Ronces, primevères et botanique du futur

Comment la flore forestière évolue-t-elle sur le long terme ? Pour répondre à cette question, la flore présente dans le Parc naturel du Jorat va être étudiée sur plusieurs décennies. Le premier inventaire s’est fait de 2022 à 2024. Il a permis de documenter la situation initiale, juste après la mise en réserve intégrale d’une partie de la forêt.

On y trouve des anémones, des fougères, des violettes, des primevères, des orchidées, ou encore des géraniums des bois. Et puis, omniprésentes, des ronces, qui poussent parfois en fourrés impénétrables. Durant trois étés, une équipe de botanistes a inventorié la flore forestière dans tout le Parc naturel du Jorat. Une flore variée, à l’image des divers milieux plus ou moins influencés par les activités humaines que l’on y trouve.

À certains endroits, les hêtres dominent. Ailleurs, c’est une frênaie marécageuse que l’on observe. Deux milieux qui donnent une bonne idée de ce qu’étaient les bois du Jorat à l’origine, des forêts dominées par les feuillus, certaines marécageuses. De nombreux endroits sont en revanche fortement marqués par la sylviculture intensive du passé, qui s’est traduite par la plantation massive de sapins blancs et d’épicéas. À tel point que les conifères sont devenus prédominants dans les forêts du Jorat, loin de leur état naturel d’origine.

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Vieille forêt d’épicéas plantés il y a environ 80 ans. La mort de certains arbres a créé des trouées dans le sous-bois, favorables à la diversification de la flore © Pascal Vittoz

Quand la nature reprend ses droits

Mais désormais, les deux moitiés du Parc naturel du Jorat devraient évoluer de manière de plus en plus différenciée au fil des décennies. Depuis 2021, la moitié nord du Parc se trouve en effet en réserve intégrale, ce qui veut dire qu’on y laisse la forêt évoluer librement, sans aucune intervention humaine. Dans la moitié sud du Parc en revanche, l’exploitation forestière se poursuit.

La protection intégrale des forêts profite avant tout aux espèces dépendantes du bois mort, le plus souvent des champignons et des coléoptères, car ce type de réserve forestière implique entre autres de laisser vieillir les arbres sans ramasser le bois mort, les petites branches comme les plus gros troncs.

L’absence d’intervention humaine est potentiellement moins favorable à la flore des sous-bois. Celle-ci risque de souffrir de la densification de la canopée, en tout cas dans un premier temps. De nombreuses espèces sont en effet héliophiles, c’est-à-dire qu’elles ont besoin de beaucoup de lumière. Cela dit, l’évolution de cette flore dans les réserves forestières a encore été peu étudiée en Europe centrale.

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Myxomycètes installés sur des herbes. Quand ils sont en train de produire des spores, comme ici, ces organismes étranges ressemblent à des champignons mais il s’agit en fait d’un règne à part. © Pascal Vittoz

Les bases du futur

Le premier inventaire de la flore forestière dans le Parc naturel du Jorat s’est déroulé sur trois étés, de 2022 à 2024, de début juin à mi-juillet, quand les espèces printanières sont encore présentes. Cet état des lieux a permis de documenter la situation initiale, avant que la mise sous protection de la moitié nord du Parc puisse avoir une influence.

Concrètement, cet inventaire initial s’est fait sur 129 placettes réparties sur l’ensemble du Parc naturel du Jorat, soit plusieurs dizaines de sites dans chaque zone. Ces 129 placettes sont localisées de manière très précise et seront toutes réutilisées pour les études à venir. Autrement dit, les inventaires botaniques du futur se feront exactement aux mêmes endroits que le premier inventaire. Il sera ainsi possible d’observer l’évolution de la flore forestière au fil des décennies, de manière précise et fiable.

Jungles de ronces

L’inventaire initial montre l’existence d’une diversité botanique élevée pour le milieu forestier, avec en moyenne 32 espèces par placette, ce qui s’explique par un environnement encore très marqué par l’exploitation forestière. Un autre fait marquant est l’abondance des ronces, qui forment des sous-bois parfois très hauts et difficiles à traverser.

Les forêts du Jorat ne sont pas spécialement riches en espèces rares, mais on en a trouvé quelques-unes qui sont dignes d’intérêt. « Les Zones les plus intéressantes se trouvent près des sources et des ruisseaux, qui sont dominées par les frênes », explique Pascal Vittoz, un des botanistes ayant réalisé l’inventaire initial. Cette essence représente environ 5% de la surface des forêts dans le Parc naturel, c’est-à-dire de petites surfaces, mais qui ont une grande valeur écologique.

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Le platanthère à deux feuilles (Platanthera bifolia) est une orchidée devenue relativement rare sur le Plateau suisse. Elle a été trouvée à un endroit du Parc naturel du Jorat, dans la zone protégée. À l’inverse, on retrouve des ronces partout. © Pascal Vittoz

Les ronces prospèrent en raison des apports excessifs d’azote par les vents. L’agriculture est à l’origine d’environ deux tiers de ces apports, avec notamment l’épandage de lisier. L’industrie, les transports et le chauffage émettent aussi des quantités importantes d’azote. En Suisse, en plaine, on est en fait toujours proche d’une ville, d’une zone agricole ou de routes, quand ce n’est pas les trois à la fois. Résultat, tout le Plateau suisse est impacté par les activités humaines et on y trouve au minimum dix fois plus d’azote par hectare qu’en conditions naturelles.

Une évolution incertaine

L’inventaire s’est concentré sur les herbes et les arbustes. Les arbres sont moins intéressants pour le biologiste, car la composition forestière est très influencée par les interventions humaines du passé.

L’étude des arbustes a mis en évidence une régénération de la forêt, dont celle des trois essences les plus courantes dans le Parc naturel du Jorat, les épicéas, sapins et hêtres. Y compris dans la moitié sud du Parc, dans la zone dite de transition où l’exploitation se poursuit, mais en privilégiant le rajeunissement naturel des forêts, selon les principes actuels de la sylviculture.

Il existe peu d’études sur l’évolution de la flore forestière quand cesse l’exploitation sylvicole et on ne sait pas encore trop comment la situation va évoluer dans le Jorat. « Les rares études sur ce sujet sont contradictoires. Certaines disent que les forêts non exploitées sont plus pauvres en flore, d’autres qu’elles comptent davantage d’espèces » résume Pascal Vittoz.

Le sous-bois s’assombrit en effet peu à peu dans les forêts non exploitées, du fait de la croissance des arbres. Ce qui amène à une diminution de la flore, en tout cas dans un premier temps.  Mais dans un deuxième temps, on voit se multiplier le nombre de vieux arbres qui meurent et tombent, ce qui créé des trouées favorables aux espèces héliophiles. À long terme, on peut même avoir une augmentation de la flore, grâce une forêt parsemée de nombreuses clairières.

Un sous-bois plus sombre

L’existence d’une réserve forestière intégrale dans le nord du Parc naturel du Jorat offre ainsi une occasion rare d’en apprendre plus sur l’évolution de la flore dans une forêt non exploitée, en la comparant avec l’évolution dans la moitié sud, où l’exploitation forestière se poursuit. Les deux zones sont en effet très comparables du fait de leur situation géographique commune, avec entre autres le même climat, la même altitude moyenne et la même sylviculture dans le passé.

Concrètement, l’évolution naturelle attendue dans la zone protégée du Jorat est celle d’un sous-bois qui va peu à peu devenir plus sombre dans les décennies à venir. La majorité des grands arbres a en effet moins d’un siècle et ils vont continuer à croître, sauf évènement exceptionnel, par exemple un ouragan qui en déracinerait certains. A priori, les arbres actuels seront donc toujours là dans 50 ans, en ayant simplement pris du volume.

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Forêt dominée par les hêtres. Leur ombre est importante, d’où un sous-bois relativement pauvre en espèces, mais plus riche que sous des plantations denses de conifères. © Loïc Liberati

Scénario alternatif

Un autre scénario est cependant possible au vu des changements climatiques. Les sapins sont en effet très sensibles à la sécheresse et les épicéas encore davantage, à cause de leur enracinement superficiel. De plus, les résineux subissent des attaques massives de bostryches, un phénomène qui s’intensifie dans les forêts déjà affaiblies. Les sécheresses toujours plus fréquentes pourraient ainsi provoquer la mort simultanée de nombreux arbres, avec à la clé un éclaircissement du sous-bois. Et donc une augmentation du nombre d’espèces, à la fois pour la flore forestière et pour les espèces xylophages, celles qui se nourrissent du bois des arbres. 

Premières réponses dans dix ans

L’évolution devrait en revanche favoriser les hêtres, bien qu’ils aient également besoin de beaucoup d’eau. Le massif forestier du Jorat est en effet parsemé de nombreuses sources permanentes. Enfin, les jeunes hêtres s’adaptent aux nouvelles conditions climatiques, en ayant moins de feuilles et des racines plus développées. Ils sont donc mieux armés contre la sécheresse que les arbres ayant grandi dans un climat plus favorable. Mais est-ce que cela suffira pour résister au climat de 2050 ou 2100 ?

Au final, l’évolution de la flore forestière est donc incertaine, avec plusieurs scénarios possibles. Mais quoi qu’il arrive, les inventaires des prochaines décennies permettront d’en apprendre plus. Rendez-vous dans dix ans, quand les premières tendances seront disponibles.

Les néophytes c’est quoi ?

On parle de plantes néophytes pour toutes les espèces introduites par l’homme après 1500 dans une région où elles n’existaient pas auparavant.  Bon nombre de ces espèces sont donc présentes en Suisse depuis des décennies, ou même des siècles.

Certaines ont été introduites volontairement. D’autres sont arrivées comme passagères clandestines via le transport international de marchandises. Le cas le plus fréquent est cependant celui de plantes exotiques échappées d’un milieu confiné, notamment les serres et les jardins.

Le nombre d’espèces exotiques a fortement augmenté ces dernières décennies. Il y a actuellement plus de 700 néophytes qui vivent à l’état sauvage en Suisse, dont une minorité significative d’espèces problématiques. Plusieurs dizaines d’espèces sont considérées comme envahissantes.

Et dans le Parc naturel du Jorat ? Les néophytes y sont peu présentes. Seules neuf espèces ont été recensées lors de l’inventaire de la flore forestière mené entre 2022 et 2024. Il y en a très peu dans les sous-bois, car ces plantes exotiques poussent surtout le long des chemins et éventuellement dans des clairières. C’est en particulier le cas de la renouée du Japon et du solidage géant, deux espèces qui ont besoin de beaucoup de lumière.

Mais que se passe-t-il si des plantes exotiques envahissantes s’installent dans l’aire protégée du Parc, où toute intervention humaine est normalement bannie ? Dans les faits, une exception est prévue et les campagnes d’arrachage se font aussi dans la zone protégée quand on y détecte un foyer de ces espèces.

Cet article est une version vulgarisée d’un article paru dans le bulletin 2024 de la Société Vaudoise des Sciences Naturelles : Monitoring de la flore forestière du Parc naturel du Jorat; Pascal Vittoz, Patrice Descombes & Loïc Liberati.

Auteurs: Pascal Vittoz, Patrices Descombes & Loïc Liberati
Bulletin 103
Année: 2024
Pages: 129-136
DOI: https://doi.org/10.5169/seals-1061950