Durant l’exposition Techno-mondes qui a lieu du 27 avril au 1er octobre 2023 sur la Plaine de l’Unithèque à l’Université de Lausanne, la photographe lausannoise Catherine Leutenegger présente une nouvelle série réalisée à l’invitation de l’UNIL. La série Centre d’imagerie Dubochet (2022) a été prise au Centre d’Imagerie Dubochet (Dubochet Center for Imaging, DCI UNIL-EPFL), dans les laboratoires de cryo-microscopie électronique.
La série s’inscrit dans la lignée des projets de l’artiste, qui s’intéresse au tournant numérique et aux nouveaux outils photographiques qui en découlent, explorant les nouvelles technologies, afin d’apporter un nouveau regard sur le monde. Ses photographies, prises au plus près de la recherche scientifique, présentent un monde froid, où l’absence d’individus met en exergue un univers oscillant entre utopie et dystopie : un techno-monde. De quelle manière Catherine Leutenegger utilise-t-elle différents outils technologiques pour développer son propre regard sur le monde, permettant de questionner le rapport entre science et art ? Comment, en jouant notamment avec les échelles, créant un mystère autour de l’objet photographié, l’artiste induit-elle un questionnement sur l’ambivalence du progrès scientifique ?
Il convient en premier lieu de parcourir brièvement son œuvre, afin de souligner son intérêt pour les transformations technologiques. La série Kodak City (2007-2012) porte sur la transition entre argentique et numérique. Catherine Leutenegger documente la fin de l’empire Kodak, emblème d’un changement de paradigme dans la photographie (BOULOUCH, 2015). Elle s’intéresse ensuite à l’impression 3D, en grand format d’abord, par le biais de l’architecture (sére New Artificiality, 2016), puis en réalisant une nano-sculpture 3D d’elle-même, grâce à un microscope électronique, découvrant les confins de la science et de l’infiniment petit. En 2018, sur mandat de l’EPFL, à l’occasion des cinquante ans de l’école polytechnique, elle s’immerge dans le monde de la recherche scientifique. Ayant l’opportunité de visiter le campus et les laboratoires, elle fait la rencontre de chercheuses et de chercheurs qui lui montrent de nouveaux moyens de visualisation qui permettent d’aller au-delà du visible pour l’œil humain. Une forme de partage s’instaure au travers de cette collaboration, permettant à Catherine Leutenegger d’apprendre à manipuler de nouveaux outils, et peut-être aux scientifiques d’avoir un autre regard sur leurs objets d’étude (LEUTENEGGER, KONOPKA, CHRISTINAT 2019). C’est là un point que souligne le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond dans une interview menée par le sociologue Jean-Paul Fourmentraux, en parlant de la rencontre entre différentes approches : « cette différence m’oblige […] à faire retour sur moi-même et à me rendre compte qu’au fond, ma démarche de physicien peut être éclairée d’une façon inattendue » (LEVY-LEBLOND 2012). Cette fonction heuristique du dialogue s’avère alors bénéfique pour les deux domaines qui s’éclairent de leur regard (ROGER 2022).
La démarche collective est aussi adoptée dans le projet pour l’exposition Techno-mondes, pour lequel elle collabore avec les chercheuses et chercheurs, afin d’appréhender pleinement la technologie de cryo-microscopie électronique. Celle-ci permet d’observer des échantillons biologiques dans leur état naturel en les vitrifiant, plutôt que de les congeler, ce qui abîmerait leur structure (LEVY, DI CICCO, BERTIN, DEZI 2021). Les images de Catherine Leutenegger capturent les microscopes (fig. 1), les laboratoires, mais montrent aussi un modèle moléculaire d’un protéique obtenu par cryo-microscopie (fig. 2). A propos de la photomicroscopie, Lelio Orci et Michael S. Pepper s’interrogent sur la potentielle qualité artistique du microscope, objet a priori scientifique, lorsqu’il est utilisé à but créatif (ORCI, PEPPER 2002, p. 133). En posant le problème du regard objectif scientifique opposé à celui de l’artiste, subjectif, ils mettent cependant l’accent sur l’intérêt du regard et du contexte.
De même que l’urinoir (Fontaine, 1917) de Marcel Duchamp ne serait pas une œuvre d’art dans une salle de bain, une photographie faite par un scientifique pour observer un échantillon ne pourrait avoir le statut d’œuvre d’art que si elle se trouve détournée et intégrée dans un contexte muséal. Monique Sicard explique ce phénomène de transfert :
Le dispositif technico-culturel de la réception conditionne l’adéquation du contenu avec l’attente du spectateur. Le passage d’un dispositif à un autre, d’une légitimité scientifique à une légitimité artistique, ne peut qu’entraîner une modification de la lecture. (SICARD, 2012, § 26)
Un même objet peut se voir alors doté de différents statuts en fonction de son contexte, qui calibre les attentes des spectateurs. Cette ambivalence du statut de l’objet est particulièrement intéressante, car cela permet de remettre en perspective le regard porté sur lui. Le phénomène de transfert se fait ici par le regard de Catherine Leutenegger, qui manipule la machine et choisit la prise de vue en fonction de sa sensibilité esthétique. Dans son article sur la photomicroscopie, Anastasia Tyurina souligne l’importance de considérer la pratique artistique comme une approche alternative aux objets scientifiques, valorisant de fait le regard en biais de l’artiste (TYURINA 2020, p. 103). Ainsi, par son regard de photographe, Catherine Leutenegger offre au public sa vision du monde scientifique et l’éclaire de sa propre subjectivité, permettant de nourrir les liens toujours changeants entre art et science (LEVY-LEBLOND 2012, p. 3).
Toutefois, le seul enjeu n’est pas d’offrir son propre regard sur le monde scientifique, mais de proposer une image incertaine pour le regard du public, en jouant avec les échelles. Plusieurs œuvres de Catherine Leutenegger proposent une prise de vue qui provoque une certaine confusion, à l’instar de Titan Krios II, vue interne, (qui a été utilisée pour l’affiche de l’exposition Techno-mondes,fig. 3) : s’agit-il d’une machine plus petite que l’homme, ou un monde aux accents de science-fiction, dans lequel on croirait reconnaître un balcon en hauteur ? Le public se trouve alors happé par l’image, essayant de démêler sa confusion. Comme Catherine Leutenegger nous l’a expliqué lors de l’interview que nous avons réalisée avec Furaha Mujynya à l’occasion de l’exposition (MUJYANA, LUTHIER 2023), ce trouble provoqué est intentionnel. La photographe vise à créer des images desquelles on pourrait dégager une multitude de sens et qui permettent de questionner la dualité de la science : « la science, selon moi, est ambivalente, parce que nous sommes toujours dans une recherche de progrès, mais nous savons que la notion de progrès est aussi à double tranchant » (MUJYANA, LUTHIER 2023). L’univers qu’elle propose n’inclut pas les humains (seul un gant de laboratoire rappelle la présence humaine au sein de sa série, fig. 4) ; c’est un monde dominé par la technique. L’absence de fenêtre, ne permettant pas à la lumière du jour de filtrer, donne également une impression atemporelle : quelle heure, quel jour, quelle époque, quel monde ? Il ne s’agit alors que d’essayer de deviner, de se situer, en observant la lumière bleue, tenace, irréelle, et les fumées d’azote qui se dégagent d’un récipient semblant se fondre avec celles-ci.
Tout univers futuriste de science-fiction présentant un monde très avancé d’un point de vue technologique peut être le lieu d’une dystopie, car l’abondance des technologies offre la potentielle prise de pouvoir de celle-ci sur les humains. Mais la dystopie est le versant d’une utopie : un monde si technologiquement avancé qu’il permettrait d’éradiquer des maladies, sur lequel on pourrait s’appuyer, et progresser encore (ATALLAH, 2011). C’est cet aspect abyssal de la science que Catherine Leutenegger essaie d’appréhender au sein de sa série photographique présentée à l’UNIL. Cette question du progrès continuel est aussi posée par Jean-Marc Lévy-Leblond, qui s’inquiète de l’avenir de la science : « Derrière l’immense effectivité de la science depuis un siècle et demi, ne risque-t-elle pas de s’étioler elle-même, victime de sa propre efficacité ? » (LEVY-LEBLOND 2012, p. 8). A l’inverse de Catherine Leutenegger, qui montre une volonté de s’immerger dans le monde scientifique, la réaction de Jean-Marc Lévy-Leblond est de favoriser un art dénué de toute technologie tel que le proposaient les artistes de l’arte povera, dont le dessein artistique était « la recherche délibérée de moyens rudimentaires, pauvres, pour s’exprimer » (Ibid.). Les réactions face au progrès de la science sont diverses, mais celle de Catherine Leutenegger permet d’appréhender un monde scientifique qui demeure souvent peu connu du grand public. En nous immergeant dans ce monde qui semble aussi réel qu’imaginaire, elle permet un questionnement sur l’image vue, ce qu’elle représente, ce qu’elle veut dire ou dit pour nous. Au travers de sa série photographique, elle remodèle nos imaginaires tout en évoquant des mondes aux contours incertains, afin d’empêcher notre pensée de se fixer.
Bibliographie
ATALLAH Marc, « Utopie et dystopie. Les deux sœurs siamoises », dans Le Bulletin de l’Association F. Gonseth, Institut de la méthode, 2011, pp. 17-27, consulté le 25.08.2021. URL : http://www.fabula.org/atelier.php?Utopie_et_dystopie_deux_soeurs_siamoise
BOULOUCH Nathalie, « Catherine Leutenegger : Kodak city », Critique d’art [En ligne], mis en ligne le 15 novembre 2015, consulté le 08 décembre 2022, URL : http://journals.openedition.org/critiquedart/17646
LEUTENEGGER Catherine, KONOPKA Bogdan, CHRISTINAT Olivier, Regards sur l’EPFL, Lausanne, EPFL Press, 2019.
MUJYNYA Furaha et LUTHIER Chloé, « Interview de Catherine Leutenegger », Lausanne, 13 février 2023.
LEVY Daniel, DI CICCO Aurélie, BERTIN Aurélie, DEZI Manuela, « La cryo-microscopie électronique révèle une nouvelle vision de la cellule et de ses composants », médecine/sciences, 37, 2021, pp. 379-385.
LEVY-LEBLOND Jean-Marc, « La science n’est pas l’art : Entretien avec Jean-Paul Fourmentraux », dans FOURMENTREAUX, Jean-Marc (dir.), Art et science, Nouvelle édition [en ligne], Paris, CNRS Éditions, 2012, consulté le 23.02.2023. URL : https://books.openedition.org/editionscnrs/19089
ORCI Lelio, PEPPER Michael, « Microscopy : an art ? », dans Nat Rev Mol Cell Biol, 3, 2002, pp. 133-137. https://doi.org/10.1038/nrm726
ROGER Hannah Star, Art, Science, and the Politics of Knowledge, Cambridge: MA, The MIT Press, 2022.
SICARD Monique, « Entre art et science, la photographie », dans FOURMENTREAUX Jean-Marc (dir.), Art et science. Nouvelle édition [en ligne], Paris, CNRS Éditions, 2012, consulté le 23 février 2023, URL : https://books.openedition.org/editionscnrs/19089
TYURINA Anastasia, « Searching for New Aesthetics : Unfolding the Artistic Potential of Images Made by Scanning Electron Microscopy », dans EARNSHAW Rae, LIGGETT Susan, EXCELL Peter, THALMANN Daniel (dir.), Technology, Design and the Arts – Opportunities and Challenges, New York, Springer, 2020, pp. 103-120.