Dominique Ziegler

Entretien radiophonique avec l’auteur et metteur en scène.

Le 21 mai 2022, le metteur en scène Dominique Ziegler s’est entretenu dans l’émission À vous de jouer, animée sur Espace 2 par Daniel Rausis (RTS), avec Marc Escola, professeur à l’Université de Lausanne. Ils sont revenus sur son spectacle Ombres sur Molière, créé au Théâtre Alchimic Genève en 2015 et repris après une tournée au festival Scène Vagabonde en mai et juin 2022.

Avec l’aimable autorisation de la RTS, nous publions ici l’entretien sans intermède musical (20 min.) :

Entretien chez Daniel Rausis (Espace 2 – RTS) entre Marc Escola et Dominique Ziegler.

Pour écouter l’émission complète (1h), cliquer ici.


« L’œuvre de Molière nous incite à prendre position »

Entretien réalisé le 18 mars 2021 à Lausanne.

Josefa Terribilini : Que représente Molière pour vous ?

Dominique Ziegler : Molière constitue à mes yeux la quintessence de l’artiste de théâtre, le mètre étalon de toute la dramaturgie universelle. Ce qu’il y a de très fort chez lui, c’est à la fois sa capacité analytique, vis-à-vis des maux de la société, et sa maîtrise absolue des codes du divertissement. Son œuvre offre non seulement une auscultation détaillée des mécanismes politiques de son époque, des affres du pouvoir et de ses conséquences dans différents milieux sociaux, mais elle démontre aussi une maîtrise extraordinaire des codes de la comédie – comme d’ailleurs de la tragédie. Car on trouve des moments très graves, dans son théâtre, immédiatement contrebalancés par des effets comiques. Son œuvre recèle une richesse thématique et dramaturgique qu’à mon avis, on trouve difficilement ailleurs. C’est un exemple pour toute personne qui se pique de faire ce métier, à la manière d’une boussole, d’un objectif à atteindre.
Personnellement, c’est à l’école que j’ai d’abord découvert ses comédies, notamment ses premières farces, et j’ai évidemment détesté, comme tout le monde. Je pense d’ailleurs que nous, artistes, avons un rôle à jouer dans la transmission de Molière parce que, dans ses pièces, le vocabulaire est parfois désuet et l’écriture extrêmement compliquée. C’est donc au lecteur d’imaginer les scènes, et une personne qui ne serait pas aguerrie au théâtre passerait vite à côté. Et puis, l’enseignement de Molière à l’école est souvent insatisfaisant. En revanche, quand les élèves vont voir de bonnes mises en scène, ils comprennent les enjeux des pièces, leur actualité à la fois dramaturgique et sociopolitique. Je pense vraiment que c’est à travers l’acte théâtral qu’on comprend l’œuvre de Molière.
C’est dans le cadre de ma formation dramatique que mon propre amour pour Molière s’est réellement développé. J’ai effectué une école en France et j’ai eu la chance de travailler Le Misanthrope chaque semaine durant une année, à l’occasion d’un atelier avec Fabrice Eberhard qui proposait de nombreux parallèles avec la société française dans son analyse de l’oeuvre. Ces cours m’ont permis de saisir la modernité de la pièce.

J.T. : Molière, en tant qu’auteur français canonique, est souvent comparé à Shakespeare du côté anglo-saxon : qu’est-ce qui fait à vos yeux la spécificité de Molière et de sa dramaturgie, par rapport à d’autres auteurs « du répertoire » (y compris français, comme Corneille ou Musset) ?

D.Z. : Le théâtre de Shakespeare se caractérise selon moi par de grands mouvements : on y trouve aussi une critique du pouvoir, mais plus sanglante et plus noire. Racine, quant à lui, représente le tragique pur : chez lui, le pouvoir conduit toujours à la souffrance… Tous ces auteurs analysent les mécanismes du pouvoir, mais Molière réussit le mélange inédit de ces deux couleurs que sont le comique et le danger. Il s’inspire parfois d’Aristophane en reprenant notamment sa critique du patriarcat, mais il ajoute à la farce l’étude du caractère, le symbolisme politique, le travail sur le langage. Son théâtre est d’une grande richesse, et ce qui le distingue véritablement à mes yeux, c’est encore une fois le propos social, qui transparaît à travers un décalage sarcastique. C’est sa grande force, et c’est pour cette raison, à mon avis, qu’il traverse le temps.
La dynamique du texte théâtral, chez Molière, fait aussi qu’un citoyen lambda qui ne serait a priori pas intéressé par les thématiques des pièces pourra quand même adhérer au spectacle. J’ai vu, d’ailleurs, des mises en scènes « modernisantes », où le texte passait à la trappe. Et je le regrette, parce qu’à mon avis, lorsqu’on monte du Molière, il faut suivre l’auteur et ne pas tenter d’être plus malin que lui en pensant innover. Lui-même est déjà tellement moderne que si l’on parvient à restituer son actualité, c’est déjà beaucoup.

J.T. : Pourquoi avoir choisi de créer une pièce autour de son œuvre ?

D.Z. : Lorsqu’on exerce le métier d’artiste de théâtre, on se pose fatalement plusieurs questions : pourquoi créer des spectacles aujourd’hui ? Pourquoi monter telle ou telle pièce ? Or l’œuvre de Molière nous incite à prendre position par rapport à notre société, et à le faire à travers le plaisir. Elle démontre en substance qu’on peut s’amuser de tout en critiquant et en tentant de changer les habitudes de nos contemporains. Molière insiste sur cette maxime, « corriger les hommes en les divertissant », qui me semble être essentielle à toute entreprise artistique. C’est cette démarche, prédominante dans son théâtre, qui m’a poussé à explorer cette figure.
Son parcours m’intéresse également. Molière n’a pas eu une vie facile : après une quinzaine d’années de difficultés, après avoir été artiste sur les routes, il est repéré par le roi et devient son dramaturge officiel. À sa place, n’importe qui aurait alors produit des pièces de bon aloi, mais lui choisit de faire l’inverse : il n’a jamais été aussi corrosif qu’à la cour du roi. Il profite de son statut privilégié pour porter des coups sur tous les oppresseurs possibles – qu’il côtoie de très près puisqu’il se trouve au centre névralgique de l’État. Je trouve cette intégrité remarquable. Molière n’a jamais cessé de vouloir faire progresser la conscience universelle en s’attaquant à des vaches sacrées. Comme avec L’École des femmes,par exemple, qui est une pièce d’une contemporanéité absoluesur les rapports entre hommes et femmes.

J.T. : Ombres sur Molière (2017) raconte « l’affaire Tartuffe », de la création du Tartuffe à son interdiction par édit royal, en passant par la naissance puis le décès du fils de Molière : pourquoi avez-vous choisi de vous consacrer à cette tranche de la vie du dramaturge ?

D.Z. : Le Tartuffe représente le paroxysme de toute la démarche de Molière, politique comme artistique. La pièce est créée pendant les débuts du château de Versailles et, à ce moment-là, Molière est très bien vu. Mais il choisit de s’attaquer à ce qu’il y a de plus dangereux à la cour du roi, à savoir la compagnie du Saint-Sacrement qui a non seulement l’oreille de la reine mère, mais qui a aussi pignon sur rue à la cour et dans toute la France. Ce sont ces fameux directeurs de conscience, c’est-à-dire des intégristes qui ont des relais dans toutes les hautes sphères de l’État. Cet événement offre donc mieux qu’aucun autre l’exemple du courage de Molière.
Or, je traite non seulement de « l’affaire Tartuffe », mais aussi des conséquences qu’elle a entraînées sur la vie du dramaturge et qui font de cette période un matériau dramaturgique très intéressant pour raconter une histoire. Ma pièce retrace en fait une période de cinq ans (1664-1669) en cinq actes. Elle aborde toute une série de thématiques adjacentes, et notamment les rapports entre Molière et le roi. Molière pensait avoir le soutien entier de Louis XIV mais ce soutien se dérobe après la création de sa pièce. Cet événement pose alors la question essentielle des relations entre artistes et pouvoir, qui est d’une extrême actualité. Et puis, c’est aussi une période où Molière vite des drames personnels qui permettent d’éclairer l’homme. Il se sépare d’abord de sa première compagne, Madeleine Béjart, pour se marier avec sa jeune sœur Armande. On ne peut s’empêcher de percevoir d’ailleurs des parallèles avec Arnolphe et Agnès dans L’École des femmes, et de remarquer ainsi l’autodérision de Molière qui, dans ses pièces, rit non seulement des travers de ses contemporains, mais aussi des siens. À cette époque également, il perd son bébé, le petit Louis, ce qui m’a semblé représenter un drame personnel important. Il y avait donc une pièce intéressante à faire, tant sur la vie du dramaturge que sur son geste artistique et ses répercussions, qui montrent à quel point le risque a été grand.

J.T. : Quelle(s) pièce(s) de Molière aimeriez-vous mettre en scène ?

D.Z. : Dans l’idéal, celles que je considère comme les quatre plus grandes pièces : L’École des femmes, en raison de l’extrême actualité de sa thématique et parce cette pièce a toutes les qualités dramaturgiques, linguistiques, humoristiques et politiques décrites plus haut ; Dom Juan, Le Misanthrope et Le Tartuffe, évidemment. Le Misanthrope, cependant, serait mon premier choix, car c’est une pièce très difficile à monter, en raison de son absence de rebondissements spectaculaires. Et j’aimerais beaucoup m’y essayer en souvenir de Fabrice Eberhard et de son analyse de la société de castes que Molière y présente. Je pense que j’en ferais une mise en scène de type austère, dans la mesure où il n’y aurait pas d’incursion vidéo, pas de grand décorum. Le travail esthétique et dramaturgique serait presque clinique, il s’agirait d’un projet de restitution des intentions politiques de l’auteur qui se concentrerait sur les interactions et les pulsions des personnages.

J.T. : Et si toutes les places, tous les parvis et tous les théâtres du monde vous étaient ouverts, où rêveriez-vous de les monter ?

D.Z. : N’importe où en Amérique Latine ou en Afrique ! Tester l’universalité de Molière, non seulement à travers le temps, mais aussi à travers les cultures.