Entre infiniment petit et infiniment beau : Microscopes et logiciels de numérisation 3D dans les sciences et en art

Par Furaha Mujynya

Par Furaha Mujynya, Master en histoire de l’art et anglais, UNIL

« L’art et la science sont généralement considérés comme des domaines où les perceptions et les approches sont différentes et se chevauchent très peu, mais lorsqu’ils sont combinés, il en résulte parfois quelque chose d’exceptionnellement beau et inattendu » (AVRAMOULI, GONIDI, LAMBROPOULOU, 2017, p. 195). De nombreuses suppositions sont construites autour du monde de la science caractérisé par son « objectivité » et celui de l’art qui serait au contraire marqué par la « subjectivité », deux milieux souvent considérés comme dissemblables (ETISEN 2016, p. 1724). Pourtant, il devient de plus en plus commun de faire usage de technologies dites « scientifiques » dans des pratiques artistiques. L’utilisation d’outils microscopiques et de la photographie dans l’étude d’éléments naturels, à une échelle inaccessible à l’œil humain, est commune dans le monde de la science et particulièrement dans celui de la médecine, lors d’analyses moléculaires (AVRAMOULI, GONIDI, LAMBROPOULOU, 2017, p. 196). Si la microscopie permet d’étudier certaines maladies, et d’élaborer des traitements, elle peut également exposer la beauté qui se cache dans la nature à toute échelle. Les formes que les molécules peuvent prendre et les mouvements qu’elles effectuent fascinent non seulement les scientifiques, mais également les artistes.

Les technicien·ne·s en imagerie microscopique adoptent un rôle scientifique en photographiant, sans les modifier, des molécules et autres organismes vivants. Il·elle·s aident les scientifiques dans leur recherche par la production d’images qui permettent de faire ressortir certains détails des organismes biologiques observés (ZGODA 2020, p. 4). Cependant, la fonction scientifique de leur travail ne les empêche pas de s’intéresser à l’esthétique que possèdent naturellement certains organismes vivants – et avec leur savoir technique, réaliser des photomicrographies aux qualités esthétiques (ZGODA 2020, p. 4).

Plusieurs études sur la microscopie remettent pourtant en question la considération de cette technique en tant que pratique artistique, la confinant au domaine scientifique (ORCI, PEPPER, 2002 ; AVRAMOULI, GONIDI, LAMBROPOULOU, 2017). Si les microscopes servent à observer l’infiniment petit, d’autres technologies, comme la numérisation 3D, permettent de recréer et d’agrandir ces éléments, ce qui favorise leur manipulation, ainsi que la visualisation de leur tridimensionnalité. Ces techniques ont également été créées pour étudier et mieux comprendre la nature d’un point de vue scientifique et n’étaient pas originellement destinées à des fins artistiques. Quelles sont donc les possibilités d’utilisation de ces outils, dits technologiques ? La photographie, elle-même, connaît divers usages, dans des domaines variés, commerciaux, publicitaires, documentaires, artistiques, etc. Les microscopes et les logiciels de numérisation tridimensionnelle peuvent-ils également ouvrir à de nouvelles créations artistiques, à l’instar du Complexe protéique d’ADN de Catherine Leutenegger, réalisé à l’occasion de l’exposition Techno-mondes (fig. 1) ?

Fig. 1. Catherine Leutenegger, Complexe protéique d’ADN, série Centre d’imagerie Dubochet, 2022
Cryomicroscopie, source de l’image : Gruber Lab, Faculté de biologie et de médecine UNIL

Images de science et qualités esthétiques

Hormis des publications portant sur les avancées dans l’analyse de pigments et autres détails archéologiques d’œuvres d’art du passé à l’aide d’outils microscopiques et de logiciels numériques (HUANG, 2016), peu de littérature s’intéresse à l’utilisation artistique de la microscopie. Au contraire, elle est plutôt présentée comme un moyen d’analyser et d’illustrer l’infiniment petit, que ce soit en médecine, en géologie ou dans la conservation et la restauration du patrimoine artistique (PLISSON, 2015 ; GILFORD, 2014, p. 468, p. 479). Il existe des ouvrages qui portent de manière plus générale sur l’impact des avancées technologiques dans la production d’œuvres d’art et plus spécifiquement son impact sur le domaine de la photographie (MITCHELL, 1992 ; LOVEJOY, 2005 ; FONTCUBERTA,2015). En revanche, ceux-ci offrent généralement une vue d’ensemble de l’essor de la technologie numérique dans la création, et ne font que mentionner ou présenter rapidement l’utilisation d’outils microscopiques et de logiciels de numérisation (MITCHELL, 1992). L’ouvrage de Bridgette Mongeon, 3D Technology in Fine Art and Craft, compte parmi les quelques exceptions qui analysent en détail l’utilisation de technologie 3D dans les champs artistiques et de l’artisanat (MONGEON 2016). Durant les dernières années, quelques articles ont toutefois été publiés autour de l’utilisation d’outils microscopiques en art. Ils sont généralement rédigés par des scientifiques qui s’intéressent à l’utilisation de l’imagerie microscopique dans des contextes non-scientifiques, ou qui viennent questionner le statut d’outils scientifiques dans la sphère artistique (ORCI, PEPPER, 2002 ; AVRAMOULI, GONIDI, LAMBROPOULOU, 2017).

Certaines recherches s’intéressent au potentiel éducatif de l’art, parfois considéré comme un moyen de démocratiser les avancées scientifiques au grand public. En utilisant des techniques de photographie scientifique tout en étant à la recherche d’une qualité esthétique, ces images permettent d’exposer la beauté de la nature à des micro – voire nano – échelles ; généralement inaccessible au public. Anastasia Tyurina et Ali K. Yetisen soulignent particulièrement les avantages que des images effectuées à partir d’outils microscopiques peuvent avoir pour des domaines comme la biologie, l’écologie, et la science en général (YETISEN 2016, p. 1727-1728 et p. 1738-1739 ; TYURINA 2018, p. 17). Grâce à l’art, la science peut gagner en visibilité, ce qui lui permettra ensuite de sensibiliser la population quant aux recherches actuelles et potentiellement obtenir plus de fonds pour de futurs projets (YETISEN 2016, p. 1737). Plusieurs initiatives et concours démontrent qu’il existe un réel intérêt artistique envers des techniques dites « scientifiques », comme les compétitions Nikon’s Small World, le concours d’imagerie scientifique de l’Association des Postdocs en Sciences Naturelles de l’Université de Lausanne (APNS), The [Figure 1.A] Scientific Art Exhibition à Lausanne,ou encore le concours d’images scientifiques du FNS, qui promeuvent la valorisation de la recherche par le biais d’images scientifiques aux qualités esthétiques (LINDSAY 2021, p. 5) (fig. 2). Les frontières établies entre les mondes de l’art et de la science semblent donc s’effriter peu à peu, laissant place à une approche croisée des deux domaines.

Fig. 2. Carlos P. Flores Suarez, Vascularisation d’une rétine de souris, confocale, 20x (grossissement de l’objectif), 2020, Baylor College of Medicine Optical Imaging & Vital Microscopy Core, Houston, Texas, USA [11ème prix 2021 de la compétition Nikon’s Small World].

Entre « objectivité » scientifique et « subjectivité » artistique

Si une vision binaire des domaines artistiques et scientifiques a longtemps existé, de nombreux instituts de recherche et programmes interdisciplinaires mêlent de nos jours art, science, et technologie, démontrant ainsi qu’il ne s’agit pas de domaines mutuellement exclusifs, à l’instar des rencontres et programmes de recherche arts/sciences organisés par La Grange à l’Université de Lausanne (YETISEN 2016, p. 1728). Cependant, il existe encore des appréhensions quant au croisement des deux domaines, comme le démontrent les articles de Lelio Orci et Michael Pepper, intitulé « Microscopy : an art? », ainsi que celui d’Antigoni Avramouli, Maria Gonidi et Maria Lambropoulou, « Microscopy as a form of art », qui questionnent l’utilisation et le statut de la microscopie comme pratique artistique (ORCI, PEPPER, 2002 ; AVRAMOULI, GONIDI, LAMBROPOULOU, 2017).

Fig. 3. Catherine Leutenegger, Unnatural Studies / Pomme de pin, 2021

Médium d’enregistrement, la photographie a, dès ses débuts, servi les recherches scientifiques et permis de rendre visibles des mondes inaccessibles ou peu perceptibles à l’œil nu (en astronomie par exemple), avant d’être également pleinement reconnue en tant que pratique artistique (McCAULEY 2005, p. 2).De nos jours, il existe un débat sur la distinction entre photographie artistique et « technique » ou « applied photography » (RAY, 1999, p. 2), plaçant la microphotographie ou toute autre technique d’imagerie microscopique dans le domaine scientifique plutôt qu’artistique. Bien que des similitudes dans les démarches de travail des artistes et des scientifiques sont exposées par Orci et Pepper, une divergence importante semble subsister : l’« objectivité » scientifique et la « subjectivité » artistique (ORCI, PEPPER, 2002, p. 133). Cette distinction sous-entend que la création d’œuvres artistiques dans un environnement scientifique crée problème, car l’art n’est pas régi par les mêmes exigences d’objectivité que la recherche scientifique (ORCI, PEPPER, 2002, p. 133).

Pourtant certains outils microscopiques, qui utilisent notamment la restitution digitale 3D ou l’IA, vont produire des images quelque peu différentes de la réalité. Ainsi que nous l’a confié Catherine Leutenegger, l’objectivité associée aux instruments de mesure et de visualisation est relative. Les scanners à électrons conçoivent par exemple des visuels en noir et blanc, alors que l’objet observé est bien évidemment doté de couleur. Les images effectuées à partir d’outils microscopiques ne sont ainsi jamais des miroirs exacts de la réalité, démontrant la subjectivité inhérente des procédés utilisés. « Il y a donc pour moi une restitution, qui peut être assimilée à une interprétation qui dépend de l’instrument (sa résolution, ses propriétés, avec IA ou sans IA, etc.) », explique Catherine Leutenegger (MUJYNYA 2023). Lors de sa participation à l’exposition Unnatural Studies (2022) ou encore dans le cadre de la publication Regards sur l’EPFL (2019), la photographe enquête à l’échelle microscopique et s’intéresse aux scanners et imprimantes 3D. Les images qu’elle produit jouent avec les échelles, déroutant les spectateur·trice·s qui ne parviennent plus à distinguer une image artificielle, conçue à l’aide d’un logiciel, d’une microphotographie (fig. 3). Elle parvient à démontrer que grâce à la croissance exponentielle des technologies numériques, les barrières entre le réel et l’imaginaire ne font que se confondre et ce dans tous les secteurs, qu’il s’agisse du monde de l’art – avec ses multiples logiciels de transformation et de correction d’images et la présence d’intelligence artificielle – ou encore celui de la science, où les chercheur·se·s utilisent des technologies de plus en plus sophistiquées afin de comprendre et analyser l’univers, de l’atome à la galaxie (fig. 4).

Fig. 4. Catherine Leutenegger, Neurones de souris, Courtine-Lab, EPFL, 2018

Néanmoins, le·la microscopiste respecte l’intégrité de l’objet observé dans sa démarche : le visuel créé à partir d’un outil microscopique peut quelque peu s’éloigner de l’exacte nature de l’organisme observé, mais il ne doit en aucun cas nuire à son objectivité – voilà ce qui le distingue d’une image artistique (ORCI, PEPPER, 2002, p.136). Cependant, ceci n’empêche en aucun cas la découverte et l’exposition de la beauté présente dans la nature à l’aide d’outils scientifiques. Si l’on accepte que les règles qui régissent la recherche scientifique s’étendent aux outils et à la méthodologie utilisés, l’artiste doit donc restreindre son travail artistique au domaine du réel, ne modifiant pas la nature de ce qui est observé à l’aide du microscope. Malgré cette apparente solution face aux soucis d’intégrité scientifique, Orci et Pepper remettent en question le statut de la microscopie en tant que moyen d’expression artistique, en affirmant qu’une motivation esthétique n’est pas suffisante pour parler d’art :

« […] lorsqu’on prend des photos scientifiques, il faut adopter une approche plus journalistique, rendre compte de la réalité plutôt que de faire preuve de créativité. Photographier une cellule, un organite ou une molécule, quelle que soit la beauté ou la puissance de l’image, ne peut, selon nous, être considéré comme une activité artistique » (ORCI, PEPPER, 2002, p. 134).

La microphotographie est un outil qui permet d’obtenir des photographies scientifiques, la démarche se veut plus technique et ne prend pas en compte l’émotionnel ou l’expérience subjective du photographe.

Fig. 5. Catherine Leutenegger, Grilles à échantillons, série Centre d’imagerie Dubochet, 2022

Dans le cas de la série Centre d’imagerie Dubochet (2022) de la photographe Catherine Leutenegger, celle-ci joue avec l’échelle de ses prises de vue et les dimensions microscopiques des éléments qu’elle photographie. En utilisant un appareil photo numérique afin de capturer des grilles contenant des échantillons invisibles à l’œil nu, elle crée un effet de mise en abyme, qui perd l’observateur dans sa notion d’échelle, sans pour autant altérer la nature de l’objet photographié (fig. 5). Elle présente également une image obtenue par cryo-microscopie d’un complexe protéique d’ADN, image manipulable en trois dimensions sur un logiciel informatique, nommé ChimeraX (fig. 1). Elle se sert donc de la photographie numérique, mais intègre aussi des images réalisées avec des outils microscopiques, réservés aux microscopistes et technicien·ne·s d’imagerie. Si l’on suit la logique d’Orci et Pepper, la photographie est un outil technique lorsqu’elle est appliquée dans un contexte scientifique (les laboratoires du DCI, dans le cas de Catherine Leutenegger) ou journalistique. Toute image constituée à partir d’un microscope doit être qualifiée de photographie scientifique selon les auteurs, à moins qu’elle n’ait subi un processus de « transformation artistique » supplémentaire (ORCI, PEPPER, 2002, p. 134). Dès lors, l’image cryomicroscopique de Catherine Leutenegger (fig. 1) ne pourrait pas être qualifiée d’artistique selon les auteurs, car elle n’a pas subi de transformation et ne cherche pas à capturer la perception subjective et émotionnelle de la photographe (ORCI, PEPPER, 2002, p. 134). Cependant, comme le travail de Catherine Leutenegger le démontre, un·e artiste peut créer des images parfois abstraites, aux formes inidentifiables, sans pour autant interférer avec l’intégrité de l’objet observé. Catherine Leutenegger affirme effectivement ne pas avoir choisi le code couleur de Modèle moléculaire d’un complexe protéique d’ADN (fig. 1), soulignant les différents éléments du complexe protéique ADN :

« Ce qui m’intéresserait, c’est de mettre en relation les images que j’ai faites du laboratoire avec des réappropriations d’images provenant d’une base de données existante qui sont vraiment des cryo-microscopies où on retrouve, mais c’était à mon insu, le code couleur que j’avais utilisé pour photographier ce laboratoire […] » (LUTHIER, MUJYNYA, 2023)

La photographe se sert ainsi de l’ambiguïté naturelle produite par les molécules et organismes à l’échelle microscopique afin de créer un effet de confusion chez le public. Ce hasard démontre que l’artiste a su créer une série d’images qui se répondent entre elles, à travers leurs tonalités froides, mais aussi par l’absence de présence humaine dans sa série, pourtant évoquée derrière chaque équipement scientifique, en effectuant des manipulations minimes en post-production. Elle modifie en revanche parfois l’éclairage ambiant, et les tonalités par l’usage de gélatines de couleurs sur les flashs.

Si l’on considère uniquement l’argument de l’intention du photographe lors de sa prise de vue, on pourrait admettre que le·la microscopiste (ou technicien·ne en imagerie) ne cherche effectivement pas à produire une image aux qualités esthétiques lorsqu’il·elle prend une image et se trouve bien dans une démarche scientifique, d’enregistrement du réel (ORCI, PEPPER, 2002, p. 134.). Bien qu’elle se trouve dans un contexte scientifique, Catherine Leutenegger réalise quant à elle sa série photographique selon un point de vue qui lui est propre, avec une intention artistique. Cette approche se lit dans le choix des angles de vue, des éclairages choisis, des effets chromatiques et des jeux d’échelle qui traversent toute sa série (fig. 5).

Microscopie et beauté du vivant

Les compétitions comme Nikon’s Small World, qui voient la participation de scientifiques, spécialistes dans leur domaine, soumettre leurs microphotographies à un concours, semblent considérer que l’usage de la microscopie dans le domaine des sciences peut mener à des images aux qualités esthétiques. Même si les participant·e·s ne sont pas des artistes, il·elle·s participent à la compétition et soumettent des images ou vidéos à partir de critères esthétiques. Par exemple, la microphotographie ayant gagné le premier prix en 2020 représente la vue dorsale d’un poisson, dont le squelette a été colorisé à l’aide de fluorescence (fig. 6). Cette image a permis de découvrir la présence de vaisseaux lymphatiques dans la tête du poisson-zèbre, une caractéristique qui n’était connue que chez les mammifères. Cette découverte pourrait permettre de révolutionner les recherches sur le cancer et autres maladies du cerveau. Ce type d’images a ainsi comme but premier la recherche scientifique. Mais cette vue dorsale de ce poisson-zèbre a aussi des qualités esthétiques. En participant à un concours de photographie qui prône la beauté et la complexité de ce qui est photographié, les auteur·rice·s admettent a posteriori la qualité esthétique dans leur travail.

Fig. 6. Daniel Castranova, Dr. Brant M. Weinstein, Bakary Samasa, Vue dorsale des os et des écailles (bleu) et des vaisseaux lymphatiques (orange) chez un poisson-zèbre juvénile, 2020, microscopie confocale, 4X (grossissement de l’objectif), National Institutes of Health (NIH), Bethesda, Maryland, USA [1er prix 2020 de la compétition Nikon’s Small World].
Fig. 7. Catherine Leutenegger, Regards sur l’EPFL, 2019.

Catherine Leutenegger a également réalisé une image qui semble au premier regard représenter un poisson-zèbre (fig. 7). Il ne s’agit cependant pas d’un organisme vivant, mais d’un « robot-poisson développé par le Laboratoire de systèmes robotiques (LSRO) de Francesco Mondada » (LUTERBACHER, 2019, p. 42), à l’EPFL. L’objet de la photographie sert aux avancées scientifiques, qui cherchent à étudier les comportements des poissons-zèbres et comment les retraduire numériquement et robotiquement (PERRIN, 2019, p. 14). Bien qu’elle n’ait pas participé à l’expérience scientifique liée à la création de ce robot, Catherine Leutenegger a produit une image de ce spécimen robotique, proche des clichés des scientifiques ayant participé au Nikon’s Small World.

Bien qu’il s’agisse à chaque fois d’un poisson-zèbre (figs. 6 ; 7 ; 8), la gamme de couleurs, ainsi que le grossissement des images rendent la reconnaissance de ce spécimen très difficile pour le public, plutôt ébahi par la beauté de ces images fixes et vidéos, dont les effets de lumière semblent les placer à la frontière de la science-fiction. Pour les chercheur·euse·s qui ont produit les microphotographies, il est tout à fait possible d’identifier et de comprendre l’organisme présenté sous cette forme, mais lorsqu’elles sont exposées à la communauté non-scientifique, ce sont bien leurs caractéristiques esthétiques et un sentiment de dépaysement qui sont convoqués dans l’appréciation de ces images (HO-JUN, 2021, p. 129 ; p. 133).

Fig. 8. Dr. Oscar Ruiz, Embryon de poisson-zèbre de quatre jours, Microscopie confocale, 10X (grossissement de l’objectif), 2016, Centre de cancérologie MD Anderson de l’université de Texas, Houston, USA [1er prix 2016 de la compétition Nikon’s Small World].

Le concours Nikon’s Small World évoque une « intersection entre science et art », interdisciplinarité pleinement adoptée par le site officiel de Nikon’s Small World, qui présente le prix 2022 attribué à Grigorii Timin, pour sa microphotographie, comme une « image gagnante de Small World [représentant] la main embryonnaire d’un gecko géant de Madagascar (Phelsuma grandis), mélangeant magistralement la technologie de l’imagerie à la créativité artistique pour donner un aperçu de la beauté cachée et de la complexité du gecko » (fig. 9).

La créativité de cette photographie se trouve dans le choix des couleurs utilisées afin de rendre visibles les nerfs, les os, tendons, ligaments et les cellules de peau et de sang du gecko qui, contrairement à l’exemple donné par Orci et Pepper (ORCI, PEPPER, 2002, p. 134), sont des transformations artistiques qui ont également une fonction scientifique. Ces modifications sont donc nécessaires afin de rendre visibles et distinguer les différents éléments de l’organisme du gecko pendant son étude. Ces images – produites ou non par des biologistes – permettent de partager les résultats de recherches scientifiques avec le public lambda, à l’aide d’images créatives et intrigantes, qui encouragent la population à s’intéresser aux nouveautés du monde de la science (YETISEN, 2016, pp. 1738-1739).

Fig. 9. Dr. Grigorii Timin, Dr. Michel Milinkovitch, Main embryonnaire d’un gecko diurne géant de Madagascar (Phelsuma grandis), 2022, confocal, 63X (grossissement de l’objectif), Université de Genève, Suisse [1er prix 2022 de la compétition Nikon’s Small World]

Orci et Pepper admettent toutefois la possible présence de créativité en science, nécessaire afin de faire de nouvelles découvertes en recherche (ORCI, PEPPER, 2002, p. 136). En revanche, en cherchant absolument à séparer science et art, l’article réduit le rôle du microscopiste dans la création de ses images. S’il existe des microscopistes qui ne souhaitent pas être assimilé·e·s à des artistes, comme le démontre l’article (ORCI, PEPPER, 2002, p. 135), il peut également y avoir des scientifiques qui considèrent l’art et l’étude de la nature inséparables, comme ce fut le cas d’Ernst Haeckel (1834-1919). Ce biologiste, amateur d’art, observe attentivement des micro-organismes à l’aide d’un microscope, comme les cellules de radiolaires et de méduses, qu’il reproduit ensuite au dessin (figs. 9 ; 10) (The Art and science of Ernst Haeckel, 2016, p. 52). Ces dessins font preuve d’une grande précision et permettent d’exposer « les structures géométriques qui sont étonnamment courantes dans la nature, chaque organisme ayant une allure presque architecturale » (JUNGCK, WAGNER, VAN LOO, et al., 2019, p. 161).

Avramouli, Gonidi et Lambropoulou arrivent à des conclusions similaires à Orci et Pepper, mais ont notamment davantage souligné la subjectivité dans la dénomination de « pratique artistique », en montrant plusieurs cas où les limites entre science et art sont brouillées, et où des images à échelle microscopique possèdent à la fois des fonctions scientifiques et des qualités esthétiques (AVRAMOULI, GONIDI, LAMBROPOULOU, 2017, pp. 199-200).

Fig. 9. Ernst Haeckel, Illustration n° 85 : Ascidiacea, dans Formes artistiques de la nature (Kunstformen der Natur), 1904.
Fig. 10. Ernst Haeckel, Illustration n° 17 : Siphonophorae, dans Formes artistiques de la nature (Kunstformen der Natur), 1904.

Au sein même de l’imagerie microscopique, il existe un grand nombre d’outils et de technologies qui permettent de créer des images à des échelles variées et donnent des résultats très différents. L’utilisation de la microscopie et les qualités esthétiques qu’elle produit n’est pas nouvelle, comme le démontre les dessins d’Ernst Haeckel. Il en est de même pour la micrographie. Les microscopes à électrons et à force atomique ont fait leur apparition à la fin des années 1920 et durant les années 1930 (YETISEN 2016, p. 1726). La photographe Laure Albin Guillot (1879-1962) a produit plusieurs micrographies et photogravures dans les années 1930 et a publié l’ouvrage Micrographie décorative en 1931 dans lequel elle explore des diatomées, végétaux et minéraux. Elle invite ses lecteur·rice·s à considérer ces micro-organismes vivants comme des motifs ornementaux, s’éloignant ainsi de la fonction biologique des cellules pour s’intéresser à leur valeur esthétique et ornementale. Dans la lignée d’Ernst Haeckel, elle offre ainsi un des premiers projets microphotographiques mêlant science et art (Laure Albin Guillot (1879-1962) : L’enjeu classique, 2013, p. 3) (fig. 11).

Laure Albin Guillot, tout comme Catherine Leutenegger, se distinguent cependant des participant·e·s au concours Nikon’s Small World, par leur approche artistique dans l’étude d’organismes à l’échelle microscopique, qui ne visent pas la portée scientifique des micro-organismes. Toutes deux ont su jouer de l’ambiguïté de l’échelle microscopique, rendant l’identification de la nature de l’objet observé incertaine, démontrant le potentiel esthétique du vivant (Laure Albin Guillot, 2013, p. 3).

Fig. 11. Laure Albin Guillot, Racine d’orge, dans Micrographie décorative, 1931, photogravure, 27.5 × 21.5 cm, MoMa, New York, USA.

De nos jours, il existe encore plus de variétés quant aux outils d’imagerie microscopique, qui permettent de produire des images en couleur, mais également des vidéos ou des numérisations tridimensionnelles d’objets à une échelle nano, voire atomique. De nombreuses microphotographies sont effectuées à l’aide de fluorophores qui s’excitent lors de l’exposition à une lumière de forte intensité, permettant ainsi de colorer/illuminer les différents éléments des organismes observés, sous forme d’image ou de vidéo (FRICKER, 2006, p. 80) (Voir la vidéo du 1er prix 2022 de la compétition Nikon’s Small World in Motion : Dr. Eduardo Zattara, Migration des cellules de la ligne latérale et des mélanocytes dans un embryon de poisson-zèbre, 2022, Champ clair, Confocal, Fluorescence, 20X (grossissement de l’objectif), Conseil national de la recherche scientifique et technique (CONICET), Bariloche, Argentine). Ceci permet de créer des effets qui peuvent rappeler notamment les plantes et organismes vivants de la planète fictionnelle Pandora du film Avatar (James Cameron, 2009, fig. 13), comme l’image d’un embryon de tortue de Teresa Zgoda (fig. 14).

Fig. 13. Neytiri et Jake dans Avatar (James Cameron, 2009, 20th Century Fox).
Fig. 14. Teresa Zgoda et Teresa Kugler, Embryon de tortue fluorescent, 2019, stéréo-microscopie, fluorescence, 5X (grossissement de l’objectif), Campbell Hall, New York, USA [1er prix 2019 de la compétition Nikon’s Small World].

Bien qu’il s’agisse d’un film de science-fiction, Avatar s’inspire d’organismes réels dans la création de sa forêt et ses habitants, notamment la fluorescence/bioluminescence de certaines anémones et de certains coraux, soulignant ainsi la fine frontière entre réalité et science-fiction (GREENE, 2022). Il est également possible de reconstruire numériquement les organismes (à micro ou nano échelle) à l’aide de la microscopie confocale qui permet de scanner le spécimen, puis après avoir empilé les différentes coupes optiques, de créer une reconstruction numérique en trois dimensions (ZGODA, 2020, pp. 4-6) (figs. 11 ; 13).

Techniques microscopiques et numérisation 3D

Plusieurs artistes ont utilisé ces technologies afin de créer des nano-sculptures, à partir de logiciels de numérisation et d’imprimantes 3D, permettant ainsi de réduire des figures humaines à la taille d’un grain de sable. Catherine Leutenegger et Jonty Hurwitz sont deux exemples d’artistes qui jouent avec les échelles à l’aide de leurs nano sculptures à forme humaine (figs. 15 ; 16). Au lieu de chercher à rendre l’invisible visible, les deux artistes inversent leur rapport aux outils microscopiques, en se servant de logiciel de numérisation afin de réduire le corps humain à la taille d’une molécule, voire d’un atome. Cette miniaturisation de l’être humain possède ainsi des connotations philosophiques et métaphysiques, faisant allusion à la taille et à l’importance minime de l’espèce humaine par rapport à la dimension infinie de l’univers. Ces nano sculptures invitent le public à se questionner sur les limites de la vision – et par extension de la compréhension – du monde par l’être humain. De plus, ces représentations tridimensionnelles numériques permettent d’exposer la puissance et précision des microscopes à multi-photons et imprimantes 3D. Ces micro-productions, qu’elles soient sculpturales, photographiques ou graphiques, sont ainsi toutes expérimentées avec une certaine fascination, et poussent à la recherche d’une explication derrière la forme, la couleur et la nature surprenante de ce qui est observé.

Fig. 15. Catherine Leutenegger, Zdenek Benes, Julien Dorsaz, Nano-sculpture de Catherine Leutenegger, Centre de Microtechnique (CMI), EPFL, 2019
Microscopie électronique à balayage de la nano-sculpture de Catherine Leutenegger qui mesure 300 micromètres, soit moins d’un demi-millimètre.
Fig. 16. Jonty Hurwitz, Trust, 2014, nano sculpture à partir de lithographie multi photon, en or et résine, 0.01x 0.003 x 0.015 cm, s.l.

Conclusion

La conquête du monde invisible à l’œil nu ne se fait ainsi pas uniquement dans les laboratoires et pour les seuls yeux des spécialistes. De nombreux·ses scientifiques se lancent dans la production de microphotographies et de séquences vidéo aux qualités esthétiques, afin de faire connaître leurs recherches et rendre des images scientifiques accessibles au public. La microscopie permet ainsi la création d’images servant à sensibiliser le public face aux découvertes des recherches scientifiques actuelles. Les outils microscopiques peuvent également servir de technique de dépaysement (HO-JUN, JIN-WAN, 2021), de trompe-l’œil, afin de troubler l’observateur·rice lorsqu’il·elle est face à l’œuvre – notamment lorsque l’échelle transforme un organisme vivant en une succession de formes abstraites inidentifiables. L’imagerie microscopique a des fonctions multiples : outil scientifique dans la production d’images, et/ou instrument dévoilant la beauté qui se cache dans la nature. Lorsque toute image scientifique est déplacée de son contexte d’origine et est partagée avec un public n’appartenant pas à la communauté scientifique, elle produit des effets d’émerveillement, de désorientation et de confusion. Artistes et scientifiques confondu·e·s peuvent donc utiliser la microphotographie afin de reproduire, ou en tout cas évoquer, à l’échelle microscopique des formes, motifs et schémas déjà visibles dans le monde macroscopique, créant un effet de mise en abyme. Il·elle·s peuvent également se servir de la méconnaissance du grand public quant aux technologies et techniques scientifiques, comme la fluorescence, afin de troubler les limites entre image scientifique réelle et illusions visuelles qui créent des formes appartenant au domaine de la science-fiction. La microscopie a donc des fonctions multiples et peut permettre de partager avec le monde tout entier l’intrigante nature des micro-organismes.


Bibliographie

AVRAMOULI Antigoni, GONIDI Maria, LAMBROPOULOU Maria, « Microscopy as a form of art», Technoetic arts : A journal of speculative research, 2017, vol. 15, n°2, pp. 195‑202.

BUGEJA Antonella, BONNANO Martina et GARG Lalit, « 3D scanning in the art and design industry », Materials today: Proceedings, n°63, 2022, pp. 718-725.

CARRAGHER Bridget et SMITH P.R., « Advances in Computational Image Processing for Microscopy», Journal of Structural Biology, vol. 116, n°1, 1996, pp. 2-8.

DEL ROSARIO Mario, HEIL Hannah S., MENDES Afonso, et al., « The Field Guide to 3D Printing in Optical Microscopy for Life Sciences», Advanced biology online, 2022, vol. 6, n°4, onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/adbi.202100994

FRICKER Mark, RUNIONS John, MOORE Ian, « Quantitative Fluorescence Microscopy : From Art to Science », Annual Review of plant biology, vol. 57, n°1, 2006, pp. 79-107.

GREENE Jules, « The Real Marine Science Behind Avatar: The Way of Water », Nerdist Online, 2022

HUANG Xiang, UFFELMAN Erich, COSSAIRT Olivier, et al., « Computational Imaging for Cultural Heritage : Recent developments in spectral imaging, 3-D surface measurement, image relighting, and X-ray mapping », IEEE Signal Processing Magazine, vol. 33, n°5, 2016, pp. 130-138.

HO-JUN Ji, JIN-WAN Park, « The dépaysement art of the new media era incorporating the microscopic world », Digital Creativity,vol. 32, n°2, 2021, pp. 124-142.

JUNGCK John R., WAGNER Roger, VAN LOO Denis, et al., « Art Forms in Nature : Radiolaria from Haeckel and Blaschka to 3D nanotomography, quantitative image analysis, evolution, and contemporary art », Theory in biosciences = Theorie in den Biowissenschaften, vo. 138, n°1, 2019, pp. 159‑187.

Laure Albin Guillot (1879-1962) : L’enjeu classique, cat. exp., Jeu de Paume, Paris ; Musée de l’Elysée, Lausanne, Paris, Ed. de La Martinière, 2013.

LINDSAY Sara M., « Integrating microscopy, art, and humanities to power steam learning in biology », in : Invertebrate biology online, vol. 140, n°1, 2021, doi.org/10.1111/ivb.12327

LOVEJOY Margot, Digital Currents : Art in the Electronic Age, London, Routledge, 2004.

LUTERBACHER Célia, FEUZ Corinne, « Trois regards photographiques sur l’EPFL en un livre et une exposition », EPFL Magazine, n°25, 2019, pp. 42-43.

LUTHIER Chloé, MUJYNYA Furaha, Interview de Catherine Leutenegger, 13 janvier 2023. (hyperlien qui renvoie à l’itv sur le site de techno-mondes ou URL).

MUJYNYA Furaha, Propos de Catherine Leutenegger à l’auteure, 28 mars 2023.

McCAULEY Anne, « En-dehors de l’art », Études photographiques, n°16, 2005, pp. 50-73, journals.openedition.org/etudesphotographiques/724

MITCHELL William J., The Reconfigured Eye : Visual Truth in the Post-Photographic Era, Cambridge: MA, London, MIT Press, 1992.

MONGEON Bridget, 3D Technology in Fine Art and Craft : Exploring 3D Printing, Scanning, Sculpting, and Milling, London, Routledge, 2016.

ORCI Lelio, PEPPER Michael S., « Microscopy : an art? », Nature Reviews. Molecular cell biology, vol. 3, n°2, 2002, pp. 133‑137.

PERRIN Sarah, « Des robots font dialoguer les poissons et les abeilles », EPFL Magazine, n°25, 2019, p. 14.

PLISSON Hugues, ZOTKINA Lydia V., « From 2D to 3D at macro- and microscopic scale in rock art studies », Digital Applications in Archaeology and Cultural Heritage, vol. 2, n°2-3, 2015, pp. 102-119.

RAY Sidney F., Scientific photography and applied imaging, London, Routledge, 1999.

The Art and Science of Ernst Haeckel, Köln, Taschen, 2016.

TYURINA Anastasia, « Scanning Electron Microscope : Transmigration of Scientific Photography Into the Domain of Art », Leonardo, vol. 51, n°5, 2018, pp. 507-508.

YETISEN Ali K., COSKUN Ahmet F., ENGLAND Grant, et al., « Art on the Nanoscale and Beyond », Advanced Materials (Weinheim), vol. 28, n°9, 2016, pp. 1724‑1742.

ZGODA Teresa, « A Journey Through the Microscope », American Scientist online, vol. 108, n°4, 2020, www.americanscientist.org/article/a-journey-through-the-microscope