Les jeux vidéo transforment notre façon de voir le monde. L’œuvre de Camille Scherrer pour l’exposition Techno-mondes devant la bibliothèque universitaire de Lausanne est à ce titre symptomatique. Dans une exposition axée sur la technologie, on s’attendrait à découvrir des œuvres à la réalité augmentée, mais Camille Scherrer a proposé une œuvre « matérielle ». Ce choix est d’autant plus surprenant que jusqu’à présent, la designer romande travaillait principalement avec les nouvelles technologies. Elle abandonne son univers habituel et immatériel de jeux de lumière pour explorer des techniques plus traditionnelles.
La série Vestiges 3.0 se compose de deux œuvres à motifs pixélisés : Payday et Get a Life (fig. 1). C’est l’esthétique des jeux de la génération 8bit, dont Super Mario Bros, qui est mise en lumière. Payday est une série de coins, inspirée des récompenses virtuelles dans l’univers Nintendo. Pour ce qui est de Get a Life, l’œuvre est une installation d’un cœur géant qui semble être tombé du ciel et qui aurait atterri dans le pré. Elle évoque tant les vies restantes (les lifes) dans un jeu vidéo, qu’elle fait référence aux likes des réseaux sociaux. Le traitement esthétique des deux icônes reste fidèle aux codes du jeu, mais la dimension de la vie (life)est d’une nouvelle ampleur et dépasse la taille humaine. Camille Scherrer n’est pas la seule créatrice à rendre hommage aux jeux vidéo ou à mettre en valeur l’esthétique du pixel. Le médium du jeu vidéo devient de plus en plus une référence pour d’autres médias (QUARANTA 2009, p. 297). En quoi les jeux vidéo conditionnent-ils l’esthétique et les registres dans l’installation Vestiges 3.0 ? Et de quelle manière Camille Scherrer contribue-t-elle à son tour à la définition d’une esthétique du pixel ?
Pour ce faire, nous commencerons par analyser le rapport entre le réel et le virtuel dans Vestiges 3.0. À ce propos, nous évoquerons des notions émises par Domenico Quaranta (2009) au sujet de l’esthétique des jeux, et les appliquerons aux œuvres de Camille Scherrer. Ensuite, nous essaierons de comprendre les innovations apportées par les artistes qui font usage de jeux vidéo. Enfin, nous tenterons de comprendre comment Camille Scherrer utilise le caractère rétro du pixel pour faire appel à la nostalgie des joueurs et s’interroger sur les récompenses virtuelles.
Avec l’avènement des nouveaux médias et leur développement constant, les possibilités artistiques se diversifient, et de plus en plus d’artistes explorent les technologies et cultures numériques. Mais comme Nathalie Dietschy l’explique (DIETSCHY 2017, p. 212), l’apparition d’une technique ne signifie pas systématiquement la disparition d’une autre. Si l’œuvre de Camille Scherrer se rapproche de la technique traditionnelle de la sculpture, elle puise ses inspirations dans le monde numérique des jeux. Ce dernier possède ses propres iconographies et registres. Fulvio Carmagnola établit quelques caractéristiques des goûts liés aux nouveaux médias (CARMAGNOLA cité in QUARANTA 2009, p. 298). Dans un jeu vidéo, le virtuel prend le pas sur le monde physique, de telle sorte que les limites entre réel et imaginaire sont brouillées.
Dans le cas de Camille Scherrer, nous retrouvons cette confusion entre les deux mondes, mais cette fois leur rapport est inversé. C’est le monde physique qui prend le dessus sur l’univers virtuel. Par conséquent, l’acte d’immersion est remplacé par un acte de contemplation esthétique. Le public comprend la référence au gaming, mais perd le sentiment de « toute-puissance » qu’il pourrait avoir dans un jeu, puisqu’il ne peut ni participer, ni profiter de la récompense virtuelle. De surcroît, la dimension du cœur surprend et intimide par sa monumentalité (fig. 2). Le rôle du public est de cette manière réduit et passe de l’« utilisateur comme démiurge » (Ibid.) au spectateur. Ainsi, l’œuvre de Camille Scherrer poursuit la mécanique des jeux vidéo et déstabilise les catégories qui permettent de percevoir le monde tangible avec clarté (Ibid.). Il devient difficile de discerner ce qui est de l’ordre du réel et ce qui ne l’est pas. Alors que les jeux vidéo empruntent des sources au monde réel, Camille Scherrer puise ses sources d’inspiration dans les jeux.
Camille Scherrer n’est pas la seule créatrice à s’inspirer des jeux vidéo. Il existe de nombreux artistes contemporains qui se déclarent videogame artists. Ces derniers ne jouent pas forcément aux jeux, mais les copient (Ibid., p. 299). La stratégie de la copie les inscrit dans la tradition de l’art appropriationniste de la fin des années 1970 et des années 1980. La copie est alors utilisée dans le but de questionner la notion d’originalité (EVANS 2009, p. 15). Quaranta assimile l’art inspiré des jeux vidéo à un nouveau mouvement Pop ou uber-pop (QUARANTA 2009, p. 301). D’une certaine manière, Super Mario a remplacé des célébrités comme Elizabeth Taylor ou Marylin Monroe de l’époque du Pop Art et le coin a pris la place des boîtes de soupe Campbell. L’appropriation des motifs issus des jeux vidéo par les artistes leur octroie une nouvelle valeur, une valeur « artistique ». Ce qui rend le jeu vidéo intéressant pour les artistes, c’est sa richesse en iconographie populaire (QUARANTA 2009, p. 300). Les motifs des jeux Nintendo sont effectivement facilement reconnaissables et font partie de références culturelles communes. C’est pour cette raison que Camille Scherrer a choisi le motif du cœur et de la pièce (coin.), aisément identifiables et faisant partie de la mémoire collective (PARATTE, VUCHKOVA 2023).
Inspiré par le même univers que Camille Scherrer, l’artiste Invader met en valeur le pixel dans un milieu urbain au moyen de carreaux de céramique. Inspiré du jeu Space Invaders (1978), son nom d’artiste insinue qu’il souhaite envahir l’espace public. La mosaïque de Super Mario, située à la Rue du Plâtre à Paris, a été soigneusement placée de telle manière que le Mario représenté semble sauter pour franchir un obstacle (fig. 3). L’objectif d’Invader est de libérer ces êtres fictifs, non seulement des musées et des institutions, mais aussi des écrans restrictifs, afin de les intégrer dans la réalité de chacun (SPACE INVADERS 2014). En 2015, l’artiste a même collaboré avec l’Agence spaciale européenne pour envoyer sa mosaïque Space2 dans l’espace (fig. 4). Libéré de la surface terrestre, le personnage alien est parti à bord d’un vaisseau spacial et a été accueuilli par la station spaciale internationale, où sa nature extraterrestre s’intègre parfaitement. Le créateur Invader est ainsi passé du street art au space art (CHEVALIER 2015), envahissant au-delà de notre planète et repoussant ses propres limites.
Camille Scherrer, quant à elle, développe le concept de libération d’une autre manière : elle intègre l’œuvre dans un décor naturel qui contraste fortement avec les angles droits des pixels. Si Vestiges 3.0 a été pensé spécifiquement pour le site de l’exposition, l’œuvre peut également être imaginée dans un autre paysage. La série affecterait la façon dont l’espace est vécu (il ne faut pas oublier non plus les pixels qui accentuent la deux-dimensionnalité de l’œuvre). Lors de notre l’interview, nous avons interrogé Scherrer si la technique peut être qualifiée de sculpture et elle a répondu par l’affirmative (PARATTE et VUCHKOVA 2023). Ultérieurement, elle a même changé les divisions de techniques sur son site en ajoutant « sculptures » à la catégorie préexistante des « stills ».
L’aspect ludique de l’esthétique « rétro game » nous ramène d’une manière ou d’une autre à l’enfance (QUARANTA 2009, p. 306), univers que Camille Scherrer convoque dans ses projets. Dans une interview avec Françoise Jaunin, elle explique : « c’est mon credo : si ma grand-mère et mes filles sont à l’aise avec ce que je fais, c’est que c’est juste ! » (JAUNIN 2019, p. 12). Cet intérêt pour l’enfance, que ce soit dans le dadaïsme, le surréalisme, ou l’art brut, relève souvent de la volonté de s’opposer aux formes traditionnelles en libérant l’irrationnel (QUARANTA 2009, p. 306). Camille Scherrer évoque l’esthétique des jeux Mario de son enfance. Dans l’interview que nous avons réalisée, elle explique également qu’elle réfléchit davantage comme une designer que comme une artiste (PARATTE et VUCHKOVA 2023, p. 1), autrement dit elle s’adapte au public prévu et aux contraintes données. Les œuvres Payback et Get a Life résultent ainsi de la nature du cadre de l’exposition Techno-mondes. Le pré et le thème technologique ont pour ainsi dire fait naître une œuvre « physique ».
Parmi les inspirations préférées de Camille Scherrer, on retrouve ses souvenirs d’enfance et les objets domestiques. Ayant grandi au Pays-d’Enhaut et s’intéressant aux nouvelles technologies, ses œuvres combinent un attachement au folklore local et des techniques numériques de pointe. Elle dit ouvertement : « je crois aussi, bêtement que j’ai un peu peur de perdre une partie de mon instinct et de ma spontanéité à trop vouloir étudier et analyser le champ de l’histoire de l’art » (JAUNIN 2019, p. 22). Sa source d’inspiration principale n’est ainsi pas l’histoire de l’art, mais la culture populaire, plus accessible.
Malgré la nostalgie provoquée par la dimension enfantine des jeux, il convient de souligner que la série pixélisée révèle aussi une observation cynique envers la société de récompenses virtuelles, sans pour autant porter une regard critique envers les gamers. Ceci pourrait s’assimiler à la notion de « trickster », formulée par Quaranta (QUARANTA 2009, p. 306). Le « trickster » ne rejette pas les règles de la société des médias, mais il utilise leur pouvoir de communication pour ensuite le renverser. Chez Camille Scherrer, l’ironie se comprend dans les titres des œuvres. Avec un ton à la fois sérieux et sarcastique, Payday et Get a Life évoquent la vie capitaliste ainsi que le travail de routine. Le contenu visuel ludique contraste manifestement à la description textuelle, provoquant alors une tension troublante. Récolter des coins n’est en effet pas la même chose que de recevoir un salaire. La victoire dans un jeu est rarement présentée sans des signes visuels ou sonores qui encouragent et maintiennent l’engagement des joueurs. Ces récompenses sont « virtuelles », mais notre cerveau les perçoit comme des récompenses véritables et nous conditionne à reproduire les mêmes efforts (GOH 2017, p. 365). Get a Life suggère cyniquement de nous acheter une nouvelle vie. Des applications comme Instagram sont concernées. Des études ont montré que l’octroi de « likes » sur Instagram, symbolisés par des cœurs, peut remonter l’estime de soi (MACLEAN 2020, p. 242). Le cœur géant de Camille Scherrer nous invite en revanche à retourner à la réalité, à une réalité joyeuse et légère. Elle confirme aussi que c’est l’humour qui prime avant tout dans son œuvre :
« Je ne vais pas m’exprimer à travers un art torturé, ce n’est pas dans ma nature. Je suis bien trop joueuse pour cela. J’essaie juste de garder le sentiment de légèreté, d’humour et de poésie auquel je tiens par-dessus tout. » (JAUNIN 2019, p. 32)
En dépit des titres au ton sarcastique, les installations de Techno-mondes font appel à la nostalgie des joueurs en les invitant à convoquer leurs souvenirs d’enfance sur un mode joyeux, à les faire sourire.
Située à mi-chemin entre réel et virtuel, la série Vestiges 3.0 de Camille Scherrer déstabilise. Les œuvres Payday et Get a Life appartiennent au monde du gaming, mais semblent s’être égarées, fixées dans le monde réel, dans la nature. L’acte d’immersion des joueurs de jeux vidéo est remplacé par un geste de contemplation esthétique. Même si les titres Payday et Get a Life révèlent une observation cynique envers la société des récompenses virtuelles, la dimension ludique prédomine. Tout en restant dans un registre humoristique, Camille Scherrer utilise les symboles des jeux vidéo pour susciter une réflexion sur les récompenses virtuelles.
Bibliographie
Études
CHEVALIER François, « Space Invader : un street artiste à la conquête de l’espace », Télérama, mars 2015, www.telerama.fr/sortir/space-invader-un-street-artiste-a-la-conquete-de-l-espace,124024.php
DIETSCHY Nathalie, « Le livre d’artiste et l’écran : au-delà de la page à l’ère digitale », Revue française d’histoire du livre, n° 138, Genève, 2017, pp. 209-231.
EVANS David (éd.), Appropriation, London, Whitechapel Gallery ; Cambridge : MA, Mass., Whitechapel Gallery/MIT Press, 2009.
GOH Dion Hoe-Lian [et al.], « Perceptions of Virtual Reward Systems in Crowdsourcing Games », Computers in Human Behavior, vol. 70, 2017, pp. 365-74, https://doi.org/10.1016/j.chb.2017.01.006, consulté le 15 mars 2023.
MACLEAN Julie et al., [et al.], « Instagram Photo Sharing and Its Relationships with Social Rewards and Well‐being », Human Behavior and Emerging Technologies, vol. 2, n°3, 2020, pp. 242-50, . Adresse : https://doi.org/10.1002/hbe2.207, consulté le 15 mars 2023.
QUARANTA Domenico, « Game Aesthetics : How Videogames Are Transforming Contemporary Art », Art in the Age of Videogames, Monza, Johan & Levi Editore, 2009 [2006], pp. 297-308.
Sources
JAUNIN Françoise, Entre l’alpestre et le numérique : conversation avec Camille Scherrer, Lausanne, art&fiction, 2019.
PARATTE Alexia et VUCHKOVA Veritsa, Interview de Camille Scherrer, 16 janvier 2023.
SCHERRER Camille, chipchip.ch, consulté le 15 mars 2023.
Space Invaders, développé par AD, designé par FabLab, 2014, www.space-invaders.com, consulté le 15 mars 2023.