Le 29 janvier 2022, le metteur en scène Cyril Kaiser s’est entretenu dans l’émission À vous de jouer, animée par Daniel Rausis sur Espace 2 (RTS), avec Marc Escola et Josefa Terribilini, respectivement professeur et assistante à l’UNIL. Ils reviennent sur la mise en scène du Malade imaginaire au théâtre Le Crève-Cœur à Cologny (GE) et au Théâtre de marionnettes de Genève à l’automne 2019.
Avec l’aimable autorisation de la RTS, nous publions ici l’entretien sans intermède musical (20 min.) :
Pour écouter l’émission complète (1h), cliquer ici.
Captation du spectacle
À propos du spectacle…
Plusieurs critiques du spectacle rédigées par des étudiant·e·s de l’Université de Lausanne ont été publiées sur le site de L’Atelier critique, dirigé par Lise Michel.
« Ce qu’il y a de fort, chez Molière, c’est le charnel. » Entretien avec Cyril Kaiser
Cet autre entretien a été réalisé le 10 mars 2021 à Lausanne.
Josefa Terribilini : Que représente Molière pour vous ?
Cyril Kaiser : Molière représente énormément pour moi. C’est un auteur qui m’a rendu la vie tellement agréable. Au-delà de la scène, il est l’un des trois dramaturges à avoir éclairé ma vie de pédagogue. J’ai trente ans d’enseignement scolaire derrière moi et j’ai très souvent abordé Le Malade imaginaire avec mes élèves. En général, je les fais jouer eux-mêmes les quatre dernières scènes et je suis alors heureux de leur faire découvrir ce chef d’œuvre, à travers lequel ils vont défendre le théâtre, l’amour. Le texte est extrêmement fort. Je remercie systématiquement Molière pour cela – comme je remercie aussi Tchekhov et Ionesco. Certains de mes collègues ne comprennent pas que je continue d’enseigner le Malade après toutes ces années, mais c’est à chaque fois, pour moi, un renouveau, une présence absolue. Molière est comme un frère, ou un père. Et je vois souvent dans le sourire des élèves qu’ils trouvent son œuvre géniale aussi. Je crois qu’il est difficile de faire sans lui. Tout comme il serait difficile de passer à côté de Shakespeare si nous étions anglophones.
J’ai par ailleurs fait dix ans de commedia dell’arte et il faut souligner que Molière rend un bel hommage au théâtre italien ; il en est l’héritier. De la commedia à Molière, il n’y a qu’un pas. Son théâtre est une mémoire à la fois de l’art dramatique et des humains. Je dis souvent que les fonctions qu’il assigne à son œuvre sont de faire de ses pièces un enseignement sur les dangers de la vie, et, à partir de ces observations, de faire émerger des âmes pures dont découlera la possibilité de l’amour. Et puis, chez Molière, il y a ce rire salutaire de la comédie, dans lequel on trouve autant de profondeur que dans la tragédie de Racine.
Enfin, Molière est aussi la religion qu’Ariane Mnouchkine, notamment, avec son film, a participé à créer : Molière y est romantisé, il est présenté comme étant proche du peuple (c’est une théorie qui a été contredite, je crois). À présent, en France, Molière est quasiment un dieu, peut-être davantage encore qu’en Suisse.
Molière, en tant qu’auteur français canonique, est souvent comparé à Shakespeare du côté anglo-saxon : qu’est-ce qui fait à vos yeux la spécificité de Molière et de sa dramaturgie, par rapport à d’autres auteurs « du répertoire » (y compris Racine, Ionesco ou Tchekhov, que vous mentionniez) ?
Ce qu’il y a de fort chez Molière, c’est le charnel, à la différence de Racine, de Corneille ou de Tchekhov. Dans son théâtre, il y a le corps, le grotesque, la vie qui palpite, qui vibre. Et c’est très important, je pense, pour nos adolescents, de pouvoir jouer des personnages palpitants, dont le corps et l’esprit se marient. Il y a une sensualité chez Molière qui me plaît beaucoup. Il se rapproche de Shakespeare de ce point de vue. Mais son côté terrestre est plus fort que chez tout autre.
Pourquoi avoir choisi de monter Le Malade imaginaire en 2019 ? Qu’est-ce qui vous intéressait dans cette pièce en particulier ?
J’avais monté d’abord L’Ours de Tchekhov, puis La Cantatrice chauve de Ionesco, qui a eu un tel succès que la directrice du Crève-Cœur m’a donné carte blanche pour monter une autre pièce avec des marionnettes. Ce sont alors les comédiens qui m’ont dit que je devais monter le Malade, que c’était une évidence parce qu’il formait, avec L’Ours et La Cantatrice, une sorte de trilogie dans ma pédagogie. J’en étais heureux car, pour moi, c’est la pièce des pièces.
J’ai presque tout gardé du point de vue du texte, si ce n’est la fin : j’ai voulu m’arrêter à la phrase cathartique « je ne suis pas mort ». Argan le crie lorsqu’il entend sa fille lui dire son amour. Il s’agit alors d’une guérison absolue, et c’est le théâtre qui la permet : Argan joue sa propre mort, et ce jeu le sauve. Bien sûr, comme tout le monde, j’ai également coupé tous les intermèdes, qui auraient nécessité quinze acteurs au moins. J’ai tout de même ajouté de petites saynètes marionnettiques, entre les actes, notamment un cauchemar d’Argan sur une musique de Jimmy Hendrix.
Dans votre mise en scène, les quatre protagonistes sont joués par des comédien-e-s en chair et en os, tandis que les « méchants » sont représentés par des marionnettes : pourquoi ce choix ? Quel était l’apport des marionnettes ?
J’ai découvert les marionnettes avec Neville Tranter. Ses spectacles m’avaient fasciné et j’avais envie, depuis lors, de me frotter à l’illusion marionnettique. J’ai monté L’Ours et La Cantatrice sur ce principe, et je souhaitais continuer. J’ai désormais beaucoup de peine à supporter le naturalisme, ou les fictions « réalistes », même à la télévision. J’ai besoin d’art, d’en voir et d’en montrer. J’ai retrouvé une innocence de perception grâce aux marionnettes, dont j’oublie parfois qu’elles sont manipulées par un comédien, et c’est cette fascination que j’ai voulu porter sur la scène avec Molière. Je suis certain que les marionnettes donnent du lustre aux grands classiques et permettent de les appréhender d’une manière neuve. Et comme je suis très sensible à ce que le contenu d’une pièce soit restitué, j’essaie toujours de me demander ce que l’auteur a voulu dire et comment je vais pouvoir le souligner à l’aide de pantins et de marottes.
Prenons l’exemple, du rapport d’Argan avec Purgon : dans ma mise en scène, l’acteur qui joue Argan manipule lui-même la marionnette qui représente le docteur. Ce procédé permet de mettre en exergue une dimension masochiste du malade imaginaire qui est très intéressante et tout à fait fidèle à Molière. C’est l’une des plus belles scènes de notre spectacle.
Je ne suis pas tellement, d’ailleurs, pour les mises en scène qui proposent des relectures, parce que je ne vois pas ce qu’elles apportent, jusqu’à preuve du contraire. Plus l’artiste tente de défendre ce que Molière a voulu nous dire, plus le spectacle me plaît, peu importe si l’esthétique est moderne – bien que j’aime personnellement conserver des costumes du XVIIe siècle en raison de leur proximité avec la commedia dell’arte et de la distance qu’ils permettent de créer.
Vous avez également monté un Misanthrope en 2011 : qu’est-ce qui vous avait conduit vers cette pièce ?
C’était un hasard. Notre compagnie était née à l’occasion du 500e anniversaire de Calvin et j’avais mis en scène sa vie dans la ville de Genève. Une dramaturge, voyant ma troupe, m’a alors conseillé de jouer le Misanthrope. Je dois dire que je ne m’en sentais d’abord pas capable, la pièce m’impressionnait, mais je m’y suis essayé. J’ai obtenu de la jouer dans le temple de la Fusterie. Le cadre était magnifique et très inspirant. C’est comme si Célimène, avec ses amours et son côté baroque, venait profaner le temple de l’austérité du misanthrope. Je ne travaillais pas encore avec des marionnettes, et le décor n’était pas vraiment historique. En revanche, je me suis beaucoup inspiré de la commedia dell’arte pour ce spectacle. C’était mon premier Molière en tant que metteur en scène, et c’est peut-être ce que nous avons fait de plus beau.
Quelle(s) autre(s) pièce(s) de Molière aimeriez-vous mettre en scène ?
J’aimerais beaucoup monter Amphitryon ou L’Impromptu de Versailles parce que je détiens des secrets sur ces pièces que j’aimerais partager avec le public. Amphitryon, je l’ai étudié à l’université, et le texte me passionne à cause de la thématique du double. Quant à L’Impromptu, je l’ai découvert durant ma formation dramatique : la pièce m’a été révélée par mes recherches intertextuelles. Tout le texte en est truffé, mais, pour les saisir, il faut toujours lire au moins dix vers en amont et dix vers en aval d’une phrase. On découvre alors, à travers ces références croisées à d’autres textes, un contenu secret adressé au roi, à qui Molière demande soutien et protection.
L’Impromptu de Versailles me plaît beaucoup aussi parce que j’y vois un premier pirandellisme. Or j’adore Pirandello. Je pense qu’il doit peut-être tout à Molière, et surtout à L’Impromptu de Versailles. Il y a des mises en abyme d’une modernité extraordinaire, et Molière en joue avec une maestria passionnante.
Et si toutes les places, tous les parvis et tous les théâtres du monde vous étaient ouverts, où rêveriez-vous de le monter ?
Le lieu est très important pour moi. J’ai fait beaucoup de productions en extérieur, je me suis adapté aussi aux petits plateaux de l’Alchimic et du Crève-Cœur, mais à présent, j’aimerais jouer dans un théâtre baroque, à l’image des Salons à Genève. Ou alors, il me plairait de créer une mise en scène à la Chaux-de-Fonds, parce que j’y ai grandi et que j’en garde la nostalgie. Oui, mon rêve serait de monter Amphitryon à Beau-Site.