La vie secrète des libellules forestières

Le Jorat abrite des espèces rares de grandes libellules forestières, qui bénéficient de la mise en réserve naturelle d’une partie de la forêt depuis 2021.

Bien qu’elles soient très grandes, on ne voit jamais ces libellules forestières, car leur vol furtif les rend difficilement repérables, surtout dans la pénombre des sous-bois. Le Parc naturel du Jorat abrite ainsi la Cordulegaster boltonii et la Cordulegaster bidentata, deux espèces remarquables de libellules. Elles se développent en effet dans les ruisseaux et ruisselets, c’est-à-dire dans des eaux froides, à l’inverse de la plupart des espèces de libellules, qui ont besoin d’eaux chaudes et stagnantes.
Ces espèces très discrètes ont longtemps été ignorées. Et davantage encore avant quand la gestion forestière ne prenait pas en compte les petits cours d’eau dans lesquelles elles vivent. « On y déposait des branches dessus. Ce qui s’est aussi beaucoup fait dans le Jorat à une époque est de combler des fossés de drainage pour en faire des mares, ce qui a profité aux espèces communes de libellules », explique Alain Maibach, l’entomologiste qui a réalisé un inventaire des libellules présentes dans le Parc naturel du Jorat.

Une libellule exceptionnelle
Une autre espèce remarquable présente dans le Jorat est Lestes dryas. Cette libellule a besoin de plans d’eau qui s’assèchent complètement, des petites mouilles riches en végétation. Les œufs ont en effet besoin d’une période d’assèchement pour se développer, de la même façon que certaines plantes ont besoin d’une période de froid pour fructifier. Des conditions hostiles aux autres libellules.
Le milieu favorable aux Lestes est devenu très rare, car la forêt a été drainée afin d’y planter des épicéas. En conséquence, il s’agit d’une des rares espèces de libellules à profiter de l’aire protégée dans le Parc naturel du Jorat. À l’inverse, les espèces communes devraient régresser dans cette zone car elles dépendent des nombreuses mares forestières du Jorat lausannois, créées entre 1992 et 2008.

Les mares sont rares
En fait, les mares sont un milieu rare dans la nature. On trouve des étangs naturels uniquement lorsqu’une rivière déborde, quand les méandres d’un cours d’eau finissent par former un bras mort ou quand un arbre est déraciné. Un exemple bien connu est celui de la réserve du Moulin de Vert, dans le canton de Genève, dont les étangs sont un bras mort du Rhône. Ou alors des creux étanches comme au bois de Chêne de Genolier. En dehors de ces exceptions, l’évolution naturelle aboutit à un remplissage végétal, qui donne un marais, puis une forêt, stade final de cette évolution. « À l’origine, le Plateau suisse et le Jura étaient couverts de forêts, rappelle Alain Maibach. Le terrain a ensuite été défriché peu à peu pour l’agriculture »
L’aménagement de nombreuses mares dans le Jorat lausannois a donc profité aux espèces communes de libellules. D’autant plus que le massif forestier du Jorat est situé à mi-chemin entre le Jura et les Alpes, avec une altitude moyenne de plus de 700 mètres, ce qui en fait un relai naturel pour les libellules. À l’exception du grand Étang de la Bressonnaz et de la Moille Saugeon, la diversité des espèces est cependant faible à très faible car ces mares forestières sont peu favorables aux libellules. Elles s’assèchent trop vite, sont à l’ombre ou ont des eaux fraîches, alors que la plupart des libellules exigent plutôt du soleil et des eaux chaudes.

Un paradis pour les libellules forestières
En conséquence, il va y avoir une diminution de la présence de ces insectes dans l’aire protégée du Parc naturel du Jorat, car les mares vont se combler progressivement. Ce processus naturel de comblement est cependant lent: il n’a pas encore d’influence perceptible dans cette zone, où l’arrêt des interventions humaines est récent.
Le nombre plus élevé de libellules dans la zone de transition s’explique donc surtout par le fait qu’on y trouve l’Étang de la Bressonnaz. Il s’agit du plus grand étang dans le massif forestier du Jorat, avec un fort ensoleillement, si bien qu’il accueille de toute façon déjà la majorité des libellules communes. Le monitoring initial du Parc naturel du Jorat a permis de documenter cette différence, avec 29 espèces de libellules recensées dans la zone de transition contre 15 espèces dans l’aire protégée, dont des libellules communes qui s’installeront progressivement ailleurs, en particulier dans l’Étang de la Bressonnaz.
La zone forestière sans intervention humaine depuis 2021 profite quant à elle aux Cordulegaster et aux Lestes dryas, d’autant plus que le massif forestier du Jorat est un véritable château d’eau. On y compte de nombreuses sources, qui donnent naissance à des rivières emblématiques comme le Talent, le Flon ou encore la Menthue. « Il n’y aura pas de perte d’espèces, résume Alain Maibach. Les espèces communes vont simplement aller à d’autres endroits et on y gagne une plus grande abondance d’espèces ayant besoin d’un milieu spécifique, comme les libellules forestières ». Autrement dit, ces insectes rares seront plus abondants localement.

Le Cordulégastre de Bolton (Cordulegastre boltonii) est une libellule forestière difficile à voir malgré sa grande taille, à cause de son vol furtif. © Gérard Meyer

Le paradoxe des réserves naturelles

De façon générale, la biodiversité forestière diminue dans une réserve naturelle laissée à sa libre évolution, aussi bien pour la faune que pour la flore. « Une coupe forestière est 100 fois plus riche en biodiversité qu’une forêt primaire. Le problème est que les gens confondent toujours richesse et spécificité. Une tourbière à la Vallée de Joux où il y a trois espèces spécifiques de libellules qu’on trouve uniquement dans ce milieu a plus de valeur que 42 espèces courantes dans un étang artificiel », explique Alain Maibach.

Alors, que faire pour augmenter la biodiversité ? Ce qui se fait déjà à la Grande Cariçaie, avec la gestion de la surface libérée par la correction des eaux du Jura, c’est-à-dire leur abaissement. Il y aurait de la forêt partout si on laissait la Grande Cariçaie à elle-même. Aussi, on débroussaille et on cure à certains endroits. Ce travail permet de maintenir une mosaïque de milieux différents et donc d’avoir le maximum de biodiversité.

Le principe est le même dans le Parc naturel du Jorat, où le plan d’action pour la biodiversité comprend une série de mesures comme la création et l’entretien de mares forestières dans la zone de transition, afin de palier le comblement prévisible de ces petits biotopes dans l’aire protégée. Le tout permet de conserver une mosaïque d’habitats très variés à l’échelle du massif forestier du Jorat, avec des milieux qui répondent aux besoins d’une multitude d’espèces, mais réparties autrement. À terme, certains milieux se trouveront uniquement dans la zone de transition. Et juste à côté, dans l’aire protégée, la forêt évolue désormais sans aucune intervention humaine. De quoi redonner de la place aux libellules forestières.

Cet article est une version vulgarisée d’un article paru dans le bulletin 2024 de la Société Vaudoise des Sciences Naturelles : « Inventaire des Odonates ou libellules du PNJ Parc Naturel du Jorat (Suisse, Vaud) : diversité initiale lors de la sa mise sous protection» Alain Maibach

Auteur :  Maibach Alain
Bulletin 103
Année : 2024
Pages : 147 – 155
DOI : lien ici