Le 28 mai 2022, la metteuse en scène Gisèle Sallin, également fondatrice du Théâtre des Osses (en 1979), s’est entretenue dans l’émission À vous de jouer, animée sur Espace 2 par Daniel Rausis (RTS), avec Josefa Terribilini, assistante diplômée à l’Université de Lausanne. Elles sont revenues sur ses mises en scène de textes de Molière, en particulier celle des Femmes savantes, créée aux Osses en 1990 et reprise en 2010 au Forum Meyrin en 2010.
Avec l’aimable autorisation de la RTS, nous publions ici l’entretien sans intermède musical (20 min.) :
Pour écouter l’émission complète (1h), cliquer ici.
Pour aller plus loin
On peut visiter le site des archives des Osses pour des informations et photographies des mises en scène de L’École des femmes, du Malade imaginaire ou de L’Avare.
Gisèle Sallin avait codirigé un ouvrage avec Cédric Bachelard, Thomas Hunkeler et Claude Bourqui aux Presses littéraires de Fribourg, intitulé Le Théâtre de Romandie. Livre blanc. (2016).
« […] cette oeuvre de réflexion présente et met en perspective un projet aussi fou qu’essentiel : la création d’un grand Théâtre de Romandie doté d’une troupe permanente, lacune actuelle de la région. Ce livre est le résultat des recherches dramaturgiques et architecturales qu’ils ont menées avec des étudiants de l’Université et de la Haute Ecole d’Ingénierie et d’Architecture de Fribourg.
Et si la fiction devenait réalité ? La question mérite d’être posée. »
« Il faut avoir le courage de Molière. Entretien avec Gisèle Sallin »
Entretien réalisé le 31 mars 2021 à Lausanne.
Josefa Terribilini : Que représente Molière pour vous ?
Gisèle Sallin : Le talent et l’homme engagé dans son temps. Son théâtre est d’une intelligence extraordinaire : à chaque fois que j’ai répété et interprété ses pièces, j’ai eu l’impression d’avoir à mes côtés quelqu’un de brillant. Un cerveau clair, un regard sur la vie et sur l’humanité qui était limpide, fort et puissant.
Ses comédies abordent beaucoup de thèmes différents, dont certains sont encore d’une cuisante actualité, comme le fanatisme religieux et son hypocrisie dans Le Tartuffe, le harcèlement sexuel à travers Dom Juan, le mariage forcé des jeunes filles dans L’École des femmes, et l’amour, évidemment. Molière en a traité d’une façon extraordinaire, en montrant combien l’amour nous rendait intelligents. Avec le personnage d’Agnès, on voit notamment de quelle façon le regard d’un amant (Horace), limpide et pur, permet d’ouvrir les yeux sur la méchanceté du monde. Et puis, Molière a également parlé de la poésie, mais aussi de la tyrannie de l’enfant. Dans Le Malade imaginaire, par exemple, Argan est un véritable malade, dans le sens où il s’agit d’un bébé qui ne veut pas grandir, qui craint le monde et la mort, à tel point qu’il en devient despotique. Enfin, il y a bien sûr la comédie, le rire. Ou plutôt, Molière traite de tous ces thèmes par le rire, et il le fait d’une façon magistrale.
J.T. : Molière, en tant qu’auteur français canonique, est souvent comparé à Shakespeare du côté anglo-saxon : qu’est-ce qui fait à vos yeux la spécificité de Molière et de sa dramaturgie, par rapport à d’autres auteurs « du répertoire » (y compris français, comme Racine ou encore Musset) ?
G.S. : Shakespeare, Tchekhov ou Racine n’ont rien à voir avec Molière, si ce n’est qu’s’ils ont tous écrit des chefs d’œuvre qui font partie du répertoire mondial. Mais je dirais que Molière, c’est la comédie, le rire, et une certaine façon de mener la critique, pertinente et violente.
J.T. : Votre première mise en scène de Molière était Les Femmes savantes en 1990 (reprise en 2010) : pourquoi avoir choisi cette pièce en particulier, au moment de fonder le Théâtre des Osses à Givisiez ?
G.S. : C’est la question de la condition féminine qui m’a particulièrement intéressée. Dans cette comédie, Molière a montré que les femmes voulaient et pouvaient s’extraire des travaux du ménage pour avoir accès à des plaisirs intellectuels et artistiques, tout en représentant des hommes qui tentaient de les maintenir à leur service, dans un état de soumission. Or, à l’époque de création de projet, en 1990, les mises en scène de cette pièce étaient assez macho et tournaient systématiquement en ridicule les femmes qui voulaient apprendre. On en faisait des hystériques. Ce qui, à mon avis, n’est pas du tout ce que Molière a voulu dire. Donc j’ai souhaité prendre le contre-pied de ce postulat. Il faut dire qu’à cette période, avec Véronique Mermoud [qui interprétait le personnage de Philaminte], nous nous battions nous-mêmes pour notre rôle de femmes dans la société, et plus particulièrement dans le monde du théâtre. Nous étions très critiquées pour cela. Le fait de monter Les Femmes savantes nous a donc permis de faire une inauguration en bonne et due forme de notre théâtre (c’est-à-dire de traiter par le rire une pièce de Molière où les femmes veulent s’extraire de leur condition) et d’être ainsi impliquées dans la défense de cette problématique. Le spectacle a connu un succès extraordinaire. Nous l’avons joué soixante-sept fois, devant plus de 13’000 spectateurs, et la commune de Givisiez a dédié le nom d’une rue notre spectacle, juste à côté du théâtre : la rue de Femmes savantes. L’année suivante, notre pièce a également été invitée pour le 40e anniversaire du festival de Sarlat. C’était un honneur pour ces Femmes savantes. Nous l’avons reprise enfin, en 2010, pour fêter les vingt ans de notre installation à Givisiez : cette fois-ci, nous l’avons jouée 77 fois, pour environ 16’000 spectateurs.
Lorsque nous l’avons montée la première fois, nous n’avions absolument aucun moyen financier, si ce n’est de quoi louer des chaises et se faire confectionner des costumes d’époque. Mais, lors de la reprise, j’ai travaillé avec un scénographe belge qui a tout repensé, et le visuel était magnifique : il a construit des boiseries en aluminium et, à la place des tapisseries, il a fait imprimer des tulles avec des portraits de femmes savantes historiques et contemporaines, comme Rosa Parks ou Maria Callas. Nous avons également élaboré de nouveaux costumes, toujours inspirés des habits d’époque, mais modernisés, avec des tissus très festifs. C’est que, lorsqu’on joue une pièce en alexandrins, je trouve important de porter des corsets. Car les corsets sont non seulement beaux, mais ils permettent aussi de faire voir la respiration des actrices qui accompagne le rythme des vers. L’alexandrin implique ce style. C’est exactement comme pour la musique baroque : il est important de la jouer sur des instruments anciens, avec des cordes en boyaux, et pas en métal. En cela, les intentions de mise en scène sont restées les mêmes entre 1990 et 2010.
J.T. : Le Malade imaginaire, de son côté, n’est pas écrit en alexandrins, mais en prose. Pourtant, dans votre mise en scène de la pièce, en 1997, vous avez également opté pour des costumes d’époque.
G.S. : D’abord, c’est parce que j’adore les costumes. Je trouve les ateliers de costumes absolument fantastiques. Ensuite, le Malade repose sur le principe du théâtre dans le théâtre. La maison d’Argan est en somme une salle de théâtre dans laquelle tous les autres personnages jouent des rôles : nous le soulignions par des rideaux rouges sur scène. Nous avions aussi ajouté un petit théâtre sur le plateau, où la fille et son amoureux jouaient leur petite scène pour essayer de faire comprendre leur amour aux parents. Enfin, j’avais placé le malade lui-même dans un lit d’enfant géant dont il pouvait tirer les rideaux. Ce lit devenait ainsi son théâtre à lui, où il se réfugiait, à l’image d’un enfant dans son parc. Il y avait donc trois plans, trois mises en abyme, qui justifiaient le costume. Et puis, bien que la pièce ne soit pas écrite en alexandrins, il y a quand même une langue qui est comme une musique. J’ai vu un Avare en Roumanie, joué dans des costumes tout à fait modernes, et c’était parfait. Parce que ce n’était pas présenté en français, mais en roumain. On était donc dans un autre univers, qui permettait une autre esthétique. Mais l’univers de Molière en français est une langue évoluée, un style particulier propre à un certain contexte, et je ne vois pas pourquoi nous nous serions privées d’habits d’époque. D’autant plus qu’on trouve souvent, dans ses textes, des références à des vêtements du XVIIe siècle, comme les hauts-de-chausses.
Il faut dire aussi que, souvent, je ne comprends pas les mises en scène de Molière qui choisissent de transposer la pièce au XIXe siècle ou en blue jeans. Bien sûr, on peut représenter Molière absolument comme on veut, jamais on ne risquera de lui faire du mal – on ne pourra s’en faire qu’à soi-même. On peut en proposer une version dans une esthétique qui soit « moderne », mais il faut faire attention à ne pas détourner le sens de ses pièces, sous peine de se tirer une balle dans le pied. Je pense notamment à une récente production du Misanthrope qui était terrible, parce que le metteur en scène n’a pas permis que Célimène entre en scène. Ou plutôt, il a fait entrer une comédienne, qu’il a voulue triste et habillée de noir parce qu’elle est qualifiée de veuve dans la pièce, mais elle n’avait rien de la Célimène de Molière. Dans la pièce d’origine, parce qu’elle est veuve, et donc riche, elle est une femme libre : elle aime enchaîner les histoires sans se fixer, elle peut aimer deux hommes en même temps, bref, elle est vraiment une femme moderne. Ce sont cette liberté et cette vivacité qui attirent les hommes auprès d’elle, y compris Alceste, qui ne peut refreiner son amour et devient jaloux comme un fou. Et si, en tant que metteur en scène, on n’arrive pas à accepter cette proposition, si on refuse de diriger les choses ainsi, alors c’est une catastrophe, il n’y a plus de pièce. Il faut avoir le courage de Molière et aller dans son sens.
En outre, il y a des séquences issues de la commedia dell’arte qui nécessitent un respect de cette technique de jeu. Or il s’agit d’un théâtre de masque et le masque ne fonctionne qu’à la condition qu’on joue face public. Lors d’un dialogue, il faut que seul le corps se tourne vers l’interlocuteur, tandis que les yeux continuent de regarder le spectateur, pour que celui-ci puisse percevoir toutes les réactions des personnages.
J.T. : Pourquoi, après avoir monté Les Femmes savantes, Le Malade imaginaire, mais aussi L’Écoles des femmes, en 1993, avoir décidé de monter L’Avare, en 2004 ?
G.S. : Pour Le Malade imaginaire, le choix de la pièce était fortement lié aux acteurs qui jouaient le malade (Laurent Sandoz) et Toinette (Véronique Mermoud) : j’avais un duo épatant que je voyais très bien dans cette comédie-ballet. C’est une raison similaire qui m’a poussée à monter L’Avare. Je voulais travailler avec Roger Jendly, qui était un grand connaisseur de Molière, mais qui n’avait jamais joué Harpagon. J’ai donc souhaité lui proposer le rôle, et il l’a accepté avec plaisir.
Mais il y a autre chose encore, qui est l’une des raisons pour lesquelles j’aime énormément Molière : sa récupération exceptionnelle du matériau de la commedia dell’arte, et sa façon admirable de nous l’avoir transmis en français écrit. Il s’agit d’un héritage mondial, dont tout le théâtre a bénéficié et ces pièces, en particulier, sont remplies de séquences qui sont conformes à ce qu’on trouve chez les Italiens, chez Térence ou chez Plaute. Elles sont absolument parfaites.
J.T. : Quelle(s) autre(s) pièce(s) de Molière aimeriez-vous de mettre en scène ?
G.S. : Scapin, pour son lien fort à la commedia dell’arte, et Le Bourgeois gentilhomme. Le Bourgeois pourrait être complètement délirant avec le budget nécessaire à monter les ballets et la musique. Et puis, pourquoi pas Le Misanthrope ?
J.T. : Et si toutes les places, tous les parvis et tous les théâtres du monde vous étaient ouverts, où rêveriez-vous de les monter ?
G.S. : Dans un théâtre de trois cents places avec un grand plateau, un budget et une personne efficace à la production. En Suisse romande, le TKM aurait les dimensions idéales.