C’est plus fatigant de courir 150 kilomètres que 330

Tor des Géants. Un participant à la course d’endurance la plus exigeante du monde, dans le Val D’Aoste. © Tor des Géants, photo 2013 Raffaella Santamaria
Tor des Géants. Un participant à la course d’endurance la plus exigeante du monde, dans le Val D’Aoste. © Tor des Géants, photo 2013 Raffaella Santamaria

Cette conclusion stupéfiante d’une étude de l’UNIL interpelle les dizaines de milliers d’amateurs qui participent aux 20 km de Lausanne, à la fin avril, ou au Marathon, en octobre. Devraient-ils allonger leurs parcours et se lancer sur les grandes distances? Les réponses du professeur Grégoire Millet.

Les sports d’endurance, en particulier la course à pied, font de plus en plus d’émules. En région lémanique, le Marathon ou les 20 kilomètres de Lausanne rencontrent d’ailleurs un succès croissant. Pour preuve en 2013, année record, 14 155 Romands se sont inscrits au Marathon ou au semi-Marathon, et malgré le mauvais temps, 11 972 d’entre eux ont franchi la ligne d’arrivée. Du côté des ultramarathons, on observe le même phénomène. Et pourtant ces courses extrêmes, longues de plusieurs centaines de kilomètres, se déroulent sur plusieurs jours et poussent l’organisme dans ses retranchements. De fait, elles suscitent également l’intérêt des physiologistes.

La course la plus exigeante du monde
A Lausanne, les chercheurs de l’Institut des sciences du sport de l’UNIL (ISSUL) ont mesuré et analysé les performances des athlètes du Tor des Géants, une course à laquelle le professeur Grégoire Millet a participé en 2012. Ce tour du Val d’Aoste par les sommets est actuellement la course d’endurance la plus exigeante du monde. Avec ses 330 kilomètres de sentiers de montagne, ses 25 cols à franchir et un dénivelé positif de 24 000 mètres, elle est considérée plus difficile que la Race Across America (4800 km de vélo à travers les Etats-Unis) ou encore que la Coast to Coast de Nouvelle-Zélande (243 km de course, vélo et kayak). «C’est comme si vous faisiez en courant deux fois le tour du Léman, avec en prime trois allers-retours au sommet de l’Everest!», calcule Grégoire Millet. Et pourtant une étude menée par son équipe de recherche, en collaboration avec des chercheurs des Universités de Saint-Etienne et Vérone, révèle que les participants aux Géants (330 km de long) présentent une fatigue musculaire moindre que les coureurs de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB), une épreuve semblable de 168 kilomètres.

Ce constat a priori paradoxal a interpellé les spécialistes eux-mêmes. En effet, si les physiologistes de l’UNIL ne s’attendaient pas nécessairement à mesurer une fatigue beaucoup plus importante sur le Tor, ils avaient tout de même pensé obtenir des résultats similaires sur les deux trails. «Au-delà de 50% de perte de force, on postule que cela devient compliqué de marcher, surtout en côte, explique le spécialiste lausannois. Ce n’est donc pas parce que le Tor des Géants est deux fois plus long en distance et trois fois plus long en durée qu’on s’attendait à rencontrer une dégradation musculaire proportionnelle; ce serait tout simplement inenvisageable. Mais à notre grande surprise, nous avons mesuré une fatigue musculaire plus faible sur le Tor des Géants que sur l’UTMB!»

 

Jonas Saugy. Doctorant à l’Institut des sciences du sport. Nicole Chuard © UNIL
Jonas Saugy. Doctorant à l’Institut des sciences du sport. Nicole Chuard © UNIL

Jusqu’à quatre fois moins de fatigue à mi-parcours!
Pour évaluer la fatigue neuromusculaire des coureurs, les chercheurs de l’UNIL ont mesuré ce qu’ils appellent la «force maximale volontaire» sur les extenseurs du genou (muscles de la cuisse) et les fléchisseurs plantaires (muscles du mollet). Les résultats des tests, effectués au départ, à mi-parcours et à l’arrivée de la course valdôtaine, se sont révélés très surprenants. A mi-chemin, alors que les coureurs ont déjà parcouru un trajet similaire à celui de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc, en termes de durée, de kilomètres et de dénivelé, la diminution de force neuromusculaire est très nettement inférieure.

«A la fin de l’UTMB, on constate une baisse de force d’environ 38% sur les muscles du mollet et de 30-32% sur ceux de la cuisse, contre respectivement 10% et 15% à la moitié du Tor des Géants, précise Jonas Saugy, doctorant à l’Institut des sciences du sport et premier auteur de l’étude. Autrement dit, sur le Tor, on observe une fatigue quatre fois moins importante au niveau du mollet et deux fois moindre au niveau de la cuisse.» A l’arrivée du tour valdôtain, les athlètes se révèlent toujours moins fatigués que sur le tour du Mont-Blanc, avec une diminution de force maximale volontaire de 30% sur les fléchisseurs plantaires et de 25% sur les extenseurs du genou.

Les résultats des analyses de sang, faites au départ et à l’arrivée de la course, vont dans le même sens et confirment les conclusions des chercheurs. Le taux de créatine kinase, une enzyme marqueur du dommage musculaire, est très important chez les participants des deux compétitions, mais il est près de quatre fois plus bas sur le Tor des Géants, avec en moyenne 3700 unités par litre contre 14 000 unités par litre sur l’UTMB.

Le secret, c’est la vitesse
Les spécialistes de l’UNIL expliquent ces étonnants résultats par les stratégies de pacing (gestion de l’allure) conscientes et inconscientes, que les Géants du Tor mettent en place. Ces derniers s’élancent en effet au départ d’une épreuve de 330 kilomètres pour laquelle 130 heures en moyenne sont nécessaires; les plus rapides franchissent la ligne d’arrivée en un peu moins de 80 heures – c’est le cas du professeur Millet qui termina la course en quelque 78 heures. C’est donc naturellement que ces endurants sportifs s’économisent.

L’accumulation de fatigue générale, le manque de sommeil (les coureurs du Val d’Aoste ne dorment qu’une dizaine d’heures seulement) les font également ralentir, avec pour conséquence une diminution de l’intensité de l’effort et donc du dommage musculaire. «En courant de moins en moins vite, on préserve sa structure musculaire. Cela ne veut pas dire qu’on ne souffre pas d’autres types de fatigue, commente Grégoire Millet, mais si l’on ne s’en tient qu’au muscle, ce n’est pas plus extrême de faire le Tor des Géants que de courir le Marathon de Lausanne.» Sportif aguerri, le spécialiste de l’UNIL n’hésite d’ailleurs pas à ajouter que ces épreuves de quelques dizaines de kilomètres peuvent carrément se révéler plus dangereuses par manque d’entraînement et de préparation.

Et sur des distances plus courtes?
De ces courses à pied populaires, parlons-en justement! Le Marathon de Lausanne serait-il moins fatigant que les 20 kilomètres? Les participants à ces manifestations sportives ont la possibilité de ne courir que la moitié du trajet. Faut-il les encourager à courir sur l’entier du parcours?

Pour Grégoire Millet, il est difficile de traduire les conclusions de l’étude sur des épreuves courtes, car la fatigue générale accumulée sur les ultramarathons induit naturellement une décélération et donc la relative préservation des muscles. «Le message à faire passer est celui-ci, insiste le professeur lausannois: c’est l’intensité de l’exercice qui prime! Autrement dit, vous pouvez courir sur une plus grande distance si vous courez plus lentement.» Grégoire Millet met par ailleurs en garde les habitués des 20 kilomètres de Lausanne qui concluraient que le Marathon est facile. «Ce n’est pas facile du tout! Il faut être bien préparé. Une des clés dans les activités sportives, c’est une bonne connaissance de soi-même: il ne faut pas se sentir plus fort que l’on est!»

Pour cet habitué des courses d’endurance, il est impératif de savoir se situer par rapport à la difficulté réelle d’une course. «Sur le Tor des Géants, j’ai rencontré des athlètes qui ne voyaient que la distance, s’étonne-t-il, et ne prenaient pas en considération les conditions de la course: par exemple les passages de col à haute altitude, courir de nuit sur des sentiers de montagne, ou encore les aspects techniques en descente. Ne pas tenir compte de cela, c’est comme traverser l’Atlantique à la voile en n’ayant jamais navigué qu’entre Vevey et Montreux! Sur les épreuves courtes, il faut aussi prendre en considération d’autres paramètres, notamment les conditions climatiques en particulier chaudes et humides qui sont très pénalisantes et peuvent vous mettre en danger (hyperthermie).»

Ne pas se tromper d’allure
Pour bien s’entraîner en vue de ces épreuves d’endurance, le physiologiste lausannois préconise de courir lentement. «80% des amateurs courent beaucoup trop vite, constate Grégoire Millet; ils assimilent l’exercice au fait d’en baver et de dégouliner de sueur: no pain, no gain, comme disent les Anglo-Saxons. Il faudrait au contraire terminer toutes ses séances d’entraînement en se disant: aujourd’hui, je n’ai rien fait, je commence demain. Cela éviterait également à celles et ceux qui reprennent une activité sportive de se dégoûter et d’abandonner.» Le spécialiste de l’UNIL recommande enfin aux sportifs amateurs de s’approcher de clubs, où ils pourront bénéficier de conseils techniques qui leur éviteront les blessures. Parole de spécialiste, courir n’est en effet pas si naturel qu’il y paraît…

Pourquoi l’ISSUL s’intéresse au Tor des Géants

Grégoire Millet. Professeur à l'Institut des sciences du sport (ISSUL). Nicole Chuard © UNIL
Grégoire Millet. Professeur à l’Institut des sciences du sport (ISSUL). Nicole Chuard © UNIL

Les ultra-trails sont des modèles particulièrement intéressants pour les physiologistes. En effet, ces compétitions, extrêmes par leur durée et leur difficulté, rassemblent des personnes en bonne condition physique et qui ne sont pas forcément de grands athlètes. Elles permettent de mesurer des niveaux de fatigue qu’il serait éthiquement inenvisageable d’obtenir en laboratoire. On ne peut décemment demander à personne de fournir un tel effort au nom de la science. En plus de ses investigations sur la fatigue neuromusculaire, l’Institut des sciences du sport de l’UNIL (ISSUL) mène plusieurs recherches sur le Tor des Géants. Les spécialistes lausannois ont notamment étudié les modifications de la foulée induites par l’effort et les perturbations de l’équilibre, deux aspects dans lesquels la fatigue neuromusculaire et la privation de sommeil jouent naturellement un rôle primordial.

Dans un registre plus psychologique, des tests sensori-moteurs pour déterminer l’état d’éveil et la réactivité des sportifs avant et après la course ont été conduits par l’Université de Vérone en 2011. Pour faire suite à ces investigations, l’ISSUL a complété les données italiennes grâce à des mesures électroencéphalographiques, prises lors de la dernière édition du Tor. «La fatigue est le revers de la médaille de la performance sportive, conclut le professeur Grégoire Millet, et c’est pour cela qu’elle nous intéresse. Si vous êtes capable de mieux lutter contre elle, vous allez vraisemblablement améliorer vos résultats.»

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