Valentine Cuenot : Pour l’exposition Techno-mondes, vous avez travaillé avec un logiciel de génération d’images, Dall-e. Comment l’idée de travailler avec un logiciel d’intelligence artificielle (IA) générant des images à partir d’instructions est-elle née ?
Matthieu Gafsou : L’idée m’est naturellement venue à l’esprit lorsque la thématique des futurs possibles a été annoncée. Cela faisait plusieurs mois que j’expérimentais avec l’intelligence artificielle et, me sentant à l’aise avec cet outil, j’ai décidé que c’était le moment de faire quelque chose de concret.
Rebecca Onesti : Était-ce la première fois que vous utilisiez une intelligence artificielle dans votre travail ?
Matthieu Gafsou : Pour être précis, nous utilisons tous de l’IA. Lorsqu’une photographie est prise avec un iPhone, le résultat est entièrement retouché par une IA (fig. 1). La plupart des gens l’ignorent, mais la caméra d’un smartphone est paramétrée par l’intelligence artificielle, de sorte que l’on peut dire que c’est l’IA qui fait la photo. Il y a, en réalité, moins d’intelligence artificielle dans mon appareil photo.
Marcela Havrilova : Votre série, réalisée spécifiquement pour l’exposition Techno-mondes, s’intitule Chimères. Pourquoi ce titre ? Que signifie-t-il pour vous ?
Matthieu Gafsou : Donner le titre « chimères » me permettait d’indiquer d’emblée que le public allait être confronté à des choses qui sont fabriquées, qui n’existent pas. La chimère permet d’évoquer un monde allégorique, dans lequel des sortes de bêtes étranges semblent exister.
Rebecca Onesti : Quels sont les thèmes qui ont guidé votre projet ?
Matthieu Gafsou : Il s’agit principalement de l’environnement et de l’écologie. J’ai imaginé un monde qui se serait beaucoup réchauffé, où la survie est devenue difficile et la mort très présente (fig. 2). Un monde désertique, angoissant et sombre. Certaines images comportent des références bibliques, notamment les quatre chevaux de l’Apocalypse (fig. 3). Une autre problématique abordée est notre rapport à la technologie, de plus en plus présente, et la peur de la machine devenue incontrôlable. Je crée un lien entre l’envahissement de la technologie et celui de la nature. J’essaie de susciter la réflexion à partir de mes images sur ces questions.
Valentine Cuenot : Choisir l’intelligence artificielle pour une série sur le futur, n’est-ce pas une manière d’affirmer votre vision de l’avenir ?
Matthieu Gafsou : Selon moi, parler du futur a toujours été, en réalité, une manière de parler du présent. Ainsi, la science-fiction est un moyen d’évoquer le présent par les anxiétés du moment.
Marcela Havrilova : Souhaitez-vous continuer à utiliser une IA dans vos prochains travaux ?
Matthieu Gafsou : Le projet qui nous occupe est une commande artistique qui s’inscrit dans un contexte très précis de réflexion sur les futurs possibles. Si je devais travailler sur un projet entièrement autonome, je ferais les choses différemment. Je ne suis pas certain que je me satisferais d’une image générée par l’IA. La temporalité est très différente, je n’ai travaillé que quelques mois pour cette exposition, alors que j’ai mis cinq ans à réaliser mes projets personnels. J’aurais besoin de plus de temps pour raconter une histoire.
Cependant, travailler dans un contexte de commande a été très libérateur pour moi. J’ai osé utiliser des images si facilement créées que j’ai plus de difficultés à leur donner de la valeur, car je n’ai pas dû me battre pour les faire. C’est un outil si facile à utiliser une fois compris, que c’est déroutant de se dire qu’on va exposer ces images. Cela paraît paradoxal, mais ce contexte me permet de les exposer malgré ma pudeur initiale.
Valentine Cuenot : Vous soulignez la facilité d’usage d’un logiciel d’IA comme Dall-e, pour quelles raisons est-ce si simple ?
Matthieu Gafsou : Une fois que j’ai assimilé le fonctionnement des moteurs et des mots-clés à utiliser pour aboutir aux images que je souhaitais, j’ai commencé à obtenir des résultats. Cependant, cela a pris plus de temps que ce que j’imaginais. J’ai expérimenté avec de la poésie, avec de nombreuses approches, ce qui a parfois été un échec total, et parfois a très bien fonctionné. C’est aléatoire, mais la production d’images photographiques traditionnelles est bien plus difficile. Il faut trouver des modèles pour les portraits, la bonne thématique, la bonne lumière pour les photographier, comment les inclure dans une série, quelle sera l’esthétique, etc. Tout cela peut être fait plus rapidement avec l’IA (fig. 4).
Marcela Havrilova : Comment avez-vous travaillé avec Dall-e ? Il est possible de donner des images au lieu du texte à l’IA pour générer des images. Avez-vous également travaillé à partir d’images ?
Matthieu Gafsou : Non, je suis toujours parti d’un texte. Pour générer certains prompts, les lignes de texte qui servent de base à l’IA pour générer une image, j’ai notamment discuté avec des chatbots et fait des traductions avec DeepL qui fonctionne avec du deep learning. J’ai parfois également utilisé l’IA de Photoshop pour coloriser des images.
Valentine Cuenot : Dans votre note d’intention, vous expliquez vous être inspiré d’auteurs de science-fiction. De quelle manière les avez-vous inclus ?
Matthieu Gafsou : J’ai effectivement utilisé des textes dystopiques qui me touchent et qui évoquent des futurs possibles. Au début, j’ai essayé de donner directement une phrase, mais cela n’a pas toujours fonctionné. J’ai donc simplifié les phrases, les ai coupées, et j’ai passé du temps à trouver un prompt qui permette de générer une image qui fonctionne bien. C’est intéressant de travailler à partir de textes, car cela change les stratégies de création. J’ai toujours aimé utiliser les textes de la littérature dans mes projets et c’est encore plus excitant de pouvoir le faire de manière directe avec ce type de logiciel qui s’appuie sur des instructions textuelles.
Rebecca Onesti : Pouvez-vous nous en dire plus sur l’importance des mots dans la création des œuvres de Chimères ?
Matthieu Gafsou : Cela ne fonctionne jamais tout à fait comme prévu. Tout d’abord, en tant qu’artiste, il est difficile de considérer le résultat fini comme un objet d’art, parce qu’il ne correspond pas exactement à ce qui avait été imaginé. Les mots-clés jouent un rôle important dans la production d’images par les moteurs d’IA ; ils aident à orienter les résultats vers des images qui correspondent à ce que l’on recherche. Cependant, il faut tenir compte du fait que les images qui nourrissent les bases de données des IA peuvent être de mauvaise qualité et ne pas toujours correspondre à ce que l’on souhaite. C’est pour cette raison qu’il est important de trouver des stratégies pour orienter les moteurs d’IA vers des corpus d’images plus intéressants. L’utilisation de mots-clés de l’histoire de l’art peut aider dans ce sens, en réduisant la base de données et en orientant les résultats vers des images plus en adéquation avec ce que l’on recherche. Il est important de ne pas oublier que l’IA n’est pas complètement autonome et qu’elle se base sur des images qui existent pour son apprentissage (fig. 5).
Marcela Havrilova : Quel a été le degré de précision de vos instructions à l’IA, en matière de composition, de couleur et de lumière ?
Matthieu Gafsou : Pour moi, diriger les lumières est vraiment crucial. Parfois, lorsque les prompts sont trop longs, cela peut devenir chaotique. Je préfère donc réduire le nombre de mots pour obtenir quelque chose de plus clair. Cela donne des images assez simples, mais j’aime avoir des images simples, donc cela me convient. J’ai donné peu d’instructions détaillées sur la forme des images, mais j’utilisais des adjectifs pour orienter les résultats. La plupart du temps, je réagissais aux résultats généraux en enlevant, en ajoutant ou en précisant les instructions pour arriver à quelque chose qui me satisfaisait. C’est un processus d’essais et d’erreurs, et parfois je tournais en rond sans arriver à un résultat satisfaisant, mais d’autres fois, j’obtenais des résultats.
J’ai été confronté à beaucoup de mauvaises surprises au cours du processus de génération d’images. J’ai dû explorer des centaines, voire des milliers de prompts pour finalement arriver à quelques images qui me satisfaisaient.
Rebecca Onesti : Aviez-vous une idée précise en tête de l’image lorsque vous donniez vos instructions à la machine ?
Matthieu Gafsou : J’ai beaucoup réfléchi à cette question, car elle est très intéressante. En fin de compte, nous venons toujours imposer notre vision personnelle, même dans une photographie documentaire. Dans ce genre de projet, j’avais une idée préconçue d’un monde un peu dystopique autour des questions écologiques, en tenant compte de ce que les écrivains ont fait et de ce que l’IA consomme. J’ai obtenu beaucoup d’images kitsch qui renvoyaient à l’esthétique de la science-fiction actuelle, avec beaucoup de références à Star Wars et les Gardiens de la galaxie. C’est ce qui nourrit les IA. Mais il y a aussi une part d’accidentel, ce qui est intéressant, car certaines phrases étaient très évasives et ont mené à des images inattendues. Par exemple, en parlant de jeunes égarés, je suis arrivé à des déserts où l’on voit des étudiants perdus, avec un côté Mad Max qui est apparu tout seul (Fig. 6).
Valentine Cuenot : La série comporte également des portraits. Comment avez-vous procédé pour brosser le portrait de quelqu’un qui n’existe pas ?
Matthieu Gafsou : C’est un aspect qui m’a initialement beaucoup fasciné. Au début lorsque j’ai commencé à jouer avec de l’IA, ce qui m’a le plus fasciné c’est sa capacité à créer des personnes fascinantes de manière très réaliste. J’ai travaillé avec la notion de dégénérescence des corps pour guider mes requêtes à la machine. C’est notamment le cas d’un portrait de la série. J’ai donné l’instruction que cette personne ait un cancer de la peau, ce qui a résulté en des cicatrices étrangement belles sur son visage (Fig. 7).
C’est aisé de demander à l’intelligence artificielle un portrait, il suffit de décrire la personne, ses caractéristiques, et la lumière que l’on souhaite.
Rebecca Onesti : Vous présentez Chimères comme un projet photographique en dépit du fait que vos images n’ont pas été photographiées. Pourquoi ce choix ?
Matthieu Gafsou : C’est une question intéressante. Moi je suis photographe et j’utilise l’IA comme un outil de photographe. La photographie a évolué au fil des ans et n’est plus simplement considérée comme une empreinte ou une image capturée par une caméra. Dans ce sens, les images générées par IA peuvent être considérées comme une forme de photographie, car elles imitent l’apparence d’images photographiques. En conséquence, le fait de considérer les images générées par l’IA comme des photographies peut susciter des questionnements et des débats sur ce qui constitue réellement une photographie. C’est précisément cela qui est intéressant dans ce projet, c’est l’interrogation des frontières et des limites de la photographie.
Rebecca Onesti : Ainsi, c’est l’illusion de vraisemblance de vos images qui définit votre projet comme photographique ?
Matthieu Gafsou : C’est exactement ça. Le fait de déclarer cette série comme photographique permet de questionner différemment la nature de l’image et de l’authenticité dans le médium photographique. En même temps, cela crée une ambivalence qui peut rendre l’œuvre plus captivante et intrigante pour le spectateur, car on comprend vite que les images sont fake (fig. 8). Cependant il est possible aussi de créer des images très réalistes. Ce qu’on appelle « le packshot » désigne des photographies d’objets souvent hyperréalistes. Cependant, dès lors que j’ajoute de la complexité à mes instructions, l’IA a du mal à suivre pour le moment. Il y a tellement d’informations que cela ne peut pas être parfait. Si c’était parfait, est-ce que ce serait vraiment intéressant ?
Valentine Cuenot : Quelle forme prend le contrôle sur votre œuvre dans votre démarche artistique ? Ce contrôle a-t-il changé par rapport à vos précédents travaux ?
Matthieu Gafsou : C’est très intéressant, car cela revient à savoir si, dans mes autres travaux, je n’avais pas déjà représenté le réel en y mettant de toute façon mes projections. C’est se demander si quoi qu’il advienne, j’arrive toujours là où j’en avais envie. Il me semble que photographier est une pratique plus imprévisible, on ne peut pas contrôler le temps ni l’apparence des personnes ou des choses. Cependant, on peut décider de proposer un travail sombre ou lumineux, fragmenté ou décontextualisé. Il faut reconnaître que manipuler et organiser les images ouvre beaucoup de possibilités. En travaillant avec l’IA, j’ai constaté qu’effectivement n’importe quelle idée peut lui être injectée. Si tu as envie de faire une vision dystopique avec les quatre cavaliers de l’Apocalypse, tu le fais, c’est aussi simple que cela. Une limite qui mériterait d’être explorée plus en détail est la représentation stéréotypée produite par l’IA. J’aimerais pouvoir faire surgir davantage des éléments accidentels ou dérangeants dans ma série. Pour revenir au contrôle, il faut dire que j’ai essayé plusieurs générateurs, mais que j’ai fini par utiliser principalement Dall-e, au point de presque créer une relation avec ce logiciel. Il y a des IA qui correspondent mieux à ce qu’on a envie de faire et qu’on comprend mieux. Au début, tout processus créatif est chaotique. Le meilleur moment c’est quand on sait où on va et qu’on va chercher des images afin de créer une cohérence.