À l’occasion de la mise en scène des Femmes savantes au Théâtre Benno Besson à Yverdon-les-Bains les 8 et 9 février 2022, le metteur en scène Vincent Bonillo s’est entretenu le 22 janvier 2022 avec Marc Escola (UNIL) dans l’émission À vous de jouer, animée par Daniel Rausis sur Espace 2 (RTS).
Avec l’aimable autorisation de la RTS, nous publions ici l’entretien sans intermède musical (20 min.) :
Pour écouter l’émission complète (1h), cliquer ici.
Quelques photographies du spectacle
Deux critiques du spectacle avaient paru sur le site de L’Atelier critique de l’UNIL.
« On n’impose rien à Molière, c’est lui qui s’impose à nous. » Entretien avec Vincent Bonillo
Cet autre entretien a été réalisé le 11 mars 2021 à Lausanne.
Josefa Terribilini : Que représente Molière pour vous ?
Vincent Bonillo : Je viens d’une famille de théâtre. Mes parents, Jean-Marc Bonillo et Christine Berthier, ont fait le Théâtre National de Strasbourg avant de monter une troupe permanente, et j’ai très vite été confronté à Molière à travers leurs spectacles : je me souviens qu’ils avaient créé une pièce autour des figures d’amoureux, sous la forme d’un patchwork de scènes tirées de plusieurs de ses pièces. Par ailleurs, en tant qu’élève de l’école publique française, j’ai évidemment étudié Molière, et surtout Le Médecin malgré lui, que nous avions nous-mêmes joué. Par la suite, durant mon parcours professionnel, j’ai retrouvé son théâtre : je suis arrivé en Suisse au milieu des années 90 pour faire mes études au Conservatoire de Lausanne, puis j’ai rencontré Brigitte Jacques, metteure en scène française, qui m’a offert le rôle de Pierrot dans son Dom Juan (1999). Nous avons beaucoup tourné, en Suisse, en France, notamment à l’Odéon, c’était une aventure très forte. Ainsi, j’ai été confronté à Molière autant dans ma vie intime que professionnelle. Et même si j’ai peu joué ses pièces par la suite, c’est un dramaturge qui est ancré en moi. Molière fait partie de l’ADN de tout artiste francophone. Culturellement, peu importe qu’on vive en Suisse, en France ou en Belgique, c’est un auteur qui sous-tend notre art dramatique. Tout comme Shakespeare fait partie de l’ADN anglo-saxon. Je pense que nous avons tous quelque chose de Molière en nous (qu’on soit d’ailleurs des gens de théâtre ou pas).
Molière, en tant qu’auteur français canonique, est souvent comparé à Shakespeare, précisément, du côté anglo-saxon : qu’est-ce qui fait à vos yeux la spécificité de Molière et de sa dramaturgie, par rapport à d’autres auteurs « du répertoire » (y compris français, comme Racine ou encore Musset) ?
Molière fait partie des auteurs importants du répertoire mondial, au même titre que Shakespeare, Racine ou Corneille. Lorsqu’on travaille leur théâtre, on s’aperçoit que ce sont de grands dramaturges pour plusieurs raisons : tous ont la capacité de cerner les problèmes humains, qu’ils soient politiques, intimes ou sociaux, et la profondeur de champ de leurs pièces les hisse au rang de chefs d’œuvre. Comme tous les grands dramaturges, Molière a donc su lire la société, la politique, disséquer les rapports humains. Et la pertinence de ses écrits vient du fait que leur vision, au-delà de la caricature et au-delà de leur contexte de production, continue de nous parler. Tout simplement parce que les rapports entre les hommes n’ont pas changé.
En revanche, Molière se distingue, dans le répertoire français, du point de vue de son pédigrée. Il est non seulement un auteur de théâtre, mais aussi un interprète, et cela se ressent dans son écriture, en particulier quand on s’y confronte en tant qu’acteur. Cette différence se vérifie surtout dans la respiration. On n’impose rien à Molière : c’est lui qui s’impose à nous, à travers les siècles. Ses textes induisent une respiration au comédien pour lui permettre de trouver le sentiment approprié. Prenons l’exemple de Pierrot dans Don Juan : j’étais jeune acteur lorsque je l’ai interprété et c’était comme si, en traversant le texte, les respirations me venaient naturellement, sans que je puisse les calculer. En somme, quand on travaille Molière, on le sent.
Pourquoi avoir choisi de monter du Molière en 2012 après avoir principalement travaillé sur des textes contemporains, voire sur de l’écriture de plateau ? Qu’est-ce qui vous intéressait dans Les Précieuses ridicules, en particulier ?
Avant les Précieuses, j’étais metteur en scène pour un collectif. Nous écrivions des choses entre nous, en choisissant les thématiques ensemble. Nous avons notamment travaillé sur le terrorisme dans Winkelried de Joël Maillard (2006). Je n’ai jamais abandonné cette démarche. En réalité, je continue d’alterner entre textes contemporains et classiques. Mais au moment des Précieuses, je voulais revenir à la base et me focaliser sur le jeu.
De plus, sur le plan professionnel, j’avais besoin de créer un spectacle qui tourne facilement et dans lequel, surtout, l’acteur soit au centre. Il fallait donc une pièce qui dure environ une heure, et qui puisse se monter avec trois francs six sous. Ce sont ces raisons qui m’ont poussé à choisir Les Précieuses ridicules, qui est l’une des premières pièces de Molière, et dont la fraîcheur qui me plaisait.
Molière me semblait aussi être un théâtre populaire, dans le sens où il permet d’aller vers des populations qui ne sont pas forcément habituées à aller au théâtre, et c’était un autre objectif : je voulais pouvoir jouer dans des lieux différents, pour des spectateurs différents, tout en prenant en charge une langue, la langue française qui, aujourd’hui, est attaquée de toutes parts. Les Précieuses était donc l’occasion de travailler un petit objet très exigeant, mais qui puisse se jouer un peu partout. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé : nous avons représenté le spectacle une trentaine de fois en 2012, puis encore une quarantaine de fois lors de sa reprise en 2019. Entre nous, il ne faut pas nier que Molière soit un argument économique, et c’est aussi son nom qui m’a permis de rejouer ce spectacle aussi souvent.
Dans votre mise en scène, et notamment du point de vue des costumes, l’esthétique oscille entre des éléments résolument contemporains et des motifs du dix-septième siècle : qu’est-ce que ce mélange vous permettait ?
Je voulais, par ce biais, valoriser l’acteur. Dans ma vision de l’art, le comédien ne doit jamais disparaître derrière le texte ou le personnage. Il se saisit, au fond, d’un certain nombre d’éléments, costumes accessoires, etc., si bien que l’art du jeu est toujours mis en avant.
Mêler les strates permettait aussi une forme d’actualisation, une prise en main, depuis notre point de vue, des thématiques de Molière. J’essaie toujours de créer un lien entre une pièce et le public d’aujourd’hui, pour qu’un spectateur lambda qui ne serait jamais allé au théâtre puisse comprendre, s’amuser, goûter à la fois la langue, l’ironie, le jeu de l’acteur, le rapport au monde qui composent la pièce. Dans ma mise en scène, les acteurs se prêtaient ainsi à un amoncellement de signes pour mieux ramener le texte à nous. La mise en scène historique ne m’intéressait pas : je voulais montrer qu’avec une perruque et un demi-jabot, il était possible de lire les situations.
Ce traitement a eu de très bons côtés : certains ont cru j’avais adapté le texte. Pourtant, rien n’avait été modifié, si ce n’est de toutes petites choses. J’ai notamment coupé la fin de la pièce, qui voit intervenir des musiciens, pour pouvoir monter la pièce avec cinq ou six acteurs. Et puis, lors des représentations dans la Tour vagabonde, en 2019, j’ai eu envie de lire en prologue un extrait du Roman de monsieur de Molière de Mikhaïl Boulgakov qui raconte l’arrivée de Molière à Paris et le contexte de création des Précieuses. Mais je n’ai fait aucune réécriture. On peut parfois modifier un texte, surtout lorsqu’il s’agit de traductions (avec Shakespeare, par exemple), mais pas avec Molière. Parce que sa langue reste compréhensible et doit être respectée. Vraiment, je ne vois pas l’intérêt de l’adapter.
Vous portez une attention particulière à la réception de vos spectacles : était-il important pour vous de toucher un public spécifique, notamment scolaire, avec ces Précieuses ?
À mes yeux, les représentations scolaires permettent de rencontrer le vrai public, un public populaire, qui rend à disparaître des théâtres. Dans la tour vagabonde, ces représentations ont d’ailleurs été les plus extraordinaires de toutes, parce que les enfants de treize à seize ans sont actifs, et je trouve cela fantastique.
J’ai rencontré quelques problèmes avec des enseignants, en revanche, qui ont considéré que certains traitements de la pièce étaient orduriers. Pourtant les Précieuses racontent l’éveil aux sens et aux faux-semblants de deux jeunes provinciales. Il y a une forme d’ambiguïté, de l’ordre de la séduction, et je n’ai rien ajouté qui dénature le texte. Mais ce que cet incident met en évidence, c’est la difficulté liée aux attentes qu’on rencontre en montant du Molière. Les spectateurs s’attendent souvent à de la franche rigolade, alors qu’entre les lignes, Molière délivre une analyse intime, sociale et politique d’une grande profondeur. Or, si l’on souhaite la souligner et s’écarter d’une mise en scène qu’on pourrait qualifier de « classique », dans le mauvais sens du terme, alors on trouve des détracteurs.
Vous monterez Les Femmes savantes en 2022 : qu’est-ce qui vous intéresse dans cette « grande comédie » ?
Les Femmes savantes sont véritablement le prolongement des Précieuses. D’ailleurs, la scène du sonnet du troisième acte est presque un copié-collé de l’épisode avec Mascarille. J’avais envie de retravailler du Molière et ce choix m’a donc paru évident.
Mais ce projet sera beaucoup plus ambitieux. D’abord, c’est l’une des dernières comédies de Molière : il est plus avancé dans sa réalisation en tant qu’auteur, et la pièce touche à une forme d’excellence. On sent la maîtrise des accélérations, des nœuds dramatiques, on voit passer par endroits Le Misanthrope, Le Tartuffe, et même Le Médecin malgré lui, à travers le personnage de Martine. On retrouve aussi certaines thématiques fortes de sa carrière comme la condition féminine, les faux-semblants, le snobisme et l’intellectualisme. Dans Les Femmes savantes, on sent même poindre la tragédie. La distribution est énorme également, et très exigeante sur le plan de l’exécution. C’est un pari de jeu et un pari de mise en scène. De ce point de vue, je souhaite d’ailleurs prolonger l’angle d’attaque des Précieuses ridicule : l’acteur sera toujours au centre. La scénographie ne sera pas monstrueuse, même si le spectacle sera fait pour de grands plateaux. Je cherche, au fond, à ce que l’acteur ne disparaissent jamais, et à ce qu’on entende Molière avant tout.
Et si toutes les places, tous les parvis et tous les théâtres du monde vous étaient ouverts, où rêveriez-vous de le monter ?
Il y a quelques années, j’ai tourné à Moscou avec Carnage de Yasmina Reza et j’ai adoré cette expérience. Les Russes ont un rapport extraordinaire à la culture, au théâtre, et à la place des artistes dans la société. Ils adorent, de plus, la France et les francophones. J’aimerais jouer du Molière là-bas.
Cela dit, j’adorerais aussi interpréter la même pièce sur le parvis de la Bourdonnette à Lausanne, car il faut désenclaver, et quoi de mieux que Molière pour le faire ?