Sandra Duma : Lorsque vous êtes venu présenter votre série Place(s) (2020) durant le cours « Les machines au service des artistes ? Du computer art aux œuvres générée par l’intelligence artificielle » de la Prof. Dietschy, nous nous sommes dit que votre travail s’inscrivait très bien dans la thématique de l’exposition Techno-mondes autour de mondes possibles, de mondes futurs. Qu’est-ce qu’on peut imaginer comme futur selon vous, entre technologie et imagination ? En quoi cette exposition vous a-t-elle poussé dans votre projet Nouveaux territoires (2022-2023) présenté dans l’exposition ?
Pascal Greco : Dans la série Nouveaux territoires, il fallait à nouveau que les villes et les paysages soient associés à des lieux existants, comme pour Place(s) où les photographies prises dans le jeu Death Stranding (2019) sont celles de l’Islande, qui a été mappée. Je trouvais intéressant [avec cette démarche] que, peut-être, dans deux ans, on rigolera de ce projet parce qu’il n’aura de plus raison d’être, parce qu’on ne distinguera plus le vrai du faux. Si on a un ordinateur suffisamment puissant, quand on observe certaines photographies de plus petit format et sur du papier mat, c’est bluffant de voir à quel point on peut se faire avoir et croire que c’est une image vraie (Fig. 1.). Je trouve intéressant de rester dans le réel pour permettre cette comparaison avec les gens qui visitent l’exposition et qui se disent « Ah, il est parti en Islande ; il est parti à Hong Kong », alors qu’en fait, pas du tout.
Mariana Alves : Quel a été le processus de choix des jeux vidéo ?
Pascal Greco : Ce sont tous des jeux en réel, qui ont eu lieu à un moment donné de l’histoire réelle de notre monde. Par exemple, le jeu Assassin’s Creed Valhalla (2020) se passe au temps des Vikings et Tom Clancy’s Ghost Recon Wildlands (2017) a lieu en Bolivie, dans le cadre des cartels actuels de la drogue (fig. 2). Pour Stray (2022), on ne sait pas quand cela se situe d’un point de vue temporel. En revanche, en ce qui concerne les néons (fig. 3), je crois que c’est une écriture inventée, que ça ne veut rien dire. Mais cela ressemble beaucoup à Hong Kong : là-bas, ils affichent plein de trucs, quand ils ferment les magasins, sur des strip show. Dans Stray, le joueur incarne un chat. Il y a aussi des éléments qui sont trop futuristes, des petits trucs digitaux, peut-être que je les enlèverai… Est-ce que je vais laisser les oreilles du chat par exemple, sur l’une des images que j’ai faites issues de Stray ? Je serais d’avis de laisser les oreilles de chat et plutôt enlever les signes trop futuristes.
Sandra Duma : Parlons justement des mécaniques de prise de photographies dans les jeux vidéo. Il y a des jeux comme Stray, où c’est plus compliqué.
Pascal Greco : Dans Stray, c’est compliqué en effet, parce que vu qu’il n’y a pas de mode photo et que le joueur voit le monde à travers les yeux d’un chat, j’ai parfois dû coincer le chat contre le mur, me retourner tranquillement avec la caméra, puis au bout d’un moment, quand il sent qu’avec la caméra, je ne fais plus grand chose, le chat s’assied et on le voit. Normalement, il est sur ses quatre pattes. À un moment donné, il bouge tout seul. Je pense que je ne peux pas avoir deux fois le même cliché, ce n’est pas possible. D’ailleurs, dans un de mes clichés (qui n’a finalement pas été choisi pour l’exposition), comme il n’y a pas de mode photo dans le jeu, j’ai dû un peu faker, puisque je n’avais pas les angles exacts que je voulais. J’ai passé vingt minutes à revenir en arrière, et puis, à un moment donné, quand on ne fait plus rien, le chat commence à sauter, et on perd alors l’angle de la caméra. (fig. 4)
Sandra Duma : Est-ce qu’il y a d’autres jeux pour lesquels c’est plus facile ?
Pascal Greco : Les jeux qui intègrent un mode photo sont plus simples, parce qu’on peut effacer le joueur et surtout jouer avec le soleil (et donc la source lumineuse) selon l’heure que l’on désire, mais on peut aussi modifier le climat (nuages ou non ; pluie ou non, orages ou non, etc.), c’est impressionnant !
Mariana Alves : Comment faites-vous pour prendre des photos si vous n’avez pas de mode photo dans le jeu ?
Pascal Greco : Sur PS5, il y a un bouton qui est dédié aux screenshots (ndlr. captures d’écran).
Sandra Duma : La série Place(s) était composée uniquement de paysages, alors que la nouvelle série pour l’exposition Techno-mondes, intitulée Nouveaux territoires, inclut aussi des vues de villes. Est-ce que vous avez voulu introduire des infrastructures humaines, de l’architecture dès le départ du projet, ou est-ce venu plus tard ?
Pascal Greco : Le projet de base était plutôt axé sur des paysages naturels, mais ça commençait à être rébarbatif, je trouve. Cela commençait un peu à me lasser. Je voulais revenir à la ville. J’avais envie d’essayer de faire quelque chose d’un peu différent.
Sandra Duma : Pour Place(s), la matérialité, le choix des papiers d’impression, des dimensions, sont des éléments centraux. À quel point est-ce différent de travailler pour une exposition en plein air comme Techno-mondes, au niveau des matériaux, de la lumière, des formats ?
Pascal Greco : C’est vrai que cela limite passablement. La seule chose que j’ai souhaitée, c’est d’avoir du papier mat, qui est matifié par-dessus, pour la protection météorologique. Je voulais le papier le plus mat possible pour être entre le livre et le papier photo, pour être au plus près dans ce que je souhaite, à savoir confondre représentation et réel (fig. 5).
Sandra Duma : Finalement, pour vous, « Techno-monde », c’est quelque chose qui existait déjà ?
Pascal Greco : D’une certaine manière oui, parce qu’il y a des jeux ou des réalités virtuelles qui permettent de s’exprimer de la sorte. C’est comme dans mon travail, je fais de la photo avec la lumière naturelle. C’est ce qui est génial, je profite de ce que j’ai à disposition. Parfois, j’attends, comme dans Death Stranding, que la pluie passe ou que le soleil avance un peu, et dans certains jeux, c’est mieux fait que dans d’autres (fig. 6). Dans Far Cry, on peut régler l’heure de la journée, s’il pleut ou pas, etc. Cela devient facile. Il y avait quelque chose d’à la fois rassurant parce qu’on peut faire la photographie que l’on veut, mais aussi d’hyper décevant, parce qu’il y a trop d’opportunités… C’est pour cela que j’ai du mal avec le numérique et Photoshop : quand on commence à retoucher sa photo, moi je deviens dingue. Je ne retouche pas mes photographies ; je pense que c’est pour cela que je me suis mis au Polaroid. Ce qui me plaît dans le Polaroid c’est la découverte du résultat. Ce que j’aime, c’est de pousser avec la réalité qui a été créée. Sachant qu’un photographe connaît comme en studio les problématiques de lumières, j’aime voir à quel point les images sont bonnes, si ça pixelise ou non. Il y a quelque chose d’assez excitant !
Mariana Alves : Qu’est-ce que vous attendez de l’exposition ? Est-ce un moyen pour faire reconnaître la pratique de la photographie in-game ?
Pascal Greco : J’aime que cela questionne, de susciter une réaction chez les spectateurs par rapport au fait d’apprendre tardivement que ces photographies sont fausses, alors qu’ils pensaient qu’elles étaient réelles. Ce sont des questions très actuelles, de notre monde actuel, avec les deepfakes par exemple. Faire prendre conscience aux gens qu’on est proche de la limite. Le point de bascule n’est pas loin (fig. 7). Et puis après, je suis un gamer. Je suis content aussi qu’il y ait des expositions qui se fassent au niveau du jeu vidéo. C’est encore stigmatisé ; ça reste encore difficile dans le monde académico-muséal de proposer des projets directs comme ceux-là.