Nos émotions influencent nos achats

Francine Petersen. Professeure associée au Département de marketing de la Faculté des hautes études commerciales.
Nicole Chuard © UNIL

Une nouvelle veste pour se remonter le moral au terme d’une journée pourrie, une paire de chaussures pour se féliciter d’avoir bien réussi sa session d’examens: nos achats sont rarement dénués de toute charge émo­tionnelle. Francine Petersen, professeure associée au Département de marketing de la Faculté des hautes études commerciales de l’UNIL, étudie ces liens entre affects et consommation.

Vous travaillez sur le rapport entre les émotions et les actes d’achat. Concrètement, comment des choses a priori aussi distinctes sont-elles liées? Qu’est-ce que vous étudiez?
Francine Petersen: Je regarde comment les émotions influencent les comportements des gens dans le contexte de la consommation. On en a rarement conscience, mais elles sont toujours importantes dans l’acte d’achat. Pour les émotions positives, je vous donnerai un exemple qui concerne la fierté: vous vous êtes investi dans un projet professionnel, vous vous êtes beaucoup impliqué et vous venez de réussir la première étape. Vous êtes légitimement fier de vous, avez le sentiment que vous méritez une récompense. Il est fort probable que le jour même vous vous fassiez un cadeau en achetant quelque chose qui vous fait plaisir. Cet objet restera lié à votre réussite et vous permettra de vous en souvenir, réveillant les émotions positives liées au contexte de son achat.

Et avec une émotion négative?
Les gens qui passent une mauvaise journée et sont tristes se remontent souvent le moral en achetant quelque chose dans l’idée que cela va les rendre heureux. Et ça marche effectivement: on est plus heureux après s’être procuré quelque chose dont on avait envie. Mais la tristesse incite les gens à acheter davantage, à dépenser plus pour le même produit, donc «la thérapie par les courses» n’est probablement pas une stratégie viable à long terme pour soigner sa déprime.

Est-ce que tout le monde ressent les mêmes émotions avec les mêmes actes d’achat réalisés dans le même contexte, ou existe-t-il des typologies?
Il y a de nombreuses typologies, liées à différents profils de personnalité. À un extrême, on a les gens qui sont dans l’autocontrôle et ont, ou du moins pensent avoir, une relation très rationnelle à l’argent et aux achats. Ce sont des gens qui font des budgets et des listes et s’en écartent peu. Ils peuvent s’en vouloir s’ils font un achat imprévu, et culpabiliser. À l’autre extrême, vous avez ceux qui achètent tout ou presque de façon spontanée et auxquels cela fera réellement très plaisir de craquer pour un bien qu’ils n’envisageaient pas du tout d’acquérir. Ces deux types de personnalités vont vivre des émotions différentes dans un contexte de consommation: les gens très contrôlés profiteront mieux d’un achat s’ils ont une justification, par exemple si la dépense est une récompense pour un travail bien fait. Ils ont besoin et aiment avoir des raisons de dépenser. Les personnes plus spontanées seront eux plus heureux lorsqu’ils feront un achat qui n’était pas prévu.

Vous dites «pensent avoir» – On se trompe soi-même?
Il est très difficile d’être lucide sur ses propres motivations, précisément parce que les émotions troublent notre jugement, échappent à notre raison. Même dans un secteur a priori très rationnel, comme celui des affaires, donc du commerce entre deux entreprises, elles entrent en jeu. Si vous demandez à un CEO ce qui l’a poussé à passer un contrat avec la firme X plutôt que la firme Y, il listera de nombreuses explications rationnelles pour justifier son choix. Pourtant, les études montrent que le plus important prédicteur de succès dans les relations commerciales est en fait la confiance. Même si ce n’est pas à proprement parler une émotion, c’est apparenté, quelque chose finalement de très subjectif et intuitif. Un choix est rarement aussi rationnel qu’on aime le croire. Et c’est encore plus vrai pour les achats dans un contexte privé.

Si les gens eux-mêmes ne sont pas conscients des émotions qu’ils ressentent avant, pendant ou après un achat, comment faites-vous pour étudier ce champ?
Ils sont parfois conscients, comment on peut le voir avec l’exemple du cadeau que l’on s’offre pour se récompenser d’avoir accompli quelque chose ou pour se remonter le moral après une mauvaise journée. Une partie des études peut donc se faire via des questionnaires d’auto-évaluation. Nous pouvons aussi créer dans le cadre d’études une émotion (par exemple en projetant à des sujets des vidéos tristes ou drôles) et observer le comportement qui en découle. Cela nous aide à comprendre les effets des émotions sur les actions, même si les gens n’ont pas conscience d’être sous cette influence.

Saisir les émotions après un achat est sans doute le point le plus délicat, parce que souvent les gens peinent à verbaliser précisément ce qu’ils ressentent – d’autant plus qu’ils ressentent des émotions un peu mélangées. Vous sentez-vous fier, content, les deux? Ici il est important de comprendre comment les émotions naissent, comment elles agissent sur notre corps, comment nos comportements y sont rattachés. Nous savons par exemple que la fierté dure plus longtemps que la joie; donc, si un consommateur est fier de son achat, nous pouvons saisir cette émotion même après un certain temps. Nous savons aussi que l’anxiété est associée à une prise de risque moindre; donc, pour savoir si quelqu’un est anxieux, nous pouvons observer dans quelle mesure il sera prêt à prendre des risques lorsqu’il est confronté à des choix simples hypothétiques – préfèrerait-il un job très bien payé mais peu sûr, ou un poste nettement moins bien rémunéré mais très sûr?

Enfin, il y a des façons de mesurer biologiquement les émotions, via la conductivité de la peau, la dilatation des pupilles ou l’activité neuronale. Elles produisent en effet des changements biologiques et même si nous ne pouvons par ces méthodes tout mesurer, ce sont des indicateurs précieux pour nous aider à comprendre quand des émotions entrent en jeu.

Les gens consomment de plus en plus sur internet. Est-ce que cela change quelque chose à la place des émotions dans l’acte d’achat?
Globalement, non, parce que les comportements des êtres humains, ainsi que les émotions qui les conditionnent, restent les mêmes, quel que soit le canal. Néanmoins, on peut observer des choses intéressantes émerger dans un environnement online – les gens se laissent par exemple plus facilement entraîner par ce qu’on appelle le flux, quand ils sont en ligne que dans la vraie vie. Les flux étant ce sentiment d’être tellement immergé dans quelque chose qu’on en oublie la réalité. Sur internet, on scrolle, on passe d’un lien à un autre, d’un site d’info à une pub, assez vite on perd conscience du monde qui nous entoure, de l’heure qu’il est, on est vraiment happé dans le monde virtuel, et on peut se retrouver à faire des achats en ligne sans franchement s’en rendre compte, sans les critères habituels et sans repères. Les magasins physiques ont de la peine à faire vivre ce flux à leurs consommateurs quand ils sont dans leurs murs.

On dit de plus en plus dans le marketing que les clients ne veulent pas acheter un produit, mais vivre une expérience. Comment les marques font-elles pour proposer cela sur des sites comme Zalando, où les vêtements, quelle que soit leur marque, sont simplement photographiés et affichés les uns à côté des autres?
C’est vrai que l’on tend à favoriser plutôt une expérience – on sait que c’est cela que le consommateur attend, notamment parce que justement cela lui procure plus d’émotions. Ce n’est déjà pas facile à réaliser en magasin, et sur internet c’est encore plus compliqué. Il y a beaucoup de réflexions en marketing autour de ce challenge?: créer une expérience, et réussir à faire en sorte que ce soit la même dans la vraie vie et sur internet. Le problème n’est pas résolu à ce stade.

Les Millennials sont moins consuméristes, souvent favorables à la décroissance, en tout cas plus conscients de l’impact de la surproduction et de la surconsommation sur la planète. On les imagine mal s’acheter un sac pour se féliciter d’avoir atteint un objectif, non?
C’est vrai qu’ils ont des comportements très différents, ne serait-ce que de la génération qui les précède, soit la génération X. C’est apparu par exemple au travers d’études sur le luxe; est-ce utile ou pas pour ces marques de communiquer activement sur ce qu’elles font en termes de responsabilité sociale, de développement durable? On s’est rendu compte que les X s’en moquent, ce n’est pas la peine de se fatiguer à leur expliquer les projets et les efforts. Alors que les Millennials y sont très sensibles, se renseignent – ce que vous faites (ou pas) pour l’environnement peut avoir une influence sur leur consommation. Acheter un sac pour se féliciter d’avoir accompli quelque chose aura d’autant plus de valeur pour eux que cet objet apporte quelque chose de positif à la société.

Vous êtes psychologue, vous dites vous-même qu’acheter un sac pour se faire plaisir n’apporte pas vraiment le bonheur – à part à très court terme. Est-ce qu’en aidant des entreprises à vendre davantage, par exemple en atténuant le sentiment de culpabilité après un achat coûteux et superflu, vous n’êtes pas passée du côté obscur de la force?
C’est une question intéressante, que je me pose moi-même beaucoup. Mon but en étudiant les émotions des consommateurs est de comprendre comment ils peuvent être plus heureux avec leurs achats, ou faire de meilleurs choix pour eux comme pour la société. Par exemple, si les consommateurs sont plus heureux avec ce fameux sac quand ils ont une bonne raison d’acheter un sac onéreux, c’est un plus. Si mes recherches montrent que l’ambiance d’un supermarché peut influencer le choix des consommateurs et les inciter à acheter des œufs issus du commerce équitable ou bios plutôt que des œufs classiques, c’est aussi un plus. Si nous pouvons mettre en évidence qu’une partie des clients accordent de la valeur aux actions menées en termes de responsabilité sociale par les entreprises de luxe, c’est encore un plus. Forcément, les entreprises ont aussi un intérêt à en apprendre davantage sur les émotions de leurs consommateurs pour mieux les servir, vendre davantage, et devenir des marques fortes à long terme, qui potentiellement jouiront d’une vraie loyauté de leurs clients.

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