d’écran est parfaitement recevable par un tribunal!»

Enfin, la massification des réseaux sociaux et leur facilité d’emploi jouent un rôle. Facebook annonce 2 milliards d’utilisateurs actifs, ce qui accroît les risques de dérapage de manière presque automatique. «D’ailleurs, j’estime que la faute de l’auteur d’atteintes à l’honneur pourrait être considérée comme plus importante lorsqu’il utilise volontairement les outils numériques pour toucher davantage de monde», note François Charlet.

Les femmes aussi

Sous l’angle du genre, une plongée dans les données fournies par l’Office fédéral de la statistique permet de dénicher des informations intéressantes. En 2016, les femmes adultes n’ont représenté que 24% (et les mineures 21,7%) des prévenus d’infractions au Code pénal dans son ensemble. Dans le cas des injures, et toujours pour 2016, les chiffres demeurent bas: 24,9% (adultes) et 27,5% (mineures). Mais pour la calomnie, elles atteignent respectivement 41,2% et 36,5%. Enfin, pour la diffamation, elles représentent 42,8% et 36,8%. Que ce soit vers le haut ou vers le bas, aucune tendance claire n’est visible depuis 2009.

Maître-assistante au Centre romand de recherche en criminologie (UniNE), chargée de cours à l’UNIL, Véronique Jaquier Erard indique que, «en nombres absolus, les atteintes à l’honneur augmentent chez les hommes et chez les femmes en Suisse. Donc si la généralisation des smartphones possède un effet visible sur ce type d’infraction, c’est également valable pour les garçons.» La chercheuse vient justement de consacrer un ouvrage aux aspects féminins de la criminalité, avec sa collègue Joëlle Vuille. «En nombres absolus, la diffamation et la calomnie ne sont pas des infractions très fréquentes chez les femmes. Elles représentent 6.3% de leurs infractions au Code pénal, mais il est vrai que cela reste un pourcentage plus grand que chez les hommes (2.7%).»

Véronique Jaquier Erard propose plusieurs explications à ce phénomène. De manière générale, «plus les délits sont violents, moins l’on rencontre d’auteurs de sexe féminin. De plus, ces dernières se retrouvent davantage dans les délits qui impliquent une relation interpersonnelle.» Exemptes de brutalité physique, les atteintes à l’honneur supposent justement un lien préalable. Même dans les très rares cas d’homicides, «les femmes s’en prennent plutôt à des connaissances qu’à des inconnus. Pour ce type de délit, elles n’auraient pas le côté “prédateur“ des hommes.»

Depuis les années 70 seulement, la criminologie s’est intéressée de manière non caricaturale à la délinquance féminine. Par exemple, on a supposé que la «libération» des femmes allait engendrer une augmentation des crimes violents ou contre le patrimoine, à mesure que les inégalités entre les sexes s’estomperaient. Cette idée fréquemment entendue est démentie par les statistiques. «Bien sûr, des explications biologiques, liées par exemple à l’hyperactivité cérébrale ou à la prise de risque, existent toujours. Mais elles ne parviennent pas à éclairer un écart si important entre les taux de délinquance féminin et masculin.» Au passage, Véronique Jaquier Erard regrette la faiblesse de la recherche sur la délinquance des femmes en général et leurs trajectoires spécifiques. Alors que les rarissimes tueuses en série ou complices de pédophiles suscitent une attention très importante.

Véronique Jaquier Erard. Maître-assistante au Centre romand de
recherche en criminologie (UniNE), chargée de cours à l’UNIL.
Nicole Chuard © UNIL

Les victimes deviennent bourreaux…

De nos jours, l’examen des parcours de vie personnels est plus riche pour la quête d’explications. «Grâce à plusieurs études, principalement nord-américaines, nous savons que les trajectoires des délinquantes adultes sont fréquemment marquées par des expériences de victimisation, expose Véronique Jaquier Erard. Nombre de ces femmes ont connu des situations de violence ou d’abus par exemple. Leurs fugues adolescentes ont parfois entraîné des placements en institution ou mené à des vies marginales. Ce phénomène se retrouve nettement moins chez les hommes.»

Or, une enquête 2) menée dans les écoles du canton de Vaud en 2014 pourrait annoncer de futurs problèmes. Elle indique qu’environ 46% des élèves interrogés disent avoir été au moins une fois victime de cyber-violence au cours des 12 derniers mois et 30% indiquent avoir commis un tel acte. Dans ce cadre, ce terme comprend les insultes, les propos dégradants ou menaçants conçus pour humilier quelqu’un, ou la propagation de rumeurs. Les filles en sont davantage la proie que les garçons (52,1% contre 39,2%), alors qu’il n’existe pas de différence entre les sexes concernant les auteurs.

Les chercheurs ont aussi observé qu’un certain nombre d’adolescentes sont à la fois cibles et bourreaux. Un quart de ces «doubles profils» s’estiment en mauvaise santé, un taux comparable à celui annoncé par les «simples» victimes.

… et fabriquent des victimes

Une étude menée dans les écoles valaisannes 3) a montré que les filles, en ligne, insultent et se moquent bien davantage des élèves de leur sexe que les garçons, parfois dans un ratio de 1 à 4. Or, le fait d’être la cible d’injures, de moqueries ou de menaces à l’école peut marquer un parcours de vie et mettre en place un engrenage. «Chez les victimes, les réactions à un traumatisme revêtent des formes multiples. Elles peuvent s’exprimer contre soi, par des symptômes dépressifs, des gestes d’automutilation, voire plus rarement des tentatives de suicide. Elles peuvent aussi être tournées vers l’extérieur, notamment par un recours à la violence», note Véronique Jaquier Erard. Il est donc très important d’insister sur la prévention. «Intervenir auprès des victimes contribue aussi à éviter l’apparition de nouveaux auteurs.»

Si un voisin vous traite de cloporte, ou recourt à une image plus scatologique, il n’est peut-être pas nécessaire d’ameuter les autorités et de casser sa tirelire pour traîner l’infâme devant le juge. Mais chez les plus jeunes, la facilité avec laquelle WhatsApp et les réseaux sociaux permettent d’atteindre – et d’insulter – un camarade de classe, à toute heure et en tout lieu, est loin d’être anodine. Quand ces violences se répètent de manière chronique, elles ont un impact sur la santé mentale et sur d’éventuels futurs comportements à risque de leurs victimes.

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1) Un prévenu est une personne contre laquelle une procédure pénale a été ouverte. Ce qui ne débouche pas forcément sur une condamnation.

2) Enquêtes populationnelles sur la victimisation et la délinquance chez les jeunes dans le canton de Vaud. Par Sonia Lucia, Sophie Stadelmann, Denis Ribeaud, Jean-Pierre Gervasoni. Institut universitaire de médecine sociale et préventive – IUMSP, Centre d’évaluation et d’expertise en santé publique – CEESAN (2015)

3) Violences entre pairs: les filles se distinguent. Analyse des comportements sexospécifiques à l’école primaire en Suisse (Valais). Par Zoe Moody, Claire Piguet, Carole Barby et Philip D. Jaffé. In: Recherches & éducations (juin 2013)

Les atteintes à l’honneur, qu’est-ce que c’est?

Ces délits, qui nécessitent une plainte, sont traités dans les articles 173 à 178 du Code pénal suisse.

La diffamation consiste à exprimer par la parole, l’écriture, le geste ou l’image que quelqu’un possède une conduite contraire à l’honneur. Par exemple, en le traitant d’escroc. Elle implique la victime, l’auteur et au moins une autre personne. L’accusateur peut éviter la condamnation en apportant la preuve que ses accusations sont vraies ou qu’il avait des raisons de les tenir de bonne foi pour vraies.

Concernant également trois personnes au minimum, La calomnie est plus grave, puisque l’accusateur sait que ce qu’il exprime au sujet du plaignant est faux.

Enfin, l’injure est un jugement de valeur qui ne nécessite pas de public. Un SMS grossier fait l’affaire.

En général, les peines prononcées sont des jours-amende avec sursis. Il n’existe pas de tarification automatique, comme pour les excès de vitesse. Chaque cas est jugé pour lui-même.

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