Le 12 mars 2022, le metteur en scène Julien Basler s’est entretenu dans l’émission À vous de jouer, animée par Daniel Rausis sur Espace 2 (RTS), avec Marc Escola et Josefa Terribilini, respectivement professeur et assistante diplômée à l’UNIL. Ils reviennent sur la mise en scène de Dom Juan par la compagnie des Fondateurs, créée au Théâtre Pitoëff en mai 2018 et reprise à la Comédie de Genève en février 2020. À cette dernière occasion, la même compagnie avait créé Le Tartuffe, qui était alors joué en alternance avec Dom Juan. Les deux spectacles sont repris ce printemps 2022.
Avec l’aimable autorisation de la RTS, nous publions ici l’entretien sans intermède musical (20 min.) :
Pour écouter l’émission complète (1h), cliquer ici.
Pour aller plus loin
Du matériel supplémentaire est disponible sur le site de la compagnie Les Fondateurs.
Une critique du Dom Juan avait paru dans l’Atelier critique de l’UNIL.
« Chez Molière, j’ai retrouvé le Jeu avec un grand J. » Entretien avec Julien Basler
Cet entretien a été réalisé le 18 mars 2021 à Lausanne.
Josefa Terribilini : Que représente Molière pour vous ?
Julien Basler : J’ai découvert Molière à travers les pièces que j’allais voir lorsque j’étais adolescent. Puis, j’ai joué, à vingt ans, Scapin et Le Médecin malgré lui dans une version commedia dell’arte, sur des tréteaux. J’avais toujours apprécié la vivacité de son écriture, et j’ai adoré en faire l’expérience en tant qu’acteur. On se sent happés par ses textes, en prose comme en vers. Leur rythme nous guide. Le choix de la commedia fonctionnait d’ailleurs parfaitement : j’ai toujours trouvé qu’il fallait jouer Molière de manière engagée, et même, parfois, sur-engagée. Avec le Dom Juan que nous avons créé en 2018, je l’ai ressenti aussi. Quand nous avons entamé les répétitions, nous ne savions pas comment aborder le texte. Les comédiens l’interprétaient d’abord de manière très quotidienne, mais cela ne fonctionnait pas, et nous avons donc exploré l’idée d’un sur-engagement. Molière, pour moi, éveille tout cela : le jeu, le rythme, mais aussi l’intelligence.
On se demande parfois pourquoi son théâtre passe encore la rampe, et je crois que c’est aussi l’intemporalité de ses descriptions. Molière dépeint des archétypes qu’on retrouve à toute époque, parce que les obsessions humaines perdurent. Certaines situations, toutefois, ont changé : lorsqu’on monte Tartuffe, on se heurte à certaines thématiques, à l’image du père qui marie sa fille de force, et ce sont des problèmes qu’il faut affronter, en tant que metteur en scène, ou contourner.
La différence de langue, en revanche, a été formidable pour notre recherche artistique. Nous nous trouvions face à un texte qui semblait venir d’une autre planète, d’un autre monde, mais dont il nous était donné d’entendre un écho. En tant que metteur en scène, à nous, ensuite, de le projeter au maximum vers les spectateurs. En cela, Molière nous rend intelligent. Il nous amène à prendre du recul, parce qu’il y a quatre cents ans d’écart entre ses pièces et nous.
J.T. : Molière, en tant qu’auteur français canonique, est souvent comparé à Shakespeare du côté anglo-saxon : qu’est-ce qui fait à vos yeux la spécificité de Molière et de sa dramaturgie, par rapport à d’autres auteurs « du répertoire » (y compris français, comme Racine ou encore Musset) ?
J.B. : À la lecture, Marivaux, Musset, Goldoni ou Tchekhov divergent beaucoup de Molière. Avec lui, on sent l’acteur derrière le texte, et les origines farcesques de son théâtre transparaissent toujours. Il y a un point de désaccord entre les analystes, au sujet du rire et de la morale dans ses comédies : qu’est-ce qui prime à ses yeux, de l’un ou de l’autre ? D’après moi, Molière écrit d’abord pour faire rire et, parce qu’il est génial, il touche à des points de morale. Mais ce qui l’animait était avant tout le jeu. Et moi, j’aime le jeu par-dessus tout. Je trouve d’ailleurs que la dichotomie entre le « jeu » et le « message », est comme l’opposition entre le fond et la forme : elle n’a pas lieu d’être. Le jeu, s’il est bien exécuté, s’il est intelligent, touche à tout. Il fait naître les questions, il amène la profondeur. Il faut d’ailleurs rappeler que le terme a une double acception : il y a le jeu d’enfant et le jeu comme espace entre deux éléments. Le joint, en somme. Ce que nous faisons nous, au théâtre, c’est justement de trouver l’espace entre les choses, l’espace où glisser du jeu. Et chez Molière, plus que chez tout autre, j’ai trouvé ce Jeu avec un grand J. C’est ce qui est passionnant dans son théâtre et je pense que c’est aussi pour cette raison que nous le montons toutes et tous.
J.T. : Votre compagnie Les Fondateurs proposait, depuis sa création, des spectacles fondés sur l’écriture de plateau, l’improvisation et une construction scénographique à vue. Pourquoi avoir choisi, en 2013, de monter un texte du répertoire, et plus spécifiquement du Molière ?
J.B. : Ce choix a été déterminé par le parcours de notre compagnie. Nous venons du théâtre qu’on appelle « contemporain », nous sommes « nés » dans les établissements de l’Usine et de l’Arsenic – bien que l’appellation de notre esthétique nous soit franchement indifférente. Or nous voulions nous frotter à quelque chose qui vînt de l’extérieur. Nous avons pensé à un auteur classique du XVIIe siècle parce que nous avions envie d’être bousculés, et Molière s’est imposé. Zoé Cadotsch [scénographe et co-directrice de la cie Les Fondateurs] et moi avons toujours aimé son théâtre, et je trouvais que l’ancienneté des textes de Molière, justement, était intéressante pour notre recherche. Je déteste, d’ailleurs, quand on parle de « dépoussiérer Molière », parce que « Molière », ce sont des livres qui sont édités aujourd’hui, et qui peuvent eux-mêmes nous bousculer. De notre côté, nous avons essayé de l’aborder très humblement : ce n’est pas nous qui dépoussiérons Molière, c’est lui qui dépoussière souvent le théâtre d’aujourd’hui.
J.T. : Pourquoi Dom Juan, en particulier ? Qu’est-ce que la pièce vous permettait ?
J.B. : Nous avons choisi cette pièce pour deux raisons. La première est thématique : avec Zoé Cadotsch, nous nous questionnons beaucoup sur la liberté et l’enfermement. À un niveau personnel, je me demande souvent à quoi bon être libre si c’est pour tourner en rond. Et c’est aussi la question que pose Dom Juan. La pièce dépeint le personnage en fin de parcours : on comprend que son mode de vie fonctionnait auparavant, mais que ce n’est plus le cas. Elvire, par exemple, l’ébranle avec son amour. Et nous trouvions beau de raconter cet homme qui finit par se rendre compte que sa situation est sans issue. Ses rapports avec les femmes ne sont finalement pas au cœur du problème. Le sujet de la pièce n’est pas la séduction, mais ce gouffre – je le compare souvent à ces traders qui amassent des millions pour remplir un vide sans fin.
L’autre raison était pragmatique. Parce que nous travaillons scénographie et mise en scène main dans la main, nous avions envie d’une pièce qui puisse éveiller un imaginaire matériel. Et le fait que Dom Juan soit construit comme une espèce de road movie nous plaisait bien. Nous pouvions créer des arbres, de petits éléments disparates. Et puis, il y avait aussi la figure du commandeur qui nous a beaucoup inspiré, puisque nous avons choisi de construire sa tête à l’aide de plâtre et de carton tout au long du spectacle. Quant au traitement de sa disparition avec le héros (qui est l’un des problèmes cruciaux lorsqu’on monte Dom Juan), nous avons décidé de régler le problème à notre manière, de la façon la plus bancale qui soit, en tuant Dom Juan avec un coup de carton sur la tête.
J.T. : Après avoir créé Dom Juan au Théâtre Pitoëff (2018), vous avez repris la pièce à la Comédie de Genève (2019) en y joignant également Le Tartuffe : qu’est-ce qui a motivé ce dyptique ?
J.B. : En reprenant notre Dom Juan, la Comédie nous a « commandé » un autre classique. Très vite, Le Tartuffe s’est imposé pour former un duo logique, d’autant plus que les deux pièces allaient se jouer en alternance, avec des intégrales certains soirs. Le jeu de miroir entre Tartuffe et Dom Juan, mais aussi Orgon et Dom Juan, nous intéressait particulièrement. En réalité, Orgon m’intriguait même plus que Tartuffe. Car Tartuffe est avant tout un révélateur qui vient mettre en lumière tous les personnages de la maison, alors qu’Orgon est un personnage entier, tiraillé entre plusieurs forces. Nous voulions aussi creuser le jeu des couples, avec d’un côté Dom Juan, un aristocrate, et son pauvre valet Sganarelle et, de l’autre côté, Tartuffe et Orgon, qui représentent l’inverse : le faux dévot, issu du peuple, parvient à dominer Orgon, pourtant riche bourgeois. Par ailleurs, si nous avions voulu parler de liberté avec Dom Juan, Le Tartuffe posait plutôt la question de la dictature. Avec Orgon, nous voulions raconter l’histoire d’un homme normal et sympathique, qui devient un affreux dictateur par idéologie et par amour de son image dans les yeux de Tartuffe.
J.T. : Dans ces deux mises en scène, vous mêlez texte original et parties improvisées : comment en êtes-vous arrivé-e-s à cette bigarrure ?
J.B. : Ce procédé vient d’une part de notre passé d’improvisateurs. Il était clair pour nous que nous allions frotter notre pratique habituelle à l’écriture de Molière. D’ailleurs, notre Dom Juan commence exactement comme n’importe quelle pièce des Fondateurs : les Fondateurs, ce sont des gens sur un plateau de théâtre qui font des choses. Et cette fois-ci, ils se mettent à faire du Molière.
D’autre part, le but de l’opération était de faire entendre Dom Juan. Parce qu’il arrive souvent, au théâtre, qu’une pièce, même formidablement bien écrite et déclamée, paraisse ronronner. J’en suis donc arrivé à la conclusion qu’il ne suffisait pas de bien le dire pour que le texte nous saute à la figure. L’idée était alors de le bousculer un peu, pour mieux lui rendre hommage. Nous ne cherchons pas à tout casser de manière irrévérencieuse. Au contraire : nous voulons l’équilibre entre les improvisations et le texte, afin que l’un entraîne l’autre. Dans notre mise en scène, les passages improvisés ébranlent un peu le texte, on en rit, on en parle, et les acteurs rebondissent dessus pour mieux le faire revenir, avant que le texte lui-même n’entraîne de nouvelles improvisations. L’ensemble fait alors comme un rouage qui peut réveiller l’oreille et faire en sorte que le spectateur soit toujours sur le qui-vive.
J.T. : Quelle(s) autre(s) pièce(s) de Molière aimeriez-vous mettre en scène ?
J.B. : Je montrais volontiers tous les Molière, mais il faut se diversifier et trouver de nouveaux axes pour éviter de répéter une recette. Par ailleurs, certaines comédies sont plus complexes que d’autres. Je voulais monter Les Femmes savantes il y a quelques temps, mais la pièce est délicate du point de vue du féminisme (on fait quand même dire à certains personnages que les filles devraient arrêter de lire). Alors que, paradoxalement, Dom Juan ne pose pas trop ce genre de problème – il faut dire que nous jouons la pièce avec trois comédiennes et un seul comédien, ce qui redéfinit structurellement les rapports de force.
J.T. : Et si toutes les places, tous les parvis et tous les théâtres du monde vous étaient ouverts, où rêveriez-vous de le monter ?
J.B. : Je jouerais bien Dom Juan en Afrique, à Ouagadougou. Si je pouvais vraiment rêver, je trouverais cela formidable.