Pour citer cet article : Parmentier, É. (2017). « La bénédiction, un nouveau langage pour dire la grâce ? », Les Cahiers de l’ILTP, mis en ligne en mars 2017 : 12 pages. Disponible en libre accès à l’adresse https://wp.unil.ch/lescahiersiltp/
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Élisabeth Parmentier[1]
La « grâce », le « salut », affirmations fondamentales de l’œuvre de Dieu en Jésus-Christ ne « parlent » plus aujourd’hui. Les théologiens s’attachent à rechercher d’autres langages, plus existentiels que juridiques, aux prises avec les besoins exprimés par les contemporains. Dans cette perspective, cet exposé part de l’hypothèse qu’un besoin spirituel majeur de nombreux contemporains – et pas seulement des personnes qui pratiquent une religion – est celui d’être « béni·es ». Non seulement des personnes, mais des objets, des situations, des éléments de la vie sont entourés de bénédiction, et ce, au-delà des cercles religieux[2]. Il y a donc là un potentiel de nostalgie que l’on peut considérer comme un chemin possible pour rejoindre les besoins des contemporains. Mais peut-on faire tout porter à la bénédiction, en perspective chrétienne ?
Le but sera ici d’analyser ce que peut recouvrir bibliquement et théologiquement ce concept, dont l’attrait est de ne pas relever seulement d’une spéculation mais de faire entrer dans une expérience. Jusqu’où la tradition chrétienne (ici protestante) peut-elle accompagner et inspirer la quête spirituelle actuelle, avec quels apports et quelles limites sur la base des textes bibliques ?
Nous partirons de la vacuité – et donc nostalgie – de ce qui peut être ressenti, sans nécessairement être formulé comme tel, comme un manque de grâce.
Nous ne revisiterons pas la bénédiction de manière exégétique puisque l’article de Jean-Daniel Macchi en fait une présentation exhaustive et précise. L’interrogation, reposant sur l’évocation de textes bibliques, mais aussi de théologien·nes, examine si la bénédiction ne serait pas propice comme porte d’entrée vers une compréhension plus expérientielle et donc plus existentielle de ce qu’annonce la foi : la grâce.
1. L’absence de la grâce exprimée dans la nostalgie d’une bénédiction
Dans une conférence sur l’importance de la parole, un psychanalyste, athée convaincu, parlait d’une collègue dynamique et qui partageait ses convictions athées, qui lui demanda, alors qu’elle se mourait d’un cancer, s’il aurait pour elle « une bénédiction ».
Que penser de cette demande étrange de la part d’une athée convaincue ? Éprouvait-elle le besoin d’être bénie par un être humain pour trouver la force du grand départ de la vie ? Ou d’avoir la consolation que sa vie aura été reconnue et saluée avant de se terminer ? Ou était-ce une réaction d’angoisse face à l’absence de protection, malgré la « toute-maîtrise » technologique ? Sans pouvoir faire d’analyse psychologique, force est de constater qu’il est difficile d’être un pauvre être humain pleinement conscient de sa finitude !
Donc que nous reste-t-il lorsque l’on prend conscience que tout peut s’arrêter sans que nous puissions l’empêcher et qu’en réalité la vie est fragile et précaire ? La plupart des contemporains répondront : vivre, même courtement, une « vie réussie » !
2. La quête d’une vie « réussie »
Les désirs humains se concentrent, à juste titre, sur les réalités de l’ici-bas et les besoins de la vie ordinaire. Nombre de contemporains reprochent au christianisme de s’échapper vers un monde meilleur, pour un « salut » réservé à l’au-delà. Il n’est plus question de se consoler dans l’attente de l’au-delà pour être heureux. Est-ce que la théologie chrétienne est vraiment adéquate, elle qui invite à croire en dépit du voir, qui ne veut ni ne peut apporter de « signes » ou de « preuves » de la providence de Dieu et qui a eu tendance à relativiser le bien-être du corps, les sens, en bref, de l’avis des contemporains, la « vraie vie » ?
La quête de Dieu demeure donc, comme à toutes les époques – et les réactions des foules au temps de Jésus l’attestent – celle d’un divin sauveteur qui doit être efficace là où l’on ne peut plus agir soi-même : en cas de maladie, de coup dur, bref pour les situations d’urgences, alors que pour la vie ordinaire, les humains n’ont pas vraiment besoin de Dieu. L’un des symptômes de cette tendance est la recherche d’êtres célestes capables assurer ces « sauvetages », notamment les « anges gardiens » qui volent au secours dans des situations exceptionnelles, les esprits des ancêtres ou les saints, autant de figures intermédiaires supposées capables d’intervention plus rapide et plus pragmatique que Dieu !
La nécessité d’un « salut » est finalement bien complexe à percevoir, car les aliénations dont il est censé libérer sont précisément de celles que la plupart ne veut nullement abandonner, et pour lesquelles l’on se trouve mille autojustifications.
Que faudrait-il pour une vie « réussie » ? Une certaine prospérité, quelques privilèges, un bien-être, souvent considéré comme l’épanouissement de toute la personne. Ces besoins impliquent aussi le besoin d’être reconnu·e, valorisé·e, sécurisé·e[3]. Nombreux sont les contemporains qui ne demandent qu’à embrasser la foi chrétienne, mais qui attendent pour cela de pouvoir « vivre des expériences » de la proximité de Dieu. Le sens même de cette expérience suppose qu’elle soit appréhendée aussi avec les sens, dans tous les registres de la corporéité, bref dans tout ce que la personne « est ».
La tradition chrétienne n’a-t-elle pas précisément pris naissance à partir de telles expériences de passages de Dieu, dans une société hébraïque qui ne séparait pas corps, âme et esprit ? N’est-il pas possible de développer davantage une réflexion théologique qui fasse justice à ce qu’ont voulu montrer tous les grands théologiens à partir de leur vécu : une « expérience » de rencontre avec le divin, certes ineffable, mais qui fait justice aux réalités de la finitude et de l’histoire humaine [4]?
Bénédiction et grâce n’ont-elles pas à être plus explicitement articulées l’une à l’autre, en particulier en théologie protestante où l’on a tant redouté la limitation de la bénédiction à des conceptions superstitieuses que celle-ci fut occultée ?
Il ne s’agit pas, dans ce qui suit, de limiter la bénédiction à des rituels ou à un élément de la liturgie, mais de la concevoir comme langage et action « théo-logique », parole de relation avec Dieu et parole performative. Ceci implique qu’elle soit examinée à partir du cadre biblique, source et norme des affirmations de foi chrétienne.
3. L’expérience fondatrice : la bénédiction nous précède, tout comme notre venue au monde
Une première étape pour approcher la grâce par la porte de la bénédiction est l’étape anthropologique : la bénédiction pourrait-elle être une expérience accessible à tout être humain, antérieurement à l’expérience croyante ? Nous faisons le pari que cela est possible, puisque la réalité de la bénédiction rejoint aussi la réalité de la condition humaine : personne ne peut se bénir soi-même, tout comme personne ne se donne la vie et un nom à soi-même ! Dans les deux situations nous sommes déterminés par une parole et des actions externes, qui nous sont offertes et ne sont pas maîtrisables.
Il importe donc de rechercher comment l’expérience fondatrice de se découvrir être humain né d’autrui peut ouvrir à la bénédiction.
De nombreux(ses) théologien·nes expliquent comment une expérience fondatrice les a menés à leur quête de foi. Le théologien allemand Eberhard Jüngel évoque une expérience fondatrice partagée par tout être humain. Le jour où chaque personne prend conscience d’exister comme un « je », elle prend aussi conscience que la réalité de sa vie demeure toujours précaire et menacée – par toutes sortes de contingences (maladies, malheurs et ultimement la mort). Cette prise de conscience est un choc pour tout être humain, car elle est celle du mystère du néant et de sa proximité : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »[5]. C’est le point de départ de son ouvrage Dieu mystère du monde, qui recherche le dialogue avec l’athéisme : l’on constate que Dieu n’est pas nécessaire. La science n’a plus besoin de lui et l’Homme peut vivre sans lui (I, 29). Mais Jüngel construit une contre-affirmation : certes Dieu n’est pas nécessaire. Mais il l’est parce qu’il est « plus que nécessaire » ! (I, 35) Simple jeu de mot provocateur ? C’est au contraire sa thèse radicale : le « plus que nécessaire » à découvrir, c’est l’amour, le véritable « mystère du monde » – non pas mystère comme énigme, mais au sens étymologique de la réalité de profondeur inscrite dans l’humanité.
Il s’agit ici du choc qu’éprouve l’être humain qui se pose vraiment la question : pourquoi suis-je ? Il y aurait infiniment plus de probabilités de ne pas exister, et plus encore de ne pas exister en tant que soi, ou de ne pas en avoir une conscience réflexive ! Cette expérience de la possibilité du non-être entraîne pour Jüngel deux réactions possibles : une angoisse terrible, ou à l’inverse la reconnaissance (à la Vie), voire la louange qui reconnaît un Créateur.
L’angoisse vient du vertige imposé par la conscience de la finitude : tout peut cesser à tout moment, le néant et la fin sont inhérentes à la condition humaine. L’on fuit habituellement cette inquiétude dans le divertissement, les plaisirs, l’accumulation de protections et des entourages sécurisants.
L’émerveillement au contraire, naît de la joie que la probabilité tellement infime que le « je » existe se trouve réalisée ! Là peut se produire ce que ce théologien appelle un « miracle » : « En effet, c’est une expérience absolument merveilleuse, non déductible à partir des expériences faites, quand se découvre à l’homme sa propre existence (…) comme un être surgi du néant et sauvegardé du néant ». La conscience du « je » qui existe relève de l’expérience du miraculeux, et surtout est perçue comme un don primordial. Il s’agit là d’une expérience anthropologique avant d’être religieuse, celle de la confiance que face à cet inconnu imprévisible qu’est la vie et la finitude demeure le simple don d’exister. L’expérience de questionnement et/ ou de jubilation qui en naît pourrait être documenté dans de nombreuses œuvres de tous les domaines des langages humains, symptôme qu’elle est accessible à toute personne qui a le courage de s’y confronter. La différence entre les croyant·es qui s’attachent à une religion est qu’ils/elles s’adressent à un interlocuteur divin qu’il leur est possible de remercier pour ce miracle d’exister, là où des personnes athées ou sans appartenance religieuse ne peuvent remercier que l’univers, la vie ou leurs parents.
Ainsi, le désir d’être béni·e ne part en réalité pas d’une absence, mais d’une nostalgie : celle de renouer avec l’expérience originelle éprouvée ou implicite qu’est la conscience de se sentir fondamentalement béni·e, de recevoir une vie arrachée au néant, voire une parole que personne ne se dit à soi-même, qui affirme que l’on a « du prix », une place dans ce monde, un chemin à accomplir qui donnera à la vie un sens. De tels besoins que l’on peut qualifier de « spirituels » sont sans conteste au moins aussi importants que les nécessités matérielles, bien qu’ils demeurent fort négligés dans les sociétés pourtant dites « développées ». Les artistes qui les font pressentir et qui rendent sensibles cette nostalgie sont aujourd’hui davantage écoutés que les croyant·es, qui auraient pourtant un apport original à transmettre.
4. Les ressources de la bénédiction chrétienne pour une vie confiante
Qu’est-ce qu’une bénédiction ? Une parole « efficace » qui, en disant le bien pour une personne, le met en œuvre – sans pour qu’il s’agisse d’une efficacité automatique ! L’action efficace est à discerner, n’est pas nécessairement immédiate ni sensible, et dans la perspective chrétienne, elle appelle la foi, c’est-à-dire la confiance – et ce, non la confiance en une force inhérente à la bénédiction elle-même mais à celui qui en est l’origine, Dieu. La bénédiction chrétienne, dite au nom du Dieu trinitaire, est espérée comme la parole qui crée, qui relève de la même puissance que la création de la vie au commencement… mais la personne bénie est aussi appelée à la croire, à la saisir et la faire fructifier[6].
5. Parole et expérience
La bénédiction paraît plus « efficace » que la grâce, d’abord parce qu’elle se manifeste physiquement : la corporéité et les sens sont impliqués comme lieux de médiation de la proximité de Dieu, en lien avec une parole personnellement adressée qui affirme ce qui est donné. Elle marque la personne qui la prend au sérieux et ainsi permet de vivre l’« expérience » d’un don personnel d’une force, d’une aide, d’un accompagnement, selon les formulations qui l’encadrent.
Un autre atout de la bénédiction, comme on le constate dans les textes bibliques, est qu’elle n’est pas réservée – en principe – à des personnes particulièrement méritantes, parce qu’elle n’est pas liée à une performance accomplie, mais précisément à une vulnérabilité et donc à une nostalgie ! On ne bénit pas la personne qui a réussi ou bien agi, car dans ces cas-là, on la récompense ou on la loue. Mais on bénit la personne précisément en cela qu’elle a besoin de force, de courage et de proximité ! Il est donc également accessible à chacun·e, et précisément à celles et ceux qui se sentent oublié·es ou négligé·es, de demander une bénédiction. De même, toute personne, même celle qui se sent insignifiante, peut être appelée à bénir autrui, pourvu qu’elle soit reconnue dans cette tâche et donc dans cette « autorité » par l’autre. L’élitisme serait donc complétement absurde, et même contraire au sens même de la bénédiction.
Celle-ci peut également être répétée régulièrement, et se trouve d’autant mieux dans une durée(comme une action « douce »)[7], alors que le salut est affirmé comme action puissante, unique et réalisé une fois pour toutes en Jésus-Christ. La bénédiction concerne donc le quotidien, les réalités ordinaires, la vie courante. Dans ce cadre, elle ne transmet pas seulement une parole ou un geste (ou une attitude), mais aussi une « énergie » (dynamis) permettant de vivre avec courage. L’on pourrait la qualifier d’action « fortifiante » ou encourageante, essais de traduction partiels de l’allemand Ermächtigung ou de l’anglais Empowerment.
Comme les textes bibliques présentent bien des types différents de bénédiction (parole créatrice et agissante, élection et alliance, force de vie et de prospérité, obéissance à la Loi de Dieu, lien avec le Royaume de Dieu), il est important de constater que selon le contexte et l’intention, les paroles de bénédiction prennent un sens spécifique, et qu’il faut bien discerner le contexte, la formulation, l’acte, la force transmise, la personne qui transmet, et l’effet attendu.
D’où l’importance décisive des paroles de promesse, qui sont en même temps interprétantes. Elles ne sont pas des formules ritualisées à répéter comme une formule quasi magique qui « fonctionnerait » par elle-même, car la réponse de la foi en est un corollaire indispensable. De manière très simplifiée (et à reprendre en détail selon le type de bénédiction), nous nous contentons ici de donner comme caractéristique cette tension qui réside dans la bénédiction entre le don (de la part de Dieu) et la responsabilité du/de la destinataire.
Un lieu privilégié pour mettre en œuvre à la fois ce don et la réponse croyante, est en particulier le culte, dont c’est l’orientation même de transmettre une bénédiction vivante, pas seulement comme l’élément liturgique final avant le retour au quotidien, mais dans la dynamique du culte lui-même : le don premier de Dieu, qui affirme le miracle d’exister, d’être baptisés enfants de Dieu (d’où la louange qui inaugure le culte), d’être reconnu·es au cœur de nos faiblesses et échecs (importance de la confession du péché). Et le langage liturgique, qui réunit les auditeurs au-delà de leurs affects personnels dans une confession de foi et intercession communautaire ouvre ce don au-delà des individus, pour qu’ils découvrent les liens de gratitude, de joie, de créativité qui les unissent au-delà de leurs affinités personnelles.
Les Églises protestantes de manière générale ont soigné la dimension horizontale et conviviale des cultes et ont délaissé la conviction que le culte est événement de l’Esprit (comme le rappellent les charismatiques). Se placer sous le don et au service de la bénédiction de l’Esprit saint pousse aussi à une transformation : ce n’est pas se contenter que Dieu dise « du bien » de notre vie, mais que toute la vie soit orientée vers un retour (retournement, conversion !) vers Dieu, et donc nécessairement vers les autres, car « le Père » est « notre Père », donateur de providence dans le miracle d’exister, commun aux humains. La transformation qui peut saisir les auditeurs par l’expérience de la bénédiction est de pouvoir quitter leur autosuffisance. Car paradoxalement, accepter une bénédiction, c’est précisément entériner son contraire : la radicale dépendance ! Accepter une bénédiction revient à reconnaître qu’on se reçoit « d’un » Autre ! Comme l’exprime Fulbert Steffensky, la bénédiction est : « le lieu le plus dense de l’expression judéo-chrétienne de la foi, parce qu’y est exprimé de manière dramatique ce qu’est la grâce : ne pas avoir à gagner ce dont on vit en vérité ; ne pas se laisser fasciner par ses propres doutes, par la fragmentation de sa propre vie (…). La bénédiction nomme Dieu. Quiconque nomme Dieu n’a pas besoin d‘être dieu lui-même »[8].
6. D’une bénédiction « pour soi » à une bénédiction offerte
Alors qu’on affirme que pour le salut seul Jésus-Christ est agissant, la bénédiction permet une action importante des croyant-e-s, appelé·es à « être une bénédiction » pour les autres.
La tentation de la bénédiction est de vouloir la capter pour soi, d’en faire SON bénéfice. Ce combat pour soi et ses privilèges est magistralement présenté dans une bénédiction particulière, celle de Jacob… sur plusieurs épisodes et 20 ans de vie (Gn 27ss) !
Nous en faisons ici une courte lecture théologique (non pas exégétique) :
Entre les jumeaux Ésaü et Jacob, la succession des bénédictions patriarcales, qui devait aller du père au fils aîné, sort de ses gonds : Jacob vole la bénédiction à son frère aîné Ésaü en trompant leur père Isaac ! Et c’est même comme si une fois cette parole donnée, Isaac ne pouvait pas la reprendre. Ésaü demande : « bénis-moi aussi mon père ! Est-ce qu’il ne te reste pas une bénédiction ?». Normalement oui, mais ici c’est de la bénédiction de la « promesse » qu’il s’agit et non d’une simple bénédiction de prospérité. Isaac trouve une formule de second rang, qui relève plutôt du constat de ce que sera sa vie loin de la terre riche, dans des combats et au service de son frère, avec pourtant aussi une promesse de libération (27,39-40).
Mais l’importance de la bénédiction de Jacob, en contraste, est frappante. Elle est à ce point puissante qu’elle a été doublée d’une malédiction (27,29) : « Maudit qui te maudira, béni qui te bénira » ! Plus encore, fait frappant, Isaac va re-bénir Jacob une seconde fois (ce qu’il refuse à Ésaü !), lorsque Rébecca l’aura persuadé de fuir chez Laban. C’est là qu’Isaac lui accorde, cette fois-ci en toute connaissance de cause, la bénédiction d’Abraham : « Que le Dieu puissant te bénisse, te rende fécond et prolifique pour que tu deviennes une communauté de peuples ! Qu’il te donne la bénédiction d’Abraham à toi et à ta descendance, pour que tu possèdes le pays de tes migrations, le pays que Dieu a donné à Abraham » (28,3-4). S’il est question de prospérité, celle-ci n’est que l’expression d’une foi plus fondamentale : c’est bien de la relation avec le Dieu vivant qu’il s’agit ici !
De plus, chose encore plus scandaleuse, le récit biblique va suivre le traître, et Dieu va même le poursuivre avec sa bénédiction divine cette fois-ci, assortie d’une promesse de soutien (28,13), et accompagnée d’anges ! Une super-bénédiction bordée d’efficacité de toute part. Elle n’évite pourtant pas à Jacob quelques déconvenues : après 20 ans à l’étranger, des malhonnêtetés de son beau-père qui lui fait épouser deux femmes, et des rivalités entre celles-ci, Jacob va revenir dans son pays et retrouver son frère.
Il finit par devoir prendre ses responsabilités, faire face à la conséquence de sa tromperie, persuadé que son frère veut se venger. Un juste retour des choses, penseront les lecteurs/trices soucieux-ces de justice. Mais Dieu lui conserve son soutien, et une bénédiction étrange va advenir, qui le transformera de manière décisive. Dans un combat de toute une nuit, contre un adversaire dont on ne sait s’il est Dieu, démon, humain ou ange, quelqu’un « se roula avec lui dans la poussière jusqu’au lever de l’aurore » (32,25) Jacob prend le dessus mais, tout aussi étrangement, lui dit : « je ne te laisserai pas partir sans que tu m’aies béni ». Pourquoi une demande de bénédiction d’un apparent ennemi ? (Gn 32,27).
Mais cet apparent ennemi, qui a partagé avec lui la poussière humaine le bénit en lui donnant un nouveau nom : Israël (avec l’explication « que Dieu se montre fort »). Ainsi, Jacob, meurtri et blessé, est pourtant doublement victorieux : « l’autre » lui fait obtenir une bénédiction issue d’un combat contre un ennemi très puissant (contre la mort, contre sa propre tromperie, contre l’angoisse ?). Et, autre victoire, le nom qu’il reçoit (qu’il ne se donne pas à lui-même !) indique le sens de sa destinée, en disant ce qu’il est « en vérité » dans le lieu qui n’est autre que la « Face de Dieu » !
Les textes qui suivent montrent que le fruit n’en sera pas une vie réussie, malgré le pardon de son frère, puisqu’il sera poursuivi de difficultés issues des rivalités entre ses fils, attisées par sa propre attitude. Il est donc loin de représenter un personnage idéal, mais en lui s’accomplit la promesse, c’est-à-dire la ligne qui oriente le peuple d’Israël vers son destin Depuis l’alliance avec Abraham sa descendance se voit confier, à travers la bénédiction accomplie, la mission : que toutes les familles de la terre soient bénies « en lui » (12,3), donc à travers son témoignage et son obéissance, et sous sa conduite.
La « face de Dieu », ici si clairement tournée vers Jacob, est précisément aussi pour les chrétiens la perspective de la formule de bénédiction qui revient dans la bénédiction d’Aaron « Que le Seigneur tourne sa face vers toi et te donne sa paix ». Il n’y a donc pas seulement un don, ici exemplaire, mais c’est un don pour un engagement envers autrui. La bénédiction n’est-elle donc pas pure gratuité de don ?
7. Une bénédiction « qui coûte » !
Un risque aujourd’hui bien plus important que celui de la compréhension magique est celui de la banalisation totale de la bénédiction, comme l’illustre à merveille le contexte américain. Dans une société où l’on se dit « je t’aime » à chaque départ pour le travail, à chaque coup de téléphone tout comme dans de nombreuses situations sociales, la formule « Bless you « ou « God bless you » est totalement banalisée et décontextualisée. Le slogan politique « God bless America », largement servi dans tous les discours de la dernière campagne présidentielle montre qu’il est parfaitement possible de relier un don de bénédiction à de vulgaires calomnies et mesquineries, à un langage violent et revanchard.
Aussi la théologie a-t-elle une tâche critique, qui est de poser un cadre comme garde-fou d’une bénédiction – lorsqu’elle veut s’affirmer chrétienne – afin d’éviter la tentation que celle-ci s’absolutise ou soit instrumentalisée à d’autres fins que l’orientation qui devrait être la sienne.
C’est pourquoi il est important de développer en parallèle toutes les harmoniques du processus du salut, dont la bénédiction est une expression, certes la plus dynamique et existentielle, de la plénitude d’un don que les croyant-e-s ne peuvent se donner à eux-mêmes, mais où elle ne remplace pas l’affirmation du salut (et donc de la nécessité d’une libération plus radicale – de la mort en particulier).
Pour la théologie chrétienne, en particulier protestante, c’est l’affirmation centrale du salut en Jésus-Christ qui demeure le principe critique de la bénédiction. Elle rappelle que celle-ci est un don et non un droit, qu’elle n’est pas simple quiétude mais implique l’engagement pour la justice ; qu’elle est donnée dans les conditions de la finitude et que la foi demeure liée au doute.
Dans cette perspective, il est important aussi que la théologie rende compte des écueils et des tentations de captation de la bénédiction, qui risquent de faire du don une exigence d’un « droit pour soi ».
8. De la tentation de prospérité
Un premier garde-fou s’impose contre les velléités d’une bénédiction narcissique à usage de prospérité. Le/la bénéficiaire du don pourrait se comprendre comme un·e dépositaire qui thésaurise, ou même se voir investir du pouvoir de transmettre une bénédiction qui va déboucher sur une forme de prospérité. De nombreux mouvements du bien-nommé « Prosperity-Gospel » profitent de l’engouement des nécessiteux-ses pour ce qui peut améliorer leur situation matérielle. Si de tels besoins sont humains et légitimes, la tâche des transmetteurs de bénédiction est d’afficher dans leurs formulations ou leur accompagnement le discernement de ce que signifie une bénédiction « au nom de Dieu » : quel Dieu ? Pour quel dessein ? Pour plagier l’apôtre Paul : on peut tout bénir, mais tout n’est pas bon pour nous [9]! Le critère, à partir du salut en Jésus-Christ, est le renversement : en bénissant au nom de ce Dieu-là, est-ce que je bénis Dieu en retour, comme les psaumes par exemple bénissent Dieu en retour pour ses bienfaits ? Est-ce que la bénédiction accordée est à la gloire de Dieu – ou de leur propre pouvoir ou réputation ?
9. Pas n’importe quel Dieu : l’engagement pour la justice
Un autre garde-fou concerne la tentation de profiter d’une bénédiction tranquille, peu exigeante, qui serait avant tout don gratuit. Or bibliquement la bénédiction comporte en principe un envoi, une tâche. La plus évidente est dite à Abraham : Gn 12,1-3 : « Je te bénirai – sois une bénédiction ». Soulignons le « sois » !
C’est ici que l’attente d’une vie « réussie » demande précision, car l’espérance chrétienne ne suit pas ces orientations. Ainsi, par exemple les Béatitudes, qui peuvent aussi être lues comme des promesses de bénédiction, ne sont pas la « bénédiction » d’un statu quo qui indique aux pauvres que leur situation est voulue de Dieu. Elles présentent bien plus une vie « réussie » ici mesurée à un critère qui n’est pas à voir dans des catégories morales (il « faut » faire ceci ou cela), ni à comparer à un programme social. Cette bénédiction qui est tout entière orientée dans la vocation de suivre Jésus découle de la participation à un engagement pour l’humanité, qui connaîtra nécessairement aussi sa mesure de souffrance, mais qui n’en est pas moins bénédiction pour le sens d’une vie.
Précisément, le versant biblique négatif de la bénédiction est la malédiction. Ce langage choque, à juste titre, d’autant plus lorsqu’il est langage de Dieu lui-même ! Il fallait être un Hébreu pour l’oser, les chrétiens s’en distancient radicalement. Mais dans la rhétorique de l’Ancien Testament, ce langage nous demeure important à titre de garde-fou et de réalisme. Il exprime l’exigence radicale de la justice de Dieu et de sa solidarité sans partage avec celles et ceux que le monde fait plier. Dans le monde actuel et les sociétés angoissées, une rhétorique de la malédiction et de la haine fait son grand retour, et même exerce un effet destructeur sur les personnes visées. Faire face à cette violence verbale de plus en plus courante, et s’y opposer par une bénédiction, têtue mais pacifiante, du monde, revient à s’engager pour que la justice de Dieu et sa sollicitude l’emportent sur la violence des humains. Ce combat entre malédictions et bénédictions montre que les chrétien-n-es ne pourront pas se complaire dans un doucereux angélisme, mais ont aussi à endurer un exigeant combat dans une attitude de non-violence : persister à bénir plutôt que maudire, mais tout en ne bénissant pas l’injustifiable.
Or la résistance au mal par une attitude bénissante fidèle ne peut que se fonder sur le salut, en tant que justice et libération que Dieu lui-même poursuit, comme dans la création originelle, contre les forces de destruction et le « chaos » inhérent au monde.
10.Le combat de la foi dans le doute et la finitude
Dans certaines communautés protestantes, une bénédiction sans conséquences visibles de guérison, de richesse ou de dons particuliers, est considérée comme le signe d’un manque de foi. L’absence d’exaucement est sans conteste une difficulté majeure de la vie chrétienne, interrogation qui n’est pas nouvelle et concerne toute la vie de prière (et même la situation des Églises : leur petitesse n’est-elle pas signe d’abandon de Dieu ?)
Aussi un autre garde-fou de la bénédiction chrétienne sera de préciser qu’elle n’évacue pas l’expérience de l’épreuve et de l’absence de sens. L’on aimerait que l’expérience n’ouvre qu’à ce qui est bon et beau et attrayant, comme une sorte d’expérience « esthétique » ou enthousiasmante de Dieu. De telles expériences peuvent, il est vrai, mener de nombreuses personnes vers une attente et quête de Dieu, mais elles ne sont ni garanties ni permanentes et risquent de ce fait de décevoir, ou de mener à des doutes et des perplexités. Il est à cet égard significatif que pour Luther (comme pour toute la ligne mystique chrétienne) l’expérience la plus centrale et la plus courante est l’Anfechtung, l’épreuve. C’est elle qui met au test les autres expériences (les belles prières, les belles célébrations, les belles « idées » sur Dieu). Il s’agit de pouvoir s’accrocher (littéralement selon Luther « au cou du Christ »), pour trouver une parole de Dieu qui résiste. Luther ne la trouve que dans Jésus-Christ lui-même, son message, son action et le don de sa vie, ultimement sa résurrection.
Comment Dieu agit-il ? Dès l’Ancien Testament le trouble qu’occasionne le manque de l’attention divine est traduit par la plainte. Là où l’expérience de la bénédiction de Dieu fait défaut, la plainte l’exprime, parfois avec détresse et même violence, comme le montrent les psaumes appelant Dieu au secours, ou le sommant de « se souvenir » des siens, voire d’aider à détruire les méchants ! L’absence de bénédiction visible ne signifie pas l’abandon de Dieu, bien plutôt sa non-immédiateté.
Pour l’apôtre Paul, la souffrance, l’échec, les tribulations sont les conséquences de la vie face aux réalités du monde, et la « parole de la croix » ne se rend pas dépendante de l’exigence de signes ou de sagesses. La foi « voit » au-delà des manques qu’elle est fondamentalement bénéficiaire, mais elle a aussi le droit de se plaindre, à la mesure de son espérance.
C’est pourquoi la liturgie et le culte chrétiens doivent, comme la Bible le fait, aussi donner à vivre la confrontation à l’échec, au non-sens et au doute. Donc proposer aux croyants de se confronter non seulement au beau et au paisible, mais aussi à la crise, à la détresse, aux échecs (et à la confession du péché, péché de faute ou désespoir et de l’absence de Dieu) est indispensable. C’est parfois de l’ordre d’un véritable combat contre le doute, contre le vide, le non-sens ! L’ambiguïté de l’identité du personnage qui combat avec Jacob est significative : les croyant·es combattent non seulement avec Dieu mais aussi contre Dieu, en luttant dans la prière.
Une bénédiction qui occulte les ombres d’une vie ne peut qu’être limitée, voire sans force, tout simplement exsangue. La bénédiction est aussi une lutte, en premier lieu contre soi-même. Ceci confère une dimension subversive à la bénédiction, qui va au-delà de la simple bonne parole empathique : être béni à partir du salut en Jésus-Christ a pour fruit de pouvoir remettre ses échecs et de recevoir un pardon ou une réconciliation qu’on ne peut pas se donner à soi-même.
Il demeure une non-disponibilité fondamentale, qui tient à notre finitude : nos souhaits n’ont pas le dernier mot, et nous n’en avons pas d’explication ! L’aspiration à être béni·e abandonne l’ambition de signes ou de fruits dans la main de Dieu, malgré le doute, malgré les malheurs, malgré la mort. Là encore l’affirmation du salut en Jésus-Christ est un garde- fou qui confère à la bénédiction son humilité, et donc son humanité.
[1] Texte issu d’une conférence prononcée lors des Journées de lancement de l’Institut lémanique de théologie pratique, tenues les 29-30 septembre 2016 à Lausanne et à Genève. Élisabeth Parmentier est professeure à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Genève ; elle est directrice de l’Institut lémanique de théologie pratique.
[2] Par exemple des bénédictions de motards avec leurs engins, la bénédiction du tunnel du Saint-Gothard qui a tant fait parler d’elle, bénédictions d’amoureux à la St Valentin, bénédiction de photos, etc.
[3] Tanguy Châtel expose très bien les besoins spirituels dans son ouvrage Vivants jusqu’à la mort. Accompagner la souffrance spirituelle en fin de vie, Paris, Albin Michel, 2013.
[4] L’essai en français et en théologie protestante le plus abouti est chez Henry Mottu, Le geste prophétique. Pour une pratique protestante des sacrements, Genève, Labor et Fides, 1998.
[5] Eberhard Jüngel, Dieu mystère du monde. Fondement de la théologie du Crucifié dans le débat entre théisme et athéisme, Paris, Cerf, t. I et II, 1983 (original : Gott als Geheimnis der Welt, 1977)
[6] Pour une réflexion plus détaillée, cf. en allemand Dorothea Greiner, Segen und Segnen. Eine systematisch-theologische Grundlegung, Stuttgart, Kohlhammer (Theologie), 19992
[7] Expression utilisée par Jean-Daniel Macchi dans son exposé biblique pour décrire l’action spécifique de la bénédiction.
[8] Fulbert Steffensky, „Segnen. Gedanken zu einer Geste”, Praktische Theologie 82, 1993, p. 2-11, (4s) („die dichteste Stelle der christlich-jüdischen Glaubensäusserung, weil…dramatisiert wird, was Gnade ist: nicht erringen müssen, wovon man wirklich lebt; sich nicht bannen lassen durch die eigenen Zweifel, durch die Zersplitterung des eigenen Lebens…Der Segen nennt Gott. Wer Gott nennt, braucht nicht selber Gott zu sei”).
[9] Voir en particulier les critiques de la « bénédiction de Toronto », venant des milieux charismatiques eux-mêmes, par ex. dans la revue Promesses N° 114, oct-déc 1995 en ligne, http://www.promesses.org/arts/114p1-4f.html (consulté le 13.11.2016)