La série Chimères de Matthieu Gafsou : photographie du futur

Par Rebecca Onesti

Rebecca Onesti, Master en histoire de l’art et en sciences historiques de la culture, UNIL

Dans son projet pour l’exposition Techno-mondes à l’Université de Lausanne en 2023, Matthieu Gafsou projette le public dans un monde fictif. La série Chimères (2023) invite le spectateur à s’arrêter et à regarder de plus près pour essayer de comprendre le caractère singulier des images qui composent la série. L’artiste fait le choix de travailler avec l’intelligence artificielle et d’utiliser un programme de génération d’images. Il se sert d’un système qui donne comme résultat une œuvre d’art achevée (GALANTER, 2019, p. 112). Matthieu Gafsou utilise un algorithme d’intelligence artificielle (IA) appelé Dall-e. Ce dernier fonctionne grâce à un prompt : une requête sous forme textuelle est soumise à l’intelligence artificielle qui, à partir de celle-ci, va produire une image. Il expérimente en donnant à l’IA des instructions précises, souvent accompagnées par des fragments de textes d’écrivains, notamment par des écrits dystopiques caractérisés par leur évocation de futurs possibles tels que Antonio Damasio, William Ford Gibson, ou la Bible (CUENOT, ONESTI, HAVRILOVA 2023). Ce processus n’est pas aussi simple, ainsi qu’il l’explique : « J’ai dû explorer des centaines, voire des milliers de prompts pour finalement arriver à quelques images que je juge comme correctes » (Ibid.). Il a aussi fait appel au moteur de traduction Deepl afin de traduire ces textes du français à l’anglais. Enfin, lorsque Dall-e produit des images en noir et blanc, il a utilisé une autre IA présente dans Photoshop pour les coloriser automatiquement. Gafsou a ainsi déployé divers programmes utilisant une intelligence artificielle pour réaliser les différentes étapes de sa série Chimères.

En considérant la pratique artistique de Gafsou, le fait que ce dernier présente la série comme étant un projet photographique pourrait nous surprendre et même paraître incohérent. Effectivement, nous ne sommes pas face à des œuvres créées à l’aide d’un appareil photo. Les imperfections que nous pouvons remarquer sont liées aux limites de la machine, éléments étranges qui permettent de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une photographie, mais d’une image créée par un algorithme. Toutefois, ces images ressemblent à des photographies, en ont les traits caractéristiques. Et Gafsou lui-même envisage ce projet comme une série photographique. Quels rapports peut-on tisser entre photographie et image générée par une IA ? Ces images sont-elles photographiques ? Qu’est-ce qu’un choix comme de définir ce projet comme photographique trahit en termes d’impact et de message transmis au public ?

Tout d’abord, nous considèrerons certaines valeurs traditionnellement associées au médium photographique nous permettant comparer images photographiques et images produites par l’intelligence artificielle. Ensuite, l’analyse de deux images en particulier nous permettra d’étudier comment l’usage du terme photographique et la recherche de la vraisemblance donnent de la puissance au message que l’artiste souhaite transmettre. Nous conclurons que la série Chimères de Gafsou incarne la photographie du futur.

L’indice face à l’intelligence artificielle

Matthieu Gafsou motive le choix de se référer à sa série en parlant de projet photographique comme suit :

« La photographie a évolué au fil des ans. Elle n’est plus simplement considérée comme une empreinte ou une image capturée par une caméra. Dans ce sens, les images générées par IA peuvent être considérées comme une forme de photographie, car elles imitent l’apparence d’images photographiques. En conséquence, le fait de considérer ces images comme des photographies peut susciter des questionnements et des débats sur ce qui constitue réellement une photographie ». (CUENOT, ONESTI, HAVRILOVA 2023)

Cette réponse nous offre plusieurs pistes de réflexion. L’artiste évoque des thématiques constituant les débats qui accompagnent le médium photographique depuis ses débuts. En qualifiant son projet de photographique, il conteste le fait que la photographie soit perçue comme une sorte de preuve attestant l’existence réelle de ce qu’elle montre. Il s’agit d’un questionnement complexe qui, au fil des années, a conduit à la formulation de théories et de positions diverses, souvent en désaccord les unes avec les autres (DUBOIS 1990). Certaines recherches post-structuralistes se sont appuyées sur la notion d’index (ou indice), c’est-à-dire, la « représentation par contiguïté physique du signe avec son référent » (DUBOIS 1990, p. 41). La valeur singulière de l’image photographique est déterminée par son rapport direct au référent, ce qui en fait la trace d’un réel (Ibid.). Cependant, comme Gafsou le dit à juste titre, le médium photographique continue d’évoluer en fonction des développements technologiques qui remettent en question l’approche indicielle de la photographie. Dans le cas de la série Chimères, la prétention de vérité photographique est absente. Ces images ne représentent pas des lieux, des objets ou des personnes qui existent réellement. L’idée de trace qui domine l’histoire des médias modernes – comme la photographie ou le cinéma, médias avec lesquels l’image électronique est toujours comparée – ne peut pas être appliquée (SVEN 2006, p. 35). Pourquoi alors considérer ces œuvres comme des photographies ?

Dans son article « La retouche numérique à l’index », Tom Gunning traite de la relation entre la photographie argentique et la photographie numérique, en proposant une critique de la valeur de l’index/indice (GUNNING 2006). Il commence par expliquer que la révolution numérique a permis aux artistes d’avoir la liberté de transformer l’image photographique. Cette nouvelle possibilité a été considérée par certains comme responsable d’un effet dévastateur sur la vérité photographique : « Signe et référent, nature et culture, homme et machine, toutes ces entités jusqu’ici fiables semblent s’effondrer l’une sur l’autre au point de devenir indivisibles. Bientôt, le monde entier sera transformé en une « nature artificielle » indifférenciée ». (BATCHEN 1994, p. 46). Gunning s’oppose à cette approche en arguant que le pouvoir du numérique sur l’image dépend de ce qui est toujours reconnaissable, de l’exactitude visuelle provenant de l’image originale (GUNNING 2006) :

« […] il me semble que le pouvoir de la plupart des manipulations numériques repose sur la parfaite reconnaissance des photographies comme manipulées, en toute conscience du substrat indiciel (ou, mieux, reconnaissable visuellement) qui sous-tend la manipulation ». (GUNNING 2008, p. 97).

Reconnaître les éléments de l’image qui ont été manipulés signifie les distinguer de ceux qui ne le sont pas. Dans le cas de la série Chimères, les images proposées sont totalement irréelles, cela implique donc un processus mental de reconnaissance et de distinction des éléments issus du monde réel. Gafsou affirme que la volonté de créer des images vraisemblables a guidé son travail (CUENOT, ONESTI, HAVRILOVA 2023). Par la présentation d’une image fictive qui mime le réalisme photographique, l’artiste invoque la question du référent du médium photographique tout en le contredisant. En observant les photographies de la série, une impression de réalité subsiste. Cette sensation est alimentée notamment par le choix de l’artiste de parler de projet photographique et par la tentative de mimèsis. Gunning soutient que le « sentiment d’exactitude de la photographie persiste même s’il est contredit par une photo trafiquée » (GUNNING 2006, p. 8), ou, dans notre cas, par une photographie produite entièrement par l’intelligence artificielle. Quels sont les effets d’un tel choix terminologique et esthétique sur le public ? Analysons le cas de deux images que nous estimons être les plus pertinentes sur ces questions.

Portraits fictifs

Fig. 1. Matthieu Gafsou, Chimères n°03, série Chimères, 2023

Au sein de la série Chimères, parmi des photographies des paysages désolés, d’animaux déformés et mourants, des images qui évoquent la puissance de la nature et de la technologie, deux portraits se distinguent et marquent le spectateur. Matthieu Gafsou explique :

« Créer le portrait d’une personne inexistante c’est un aspect qui m’a initialement beaucoup fasciné. Expérimenter avec l’IA m’a permis de créer des personnes intéressantes. (…) C’est aisé de demander à l’Intelligence artificielle un portrait, il suffit de décrire la personne, ses caractéristiques, et la lumière que tu souhaites ». (CUENOT, ONESTI, HAVRILOVA 2023)

Dans Chimères n°03, nous sommes face à un visage défiguré et noyé dans l’obscurité (fig. 1). Il est le résultat d’une requête particulière faite à l’algorithme d’intelligence artificielle Dall-e. Gafsou a précisé les caractéristiques physiques de l’homme : « Je voulais un corps imparfait, qui dégénère. Dans la phrase donnée à l’IA pour la génération de cette photographie, j’ai donc inséré le mot cancer. Le résultat a donné ces cicatrices plutôt belles » (Ibid.).

Chimères n°11, image jugée par l’artiste comme étant la plus narrative de la série et à la fois très différente visuellement, est le second portrait de la série présentée lors de l’exposition Techno-mondes en 2023 (fig. 2). L’intelligence artificielle a essayé ici de mimer un flou de profondeur de champ sur cette jeune femme. Le résultat n’est pas optimal, car la mise au point est faite au niveau de la bouche, ce qui crée un problème de netteté sur le reste du visage. Ce flou ajoute en revanche une aura fantomatique autour du portrait, provoquant un sentiment de mystère.

Dans ces deux images, Matthieu Gafsou revisite le genre du portrait photographique. Nous sommes face à deux personnes qui n’existent pas dans la réalité. Toutefois, en regardant ces photographies, on perçoit quelque chose de profondément humain, l’évocation d’une souffrance. À travers les différents médias de représentation, le visage acquiert la valeur d’un emblème de l’humain doté d’une histoire, il « est devenu, à l’ère de sa représentabilité, le lieu visible de fonctions, sociales, interpersonnelles puis intersubjectives, le lieu de la communication, puis le lieu de l’expression. » (AUMONT 1990, p. 64).

Fig. 2. Matthieu Gafsou, Chimères n°11, série Chimères, 2023

En considérant la circulation vertigineuse dans les médias d’images liées aux événements catastrophiques, nous remarquons comment, au sein de cette prolifération, le portrait photographique conserve sa force évocatrice. Ce dernier, en tant que représentation d’un individu particulier, se lie en effet à un besoin social fondamental (NAIRNE 2006, p. 7). Le portrait a la capacité de constituer l’emblème d’une vie, d’une situation précise, ce qui en fait sa puissance de communication. Pensons par exemple aux célèbres portraits qui ont fait l’histoire de la photographie documentaire comme Migrant Mother (Dorothea Lange, 1936) ou encore aux photographies de Walker Evans. Est-il possible de tirer des parallèles entre ces photographies qui ont marqué la mémoire collective d’une époque et les portraits de Matthieu Gafsou ? Malgré le fait que le titre de la série, Chimères, suggère l’idée d’un monde fantastique et que toutes les images sont fictives, la question de savoir si ces scénarios pourraient se produire dans un avenir proche se pose.

Transposer l’urgence climatique en image

Dans ces deux images, comme dans l’ensemble de la série Chimères, Matthieu Gafsou propose un récit effrayant nous projetant dans un futur sombre. L’environnement et l’écologie font partie des thèmes qui l’ont guidé dans la réalisation de ces photographies (fig. 3). L’être humain se retrouve impuissant face à la destruction et à la désolation du monde provoquée par lui-même. Aujourd’hui, l’urgence climatique est à la première place dans les préoccupations qui affectent nos sociétés. Les prévisions faites par les expert·e·s nous projettent dans un avenir catastrophique où la survie du genre humain est loin d’être assurée. Gafsou présente un monde angoissant afin de favoriser la réflexion et nous questionner, voire nous inquiéter. C’est précisément le choix de mimer le rendu du médium photographique qui, à mon sens, encourage encore plus ce type de réflexion. La force de ses portraits a, à certains égards, des affinités avec la tradition de la photographie documentaire. Nous sommes conscient·e·s qu’il s’agit d’une image créée par l’intelligence artificielle, mais l’aspect de vraisemblance rend l’image puissante, indépendamment des limites du logiciel.

Fig. 3. Matthieu Gafsou, Chimères n°10, série Chimères, 2023

Ces réflexions nous amènent à considérer un second aspect qui lie la série Chimères à la photographie, celui du rapport au temps. Roland Barthes décrit la photographie comme « une magie, non un art », dans sa capacité d’être l’émanation d’une réalité passée (BARTHES 1980, p. 138). L’instant retenu par la photographie est soustrait à la durée, l’image prélève un instant qu’elle fait continuellement ressurgir (MÉAUX 1997, p. 24). Mathieu Gafsou, à travers l’utilisation de l’IA, nous met en présence non pas de quelque chose qui s’est produit dans le passé, d’un « ça a été » barthésien, mais nous projette dans le futur. Sa pratique pourrait alors être considérée comme une nouvelle évolution de la valeur temporelle associée à la photographie.

Une photographie du futur

À travers l’usage du terme « photographie » et la création d’images qui imitent le médium photographique tout en gardant des indices d’une création machinique, l’artiste parvient à susciter la réflexion. Il nous montre des visages et des scénarios fictifs, des images produites par l’intelligence artificielle qui, toutefois, sont évocatrices d’angoisse du présent de l’avenir de notre planète. Nous sommes confrontés à un futur qui pourrait être le nôtre.

La démarche de Matthieu Gafsou démontre que des pratiques artistiques innovantes permettent de traiter et de thématiser des questions fondamentales de notre temps. Il s’agit d’approches qui remettent en question les pratiques artistiques connues jusqu’ici en encourageant d’autres formes de compréhension (SHANKEN 2016, p. 477). Ces pratiques révolutionnaires répondent à de nouveaux besoins culturels en accord avec les transformations sociales. Dans le cas de Chimères, l’utilisation de l’intelligence artificielle permet à l’artiste de traiter d’une thématique brûlante, celle de la crise climatique. Gafsou réfléchit aux transformations actuelles et à venir en recourant aux nouveaux instruments offerts par la technologie : une photographie du futur.


Bibliographie

AUMONT Jacques, « Image, visage, passage », dans BELLOUR Raymond (éd.), Passages de l’image, Paris, Centre Georges Pompidou, 1990, pp. 61-70.

BARTHES Roland, La Chambre claire : note sur la photographie, Paris : Gallimard, 1980.

BATCHEN Geoffrey, « Phantasm : Digital Imaging and the Death of Photography », Aperture, n°136, 1994, pp. 45-51.

CUENOT Valentine, ONESTI Rebecca, HAVRILOVA Marcela, Entretien avec Matthieu Gafsou, 26 janvier 2023.

DUBOIS Philippe, « De la verisimilitude à l’index », dans L’acte photographique et autres essais, Bruxelles : Nathan, 1990,pp. 19-53.

GALANTER Philip, « Artificial Intelligence and Problems in Generative Art Theory », Proceedings of EVA London 2019, 2019, pp. 112-118.

GUNNING Tom, « La retouche numérique à l’index », Études photographiques, décembre 2006, pp. 96-119.

GUNNING Tom, « What’s the Point of an Index ? Or, Faking photographs», dans BECKMAN Karen, MA Jean (éd.), Still Moving. Between Cinema and Photography, Durham : Duke University Press, 2008, pp. 23-40.

MÉAUX Danièle, La photographie et le temps. Le déroulement temporel dans l’image photographique, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1997.

NAIRNE Sandy, The Portrait Now, Londres,  National Portrait Gallery, 2006.

SHANKEN Edward, « Contemporary Art and New Media : Digital Divide or Hybrid Discourse ? », dans PAUL Christiane (éd.), A Companion to Digital Art, Hoboken, John Wiley & Sons Inc, 2016, pp. 465-481.

SVEN Spieker, « L’image électronique dans l’espace », dans BALBE Jean-Pierre, DE BARROS Manuela (éd.), L’art a-t-il besoin du numérique ?, Paris, La Voisier, 2006, pp. 35-55.