Alexia Paratte : Vous avez réalisé une série inédite, Vestiges 3.0 (2023), composée de deux œuvres, Payday et Get a Life, pour l’exposition Techno-mondes. Jusqu’à présent, vous proposiez des projets qui créaient une interaction avec le public, ou très axés sur la réalité augmentée, pourquoi, pour l’exposition Techno-mondes, avez-vous eu envie de faire un projet un peu plus « physique » ?
Camille Scherrer : J’ai l’impression que c’est précisément parce qu’on parle de mondes virtuels qu’il ne fallait pas aller dans le virtuel. Je crois que j’avais aussi une sorte de fatigue de la réalité virtuelle. Cela fait depuis 2008 que j’ai commencé à comprendre ces phénomènes-là, et je dois avouer que je suis un peu essoufflée. Avec Vestiges 3.0, il y a toute une poésie : on parle du monde virtuel sans le toucher, et c’est là que cela devient intéressant. J’ai pensé, par exemple, à toute une mouvance de personnes qui font des jeux vidéo avec des scotchs : des levels de Super Mario faits avec un scotch carrossier sur un mur. Il y a là, tout d’un coup, une réaction humaine. On ne sait plus vraiment où se situe le réel, et on questionne alors davantage le virtuel à mon avis, sans réellement utiliser un outil virtuel.
Veritsa Vuchkova : Get a Life est une installation d’un cœur géant qui semble est tombé du ciel et qui aurait atterri dans le pré devant la bibliothèque universitaire. Comment avez-vous pensé ce projet dans son rapport au lieu ?
Camille Scherrer : L’image qui m’intéressait pour ce projet, c’était l’esthétique du pixel pur : ce cœur pixélisé qui se mélange avec l’herbe du pré, qui va commencer à grimper sur l’objet. Idéalement, j’aimerais que les moutons du pré tournent autour de Get a Life (fig. 1). Il y a vraiment une confrontation intéressante entre l’environnement naturel et l’esthétique très virtuelle de mon installation. Je souhaitais que ces deux mondes se rencontrent.
Veritsa Vuchkova : Comment s’est déroulée la genèse du projet ?
Camille Scherrer : Quand on met la casquette d’artiste designer, pour moi, c’est un peu difficile de faire la part des choses. Beaucoup de monde me prend pour une artiste, mais moi je me considère plutôt comme une designer qui a besoin de contraintes pour travailler : on va me donner un cadre, m’expliquer qui sont les personnes qui vont appréhender le projet. C’est quand j’ai une forme de contrat que j’arrive à créer quelque chose qui m’intéresse. En me mettant face au projet de Techno-mondes, c’est ce cadre qui m’a amenée à faire autre chose que ce que j’ai l’habitude de créer.
Alexia Paratte : Sur le campus de l’UNIL comme de l’EPFL juste à côté, il y a de nombreux étudiants et étudiantes qui, comme moi, jouent aux jeux vidéo. Vos motifs pixellisés issus des jeux vidéo, ainsi installés dans le pré, donnent l’impression que c’est le jeu vidéo qui vient à nous.
Camille Scherrer : C’est vrai que moi, n’étant pas du tout gameuse, j’ai de la peine à appréhender, à savoir ce que les joueurs et joueuses de jeux vidéo vont penser de cette œuvre-là. Pour moi, c’est vraiment un clin d’œil bienveillant à cette espèce de monde qui est quelque part ailleurs, mais qui n’est pas loin de nous finalement, parce qu’il est un peu autour de nous. Et puis dans ce projet, c’est comme s’il y avait un plafond de verre entre le monde virtuel et nous, mais qu’une petite fente a laissé passer une life qui s’est écrasée dans le champ. C’est l’image que j’avais en tête. C’est pourquoi le cœur devait avoir l’air d’être tombé du ciel.
Veritsa Vuchkova : Initialement, le titre « Get a Life » m’a fait penser à une personne qui ne vit pas assez dans l’instant présent, ou peut-être qui passe trop de temps sur les réseaux sociaux. Est-ce que je me trompe ?
Camille Scherrer : C’est effectivement le côté cynique de ma proposition. Mais je n’aimerais vraiment pas le dire avec un ton dédaigneux envers les gamers. Je respecte tout ce qui a trait au game design, j’enseigne dans une école où ils en font beaucoup d’ailleurs. J’avoue que je ne sais pas si le symbole de la vie (« life ») se fait toujours de nos jours, mais j’avais l’impression que c’était assez universel et que cela fait presque appel à l’inconscient collectif.
Alexia Paratte : Pourquoi avez-vous choisi d’autres motifs (fraise, étoile), que finalement vous n’avez pas utilisés ?
Camille Scherrer : J’avais fait toute une recherche sur la reward, la récompense. J’ai vraiment réfléchi à quelle forme devrait prendre une récompense pour toucher un maximum de gens. Peut-être que justement, le coin (pièce dans Payday, fig. 2) va tout de suite être pris pour une récompense par un maximum de personnes, tandis que le cœur sera compris d’une manière différente. Pour moi, il s’agissait de collecter les cinq motifs qui me paraissaient les plus iconiques par rapport à ce phénomène de reward. Mais le motif de la vie était tellement plus fort et tellement au-dessus des autres motifs que j’ai privilégié le cœur pour sa puissance évocatrice.
Alexia Paratte : Il y a beaucoup de polémiques sur l’intelligence artificielle et le fait qu’elle se base sur des œuvres préexistantes pour en créer de nouvelles. Il a des controverses à ce sujet, des artistes soupçonnant qu’on leur ait volé leurs œuvres pour entraîner les intelligences artificielles. Où vous placez-vous par rapport à ces problématiques ?
Camille Scherrer : Je ne crains pas qu’on aille me voler mes œuvres. J’ai plutôt un regard tendre avec cela ; je trouve que cela fait partie de la recherche en général. Et si l’artiste le plus reconnu dans dix ans est une machine, je serais plutôt assez contente. Je ne crains pas du tout les robots. Je sais que les renards seront toujours là, et les sapins aussi, qu’il n’y a pas de doute là-dessus. De plus, je trouve cela vraiment impressionnant de voir jusqu’où les algorithmes sont capables d’aller.
Veritsa Vuchkova : Pouvez-vous vous imaginer travailler sans le numérique ?
Camille Scherrer : Oui, oui, oui ! Même avec plaisir ! Normalement en 2024, je devrais avoir une année un peu plus tranquille. A priori j’utiliserai de la céramique, du bois, du pin ; je ferai des choses beaucoup plus down to earth. En ce moment, je passe des heures devant mon ordinateur sur After Effects avec des dizaines d’éléments ouverts partout sur mon écran. Mais je crois que cela doit aussi être contrebalancé par des moments dans le réel. Je crois que c’est là que j’arrive à faire du bon travail, quand j’ai un pied dans les deux mondes. Et puis, j’arrive à en sortir pour faire beaucoup de choses enrichissantes. Vraiment, si un jour mon ordinateur prend feu, je fais autre chose !