« La démocratie est toujours risquée, et ce risque est permanent »

Une démocratie directe peut se saborder elle-même. © Christian Schwier/Fotolia.com
Une démocratie directe peut se saborder elle-même. © Christian Schwier/Fotolia.com

Le citoyen a l’impression de voter de plus en plus souvent, et de se prononcer sur des questions de plus en plus difficiles. Sans parler des manipulateurs qui travaillent en coulisse. Faut-il pour autant limiter les droits populaires? Un expert de l’UNIL, Antoine Chollet, est certain que ce serait une erreur.

2014 sera une année de votations populaires à polémiques. Après le psychodrame provoqué par l’initiative sur les minarets en 2009, les Suisses devront se prononcer sur une autre initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse»… Puis sur l’initiative dite Ecopop, visant à lutter contre la surpopulation, et, en fin d’année, sur l’extension de la libre circulation des personnes à la Croatie. Dans ce contexte délicat, des voix s’élèvent pour limiter les droits populaires. Maître assistant à l’Institut d’études politiques et internationales, Antoine Chollet défend, lui, radicalement le principe de la démocratie directe.

D’où viennent les voix qui veulent limiter les droits populaires aujourd’hui?
De droite comme de gauche. C’est la vieille idée antidémocratique selon laquelle le peuple n’est pas capable de traiter de tout, que ses compétences sont limitées. En conséquence, dans l’intérêt de tous, mieux vaudrait confier certaines questions politiques à une oligarchie compétente. Ce sentiment-là vient classiquement de la droite. Mais en Suisse, c’est plus compliqué. Tous les partis de droite défendent en principe la démocratie directe. Historiquement, tous ont d’ailleurs contribué à la construire. L’ancien PDC, les catholiques conservateurs, a le premier mis en avant l’initiative populaire et le référendum facultatif pour lutter contre les radicaux. L’UDC et les mouvements agrariens sont plutôt favorables eux aussi à la démocratie directe. Mais au sein de ces mêmes partis, des voix détonent. A gauche, ceux qui demandent des limites au suffrage populaire se fondent sur d’autres arguments, pour lutter notamment contre l’UDC dont les objets d’initiative peuvent contrevenir, disent-ils, aux droits fondamentaux. Ces voix-là, on les entend un peu chez les socialistes mais surtout chez les Verts.

Quel impact ces opinions discordantes ont-elles sur la réalité?
Difficile à mesurer car, pour l’instant, au niveau fédéral, les règles traditionnelles prévalent. Personne n’a réussi à faire passer l’idée, par exemple, d’un contrôle des initiatives par le Tribunal fédéral ou par une cour spéciale d’invalidation. Mais à l’échelon cantonal, Vaud a accepté un projet assez proche, permettant d’invalider certaines initiatives populaires, un contrôle a priori, c’est-à-dire avant la récolte des signatures, par le Conseil d’Etat. Cet objet de vote a fait consensus dans tous les partis, hormis l’UDC, et représente une limitation assez claire des droits populaires. En Suisse allemande, plus attachée aux droits démocratiques, le même objet aurait eu du mal à passer.

On a malgré tout l’impression que le peuple est convoqué toujours plus souvent aux urnes sur des objets complexes ou parfois simplistes. Est-ce bon pour la démocratie?
Le nombre et le rythme des consultations est sinusoïdal. La tendance est à la hausse, c’est vrai, mais ne nous focalisons pas trop sur les chiffres. Dans les années 90, par exemple, les votes ont été statistiquement nombreux, mais certains objets ne faisaient pas débat. Toute une série d’objets portaient sur la révision de la vieille constitution. Au niveau fédéral, l’usage de la démocratie directe reste modéré en comparaison des cantons, voire de certains Etats américains comme la Californie, qui vote bien plus que la Suisse. Cela n’a rien d’inquiétant, au contraire. Je défends l’idée que c’est en votant que l’on apprend à voter. Plus on vote, mieux c’est.

Antoine Chollet. Maître assistant à l’Institut d’études politiques et internationales. Nicole Chuard © UNIL
Antoine Chollet. Maître assistant à l’Institut d’études politiques et internationales. Nicole Chuard © UNIL

N’y a-t-il pas une fatigue de l’électorat à la longue?
Je ne le crois pas. Tout dépend de l’importance des questions posées. Dans le vote sur les minarets par exemple, le résultat m’a horrifié, mais qui peut nier que cette question a mobilisé les foules, y compris à l’étranger. La proposition avait donc un sens politique. Certaines initiatives sont formulées de manière un peu carrée, c’est vrai, mais avant son lancement, chaque initiative est scrutée par les juristes des partis ou des associations. Ailleurs dans le monde, les questions posées en référendum sont souvent beaucoup plus générales. Sur l’indépendance de l’Ecosse, l’an prochain, la question sera sans doute formulée ainsi – êtes-vous d’accord que l’Ecosse devienne un pays indépendant? – alors que les négociations d’indépendance n’ont même pas commencé. C’est un vote de principe. En Suisse, c’est le contraire. On négocie d’abord, par exemple, avec l’Union européenne, puis on soumet le texte au peuple. Depuis l’entrée de la Croatie dans l’UE, on ne va pas demander au peuple s’il est d’accord d’étendre les accords bilatéraux à ce pays, puis ensuite seulement, voir ce qu’on peut obtenir en négociant…

Les accords bilatéraux justement, voilà un objet très complexe…
C’est vrai, mais même les négociateurs suisses ne les maîtrisent pas dans leur ensemble. Je pense toutefois que ces objets peuvent toujours être ramenés dans les débats populaires à des questions de principe relativement simples. Ce qui intéresse le peuple, ce n’est pas d’ergoter sur chaque virgule des centaines de pages de ces accords, mais bien d’interroger notre relation à l’Europe à travers des enjeux ciblés. Les syndicats, par exemple, restent attentifs à la libre circulation et à la chute des barrières douanières qui pourraient menacer les conditions de travail en Suisse.

A vos yeux, il n’y a de vraie démocratie que directe?
Clairement oui. La démocratie doit être directe. Sur le plan historique, on peut facilement montrer que les penseurs qui ont réfléchi à l’instauration d’un nouveau régime, à la fin du XVIe puis au XIXe siècle, ont privilégié un régime représentatif. Aux Etats-Unis, les Federalist Papers, le recueil d’articles pour promouvoir la constitution américaine, son système d’élection à étages et l’élection indirecte du président, obéit sans ambiguïté à une logique oligarchique, visant à confier le pouvoir à un nombre réduit de personnes. Donc, pour moi, parler de «démocratie représentative» est une sorte de paradoxe, une contradiction.

Les Etats-Unis, de ce point de vue, ne sont pas une vraie démocratie?
Non, pas davantage que les Etats européens. Ce ne sont pas des démocraties directes à l’image des anciennes cités grecques, des cités-Etats italiennes du Moyen Age ou des cantons suisses les plus démocratiques. Aux  origines du mot, la démocratie doit être directe, et mettre en avant trois principes qui selon moi font système: la  liberté individuelle et collective, l’égalité des citoyens – et si possible d’autres personnes que les citoyens comme les étrangers, les prisonniers, les enfants – et enfin, la souveraineté populaire. Ces trois piliers démocratiques vont ensemble et il ne faut pas chercher à les hiérarchiser. Il n’y a pas, comme le pensent les libéraux, une  liberté individuelle qui primerait sur la souveraineté  populaire. Pour autant, dans ce système, la majorité doit tenir compte des impératifs propres de la liberté et de l’égalité.

D’accord, mais concrètement, ces principes s’opposent souvent. Comment résoudre cette difficulté?
Il y a toujours des tensions entre ces principes, c’est évident, mais on ne peut pas les résoudre en mettant un principe en avant au détriment des autres. Aucun ne  doit prévaloir sur l’autre, et les solutions sont pour l’essentiel pratiques et non théoriques. Les problèmes qui se posent ne peuvent être réglés qu’au cas par cas. Certains penseurs politiques ont voulu donner une priorité à l’égalité, d’autres, plus rares, à la souveraineté populaire, et cela peut déboucher sur l’oppression des minorités. Face à cette équation la théorie politique doit reconnaître ses limites. Prenons l’exemple du vote sur les minarets. Le débat, avant le vote, doit bien rappeler la liberté de religion et l’égalité entre les différentes communautés religieuses. Mais à la question de savoir qui doit trancher en définitive, je reste sur ma position: c’est le peuple.

Une démocratie directe peut-elle se saborder elle-même?
Oui, c’est possible. La démocratie athénienne, au Ve siècle av. J.-C., est morte d’une mauvaise décision populaire: l’ambition de construire un empire en Méditerranée et de lancer l’expédition de Sicile qui l’a ruinée. Et cette décision finale incombait à l’assemblée des citoyens. Rien ne garantit qu’une décision collective et démocratique sera la bonne. Lors de l’invasion de la Suisse par les armées révolutionnaires françaises, par exemple, les Ligues grisonnes, l’une des régions les plus démocratiques, sont persuadées qu’elles vont pouvoir arrêter l’envahisseur… et elles seront balayées… Jean-Jacques Rousseau, dans Le contrat social, écrit clairement que, dans ce système, les citoyens ont parfaitement le droit de mettre fin à leurs libertés. La démocratie est toujours risquée, et ce risque est permanent. Pour le prévenir, les limites juridiques n’ont aucun effet. Le seul principe efficace est celui de l’autolimitation, avancé par exemple par Cornelius Castoriadis (1922-1997). En clair, si une démocratie souveraine sait qu’elle peut tout faire, elle doit savoir aussi qu’elle ne doit pas tout faire. L’autolimitation est une idée très importante pour comprendre comment la démocratie doit s’arranger avec ses propres risques internes.

Vous rappelez qu’une démocratie peut partir en guerre et parfois se saborder. Mais pour négocier la paix, pensez-vous qu’une démocratie directe soit le meilleur système, en 1945 par exemple?
C’est une bonne question, mais convenons que les guerres du XXe siècle, en particulier les plus meurtrières, ont été menées dans des contextes non démocratiques et pour des intérêts non démocratiques, essentiellement économiques et militaires…

… Mais il y a aussi les aspirations des peuples à disposer d’eux-mêmes. La Croatie en lutte d’indépendance avait bien des aspirations démocratiques au sein de la Fédération yougoslave…
La Croatie peut-être, mais pas la Serbie de l’époque. Ce qui est compliqué dans les Balkans, de manière plus générale, c’est que les nationalités ne sont pas associées à des territoires délimités. Sur ce plan-là, c’est une des limites intéressantes de la démocratie. Si l’on comprend que la démocratie doit s’appuyer sur un peuple, elle doit toujours aussi être constituée territorialement.

… Il s’agit donc d’une nation?
C’est la grande question. Moi, je ne le pense pas. Il est possible d’avoir une forme politique sur un territoire qui ne soit pas une nation.

Un exemple?
(Il rit). J’ai écrit un livre sur la Suisse à ce sujet.

Oui mais, à part la Suisse, est-ce possible ailleurs dans le monde ou à une autre époque?
Il y a la cité d’Athènes, dans l’Antiquité, ou les petites Républiques d’Italie indépendantes au Moyen Age, qui arrivent avant la formation des nations. Il y a aussi l’exemple de la Commune de Paris…

… qui a duré deux mois…
C’est vrai, mais on y a vu, comme dans certaines périodes de la Révolution française, des étrangers accueillis parce qu’ils se reconnaissaient dans les idéaux de la révolution. Une partie des dirigeants de la Commune de Paris étaient eux-mêmes des étrangers. Ce n’est donc pas inimaginable, mais ça pose toute une série de problèmes et renvoie à la question de la xénophobie, c’est-à-dire du repli sur soi pour donner un pouvoir très large à un corps de citoyens réduit.

Vous défendez le populisme comme un principe vertueux en démocratie. Mais la démagogie et le populisme ne sont-ils pas une menace au contraire?
Je distingue la démagogie du populisme. Le populisme, pour moi, s’oppose à l’élitisme. C’est un discours qui met en avant les intérêts du peuple, ce qui est donc à mes yeux une posture démocratique. La démagogie, elle, renvoie à l’attitude d’un tribun capable de manipuler le peuple et de lui faire prendre de mauvaises décisions. Imaginons, par exemple, un vote sur la peine de mort. Quelques semaines avant le vote, un meurtre terrible survient qui permettrait aux démagogues de profiter de l’émotion pour réintroduire la peine de mort. Il y a toujours un risque en démocratie.

Mais la démocratie peut aussi se protéger par l’autolimitation. Les Grecs, dès le IVe siècle, avaient inventé un garde-fou appelé graphe paranómon, une institution autorisant chaque citoyen à attaquer en illégalité une décision de l’Assemblée. On tirait ensuite au sort les noms de centaines d’autres citoyens pour reconsidérer la décision. Revoter, c’est ce que la Suisse devrait faire selon moi sur les minarets d’ici un an ou deux. Mais la meilleure parade à la démagogie, c’est encore l’éducation des citoyens. Je remarque qu’en Suisse, les prouesses rhétoriques ne sont pas vraiment valorisées. Et lorsque certaines propositions font surface, telle l’initiative de l’USS pour augmenter de 10% les rentes AVS, les citoyens posent les bonnes questions dès la récolte des signatures: comment allez-vous financer cela? Les gens ne craignent pas d’aborder la question, car, à force de voter, ils connaissent le sujet et ses écueils.

Défendre la démocratie directe. Par Antoine Chollet. Presses polytechniques et universitaires romandes, Le savoir suisse (2011), 117 p.
Défendre la démocratie directe. Par Antoine Chollet. Presses polytechniques et universitaires romandes, Le savoir suisse (2011), 117 p.

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