Furaha Mujynya : Pour l’exposition Techno-mondes, à l’invitation de la commissaire Nathalie Dietschy, professeure à la Section d’histoire de l’art, vous vous êtes rendue au Dubochet Center for Imaging (DCI UNIL-EPFL), situé sur le campus de l’UNIL à Lausanne. Le Centre Dubochet possède deux microscopes électroniques de type Titan Krios G4 qui servent à aider les chercheurs et chercheuses à collecter des images en très haut résolution afin de déterminer les structures tridimensionnelles de complexes protéiques par des méthodes de reconstruction par projection de millier d’images. Quelles ont été vos sources d’inspiration pour votre série photographique sur le Centre Dubochet ?
Catherine Leutenegger : J’ai toujours été fan du film de Stanley Kubrick, 2001, Odyssée de l’espace (1968), interpelée par l’idée de la machine qui prend le dessus sur l’homme. C’est un film qui m’a marquée. J’apprécie aussi ces univers esthétiques qui peuvent rappeler des films de science-fiction. J’aime beaucoup le travail de Lynne Cohen par exemple. Dans sa série Occupied Territory (1987) elle photographie des espaces dans lesquels on a du mal à comprendre ce qui s’y passe. La photographe canadienne s’intéresse en effet à l’ambiguïté des lieux et montre que les choses ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être. Pour revenir à l’exposition, c’est après coup que j’ai appris que l’exposition allait s’intituler Techno-Mondes. Je me demande si Nathalie Dietschy, commissaire de l’exposition, ne s’est pas inspirée de ma photographie montrant une interne d’un microscope électronique (Titan Krios) (fig. 1) pour imaginer le titre Techno-Mondes. En revoyant mes images, je me suis en effet dit : « mais dans cette image, on pourrait s’imaginer que ce sont les éclairages d’une discothèque ! ». Il y a même des sortes d’estrades, où on pourrait avoir des danseurs ou des danseuses. On pourrait aussi s’imaginer que c’est la salle de disco du futur ou aussi mettre en analogie les fumigènes d’une discothèque.
Chloé Luthier : Avez-vous beaucoup retravaillé les prises de vue pour obtenir ces effets psychédéliques ?
Catherine Leutenegger : Dans toutes mes images, les objets et les lieux apparaissent tels qu’ils étaient lors des prises de vue, excepté pour l’image de l’intérieur du microscope électronique Titan Krios qui a été utilisée pour l’affiche de l’exposition (fig. 1). On pourrait imaginer que pour certaines images, j’ai éclairé, redonné une couleur bleue, mais ce n’est pas le cas, c’était vraiment comme cela. Après, bien sûr, on joue sur la balance des blancs avec l’appareil photo, mais il n’y a pas d’intervention de ma part. Pour le matériel, j’ai utilisé un boîtier numérique petit et moyen format avec l’ajout parfois de lumières flashs et des gélatines de couleurs. J’aime bien aussi que dans mes images, on ne sache plus trop jusqu’où je suis intervenue dans l’espace, si j’ai déplacé des objets ou s’ils étaient déjà comme ça, etc.
Chloé Luthier : Pouvez-vous nous présenter quelques œuvres de votre série réalisée pour l’exposition Techno-mondes ?
Catherine Leutenegger : C’est une sélection d’images de différents endroits du DCI [Dubochet Center for Imaging]. Ce qui est intéressant de noter, c’est que dans la recherche scientifique, on ne pallie pas au fait qu’on doit utiliser des données et que c’est aussi un enjeu fort dans la science de stocker ces données, de les analyser, de les mettre en résonance pour pouvoir peut-être les partager entre scientifiques et aussi pouvoir les retraduire une fois qu’on a fait l’échantillonnage de la molécule dans le microscope. Il y a donc cette dimension forte pour moi dans le domaine de la technologie. On est obligé de passer par des outils informatiques. Il y a les éléments qui montrent plutôt l’emploi de l’azote liquide pour maintenir les échantillons dans le froid parce qu’en cryomicroscopie, on gèle l’échantillon dans de l’azote liquide (-195 C°) pour pouvoir faire une espèce de snapshot de la molécule figée, qui est normalement toujours en mouvement. Cette dimension du froid est retraduite par des tonalités de bleus des images. J’ai aussi voulu montrer les vapeurs de l’azote liquide dans la photographie montrant un dewar, un récipient utilisé pour la conservation cryogénique des échantillons préparés et vitrifiés (fig. 2).
Catherine Leutenegger : J’ai aussi photographié un « cimetière de grilles », des grids (fig. 3). Une fois l’échantillon imagé à l’aide d’un microscope électronique, les grilles sont décongelées et ultérieurement éliminées. Je trouve intéressant de montrer cette quantité dans la quantité parce qu’on voit ici beaucoup de grilles, mais on a du mal à imaginer en fait que chaque grille comporte des compartiments qui servent à toutes les caractérisations d’échantillons. Il y a une sorte d’effet de mise en abîme. Des éléments visibles à l’œil nu jusqu’aux complexes protéiques des molécules sont rendus visibles à une échelle atomique grâce à un des microscopes électroniques les plus puissant au monde.
Furaha Mujynya : Parmi toutes vos images des laboratoires, des machines et des outils technologiques, il y a un gant de protection qui renvoie à l’humain et à l’usage de ces machines et instruments.
Catherine Leutenegger : Oui, en effet.L’image du gant de protection relève en réalité d’un accident : il avait été utilisé pour récupérer un échantillon qui était tombé au fond d’un baril d’azote liquide, un dewar (fig. 4). J’ai trouvé beau aussi d’avoir le gant de protection parce qu’il y a des outils informatiques, mais il y a toujours des humains derrière qui les manipulent. Je ne voulais pas forcément faire des portraits, avoir des gens au travail. J’ai fait aussi des images de ce type, mais au final, pour l’exposition, je trouve beaucoup plus fort de rester dans des images qui pourraient être complètement intemporelles. Dès qu’on a de l’humain, cela signifie qu’il y aura des vêtements, un style de coupe de cheveux, etc., des éléments qui vont temporaliser une image.
Dans le choix d’images, j’essaie un maximum de ne pas donner trop d’indices d’une temporalité. Dans ces laboratoires, il n’y a pas forcément la lumière du jour. On est vraiment dans une bulle. J’aime bien montrer cette dimension-là, qu’on ne perçoive pas forcément la lumière du jour dans les images, pour donner encore ce caractère plus intrigant aux photographies.
Furaha Mujynya : Depuis combien de temps vous intéressez-vous au monde de la science ? Pourquoi cet intérêt pour la technologie dans le monde scientifique ?
Catherine Leutenegger : Il faut savoir que j’ai commencé la photographie en 2001, à un moment charnière dans l’histoire de la photographie. Les premiers boîtiers numériques étaient devenus accessibles au grand public. Lors de mes études en photographie à l’ECAL, on avait à la fois des outils analogiques, et des outils numériques. J’ai donc été un peu baignée dans ces changements technologiques. J’ai par ailleurs toujours été intéressée à comprendre comment les photographes travaillent, comment ils changent leur regard par rapport aux outils à leur disposition. Après m’être consacrée à des projets qui proposent une réflexion sur le médium photographique lui-même, je me suis intéressée à la technologie d’impression 3D avec ma série intitulée New Artificiality. Commencée en 2015, ce travail m’a ouvert une nouvelle façon de faire ou de concevoir des images parce que, grâce à l’impression 3D, on peut aussi transformer des images bidimensionnelles en sculptures.
J’ai ensuite travaillé sur un projet pour l’EPFL (Regards sur l’EPFL, 2019), où j’ai pu rencontrer plusieurs personnes sur le campus, dans les laboratoires, des chercheurs et chercheuses qui utilisent des outils de visualisation qui ne sont pas forcément des appareils photo, qui vont au-delà du spectre du visible humain, et au-delà du spectre d’un appareil photo conventionnel. J’ai réalisé qu’on pouvait faire des images avec des scanners, des microscopes, faire des images issues d’algorithmes, d’intelligence artificielle. Je questionne indirectement la nature intangible de la photographie contemporaine numérique – versus la photographie argentique – qui n’est en somme qu’une visualisation virtuelle de données générées par des algorithmes. Faire de la photographie aujourd’hui équivaut à produire du code informatique. Qu’est-ce qui distingue véritablement une image réalisée avec un instrument scientifique d’une image réalisée avec un appareil photo numérique étant donné qu’ils génèrent tous deux des données ?
Chloé Luthier : Il est parfois difficile d’identifier ce qui est photographié dans vos photographies à l’échelle microscopique. Souhaitez-vous troubler le public qui se demande s’il s’agit de quelque chose de réel ?
Catherine Leutenegger : Oui, c’est voulu. J’essaie au maximum de faire des images qu’on a envie de regarder longtemps, en détails. J’apprécie le fait que mes images puissent susciter diverses interprétations, qu’on ne comprenne pas forcément si la lumière était réellement sur le lieu de la prise de vue, si cela a été inventé.
J’aime que mes images soient ambivalentes, qui peuvent avoir plusieurs significations. J’ai souvent peur de faire des images qui soient trop compréhensibles d’emblée, car j’aime créer une interrogation, un trouble. Selon moi, la science a quelque chose d’ambivalent parce qu’on est toujours dans cette recherche de progrès, qui tend vers des avancées positives, des améliorations, des solutions à nos problèmes, mais on sait aussi que la notion de progrès est à double tranchant. Je souhaite montrer cet aspect un peu plus sombre de la science. Le côté abyssal de la science me fascine : on va toujours plus profond, plus loin, mais en fait, plus on en sait, moins on en sait. Est-ce que l’on ne finit pas par se perdre dans cette quête effrénée ?