Modélisation des extrêmes: aider à rendre l’improbable plus prévisible

La plupart du temps, dirigeants et décideurs stratégiques évoluent dans des cadres d’activité normale. Parfois pourtant, ce monde est secoué par des événements extrêmes inattendus, du krach des marchés au tremblement de terre.

Les événements extrêmes sont importants tant en société que dans le monde des affaires. La plupart du temps, ces extrêmes relèvent d’une marge raisonnable prévisible (le sommet de la courbe) et la règle normale s’applique. Les distributeurs ont suffisamment de stock pour répondre à la demande, la météo est suffisamment clémente pour permettre à chacun de vaquer à ses occupations, les marchés échangent, les entreprises tournent et la société fonctionne comme à son habitude.

Aider à rendre l’improbable plus prévisible

Parfois, cependant, l’inattendu se produit; un événement hors normes, une situation aberrante, aux marges de la probabilité. Du fait de leur caractère imprévisible, ces événements extrêmes ont la capacité d’entraîner des dommages et pertes significatifs pour le business comme pour la société. C’est pourquoi Valérie Chavez-Demoulin a passé plus de dix ans à étudier ces événements extrêmes, afin d’alimenter nos connaissances de la théorie des valeurs extrêmes (TVE), de modéliser le risque que ces événements extrêmes se produisent et d’aider à rendre l’improbable plus prévisible, l’inconnu plus certain, les extrêmes, moins inattendus.

Même si les événements extrêmes isolés sont parfois méconnus par les dirigeants en charge des décisions, ils ne sont pas ignorés par les chercheurs. Un domaine spécialisé de la recherche s’intéresse à ces événements et a donné naissance à deux approches bien établies d’identification et d’évaluation du risque que des événements extrêmes se produisent, à l’aide de distributions de probabilités portant le nom de distribution généralisée des valeurs extrêmes ou de Pareto généralisée.

L’une de ces approches considère des blocs de données et, en particulier, les valeurs maximales isolées au sein de ces données. Une autre, la méthode des dépassements de seuil, définit un seuil (haut ou bas), examine les points de données qui se situent au-dessus ou en-dessous du seuil et évalue à la fois la fréquence et la dimension des événements extrêmes en dehors du seuil.

La saisonnalité, les tendances, la dépendance à des facteurs externes, et les changements de régime sont plus une règle qu’une exception

En pratique, aucune de ces méthodes n’est cependant idéale. L’un des inconvénients est qu’elles sont basées sur le principe selon lequel les propriétés statistiques des données évaluées (les séries temporelles) sont constantes ou stables au fil du temps. Or, cet élément de stabilité est absent de nombreuses séries temporelles de données. Au contraire, on constate que les phénomènes de saisonnalité, de tendances, de dépendance à des facteurs externes, et les changements de régime lorsqu’on passe d’un contexte ou d’un état prévalant à un autre, comme lors de périodes précédant ou suivant une fusion d’entreprise, sont plus une règle qu’une exception et doivent donc être pris en compte dans la modélisation des extrêmes.

Prenons par exemple la demande de produits. La météo peut affecter la demande de certains produits: pic d’achats de soupe par temps froid ou de crème glacée lorsqu’il fait chaud. En outre, d’autres variables peuvent affecter l’incidence des événements extrêmes (dans le cas de la demande de crème glacée, les vacances ou les événements publics, par exemple).

Valérie Chavez-Demoulin a pris l’approche classique consistant à considérer les valeurs extrêmes de la TVE (théorie des valeurs extrêmes) et l’a adaptée. Elle démontre, grâce à des tests de validité rétroactifs (backtesting) consistant à appliquer sa méthodologie à un ensemble de données connues, que son approche peut fournir une perspective plus précise sur un certain nombre de sujets liés aux valeurs extrêmes. Elle les aborde dans plusieurs de ses articles.

La finance est l’un des secteurs où la méthodologie de Valérie Chavez-Demoulin a des applications évidentes. Dans le domaine bancaire, le cadre réglementaire de l’accord de Bâle exige des banques qu’elles calculent les conditions minimales de fonds propres permettant de constituer un tampon de protection des banques et de leurs partenaires en cas de perte extrême. Les banques utilisent le concept de mesure de valeur à risque (VaR) pour estimer la probabilité et les dimensions de toute perte extrême. Cependant, d’après une étude de backtesting concernant le cours des titres UBS lors de la crise des subprimes, Valérie Chavez-Demoulin démontre que sa méthodologie de théorie des valeurs extrêmes estime plus précisément les risques. Elle montre également comment son approche de la TVE peut servir à prédire la probabilité de mouvements extrêmes des cours d’actions et de faillites d’entreprises, en prenant l’exemple de Swissair.

Par ailleurs, Valérie Chavez-Demoulin a étudié l’application de la TVE aux opérations. Prenons pour exemple la gestion de la chaîne d’approvisionnement (Supply Chain). Les gestionnaires de chaîne d’approvisionnement ont tendance à présumer que tout va fonctionner dans les limites normales de performances et à ne pas tenir compte des extrêmes lorsqu’ils doivent prendre des décisions.   Pourtant, Valérie Chavez-Demoulin démontre qu’une bonne compréhension des probabilités de valeurs extrêmes pourrait améliorer leurs opérations.

Les réponses catastrophiques à une annonce de stock excédentaire peuvent être prédites

Nous savons, par exemple, que les problèmes de Supply Chain, tels que des annonces de stock excédentaire peuvent normalement entraîner une réduction de 5 à 10 % de la valeur des actions. Pourtant, lorsque la firme Nokia a subi un problème de stock excédentaire en 1995, les avertissements sur résultats qui s’en sont suivis ont entraîné une chute de la valeur des actions de 28 à 50 % en l’espace de quelques semaines. Comme le montre Valérie Chavez-Demoulin, même si elles sont rares, les réponses catastrophiques à une annonce de stock excédentaire peuvent être prédites par la TVE et devraient être prises en compte par les responsables chargés d’évaluer l’impact potentiel des problèmes de Supply Chain sur la valeur des titres.

Dans un autre exemple, Valérie Chavez-Demoulin explique comment, lorsqu’elles sont soumises à un examen approfondi, les prévisions intuitives de pics de demandes peuvent s’avérer incorrectes. Prenons l’exemple de l’hypothèse générale selon laquelle les produits standard présentent une distribution de la demande plus facile à gérer et qui voudrait que la prévision de la demande de produits personnalisés soit plus périlleuse. Valérie Chavez-Demoulin utilise le cas de sacoches standard et sur mesure pour nous surprendre. Elle démontre que la demande domestique peut être loin d’être normalement distribuée, avec des stratégies de production et de stockage ne permettant pas à la firme en question de répondre à des pics de demande potentiellement profitables. D’un autre côté, les pics de demande prévus pour des produits sur mesure peuvent être traités grâce à des stratégies de production et de stockage existantes.

La méthodologie de Valérie Chavez-Demoulin est utile dans tous les domaines dans lesquels le risque est présent

Le travail de Valérie Chavez-Demoulin sur la TVE change la donne. Il permet aux responsables de la gestion des risques d’identifier des changements de contexte qui créent des faisceaux d’événements extrêmes. En analysant le passé, il peut prédire la probabilité que des événements extrêmes se produisent à l’avenir, même si ces événements spécifiques n’ont pas encore été observés par le passé. Pour les acteurs concernés et les décideurs stratégiques, la méthodologie de Valérie Chavez-Demoulin est utile dans tous les domaines dans lesquels le risque est présent.  Elle peut être appliquée à la finance, à la climatologie, à la chimie atmosphérique, à la médecine, elle peut servir à étudier les mouvements des prix des actions, les hauteurs d’inondation, les incidences de tremblements de terre, la demande de produits et de nombreux autres risques et événements.

Pourtant, le plus important est peut-être le fait que le travail de Valérie Chavez-Demoulin nous enseigne que là où nous pensons, intuitivement ou pas, que nous avons tenu compte de l’impact potentiel d’événements indésirables et l’avons limité au maximum, c’est souvent loin d’être le cas. Nous éprouvons un faux sentiment de sécurité. Si nous pouvons avoir une seule certitude, c’est que le monde est beaucoup plus incertain qu’il n’y paraît.


Lire quelques travaux de recherche sur le sujet :

  • Chavez-Demoulin V., Embrechts P. & Sardy S. (2014). Extreme-quantile tracking for financial time series. Journal of Econometrics, 181(1), 44-52
  • Chavez-Demoulin V. & Davison A. C. (2012). Modelling time series extremes. REVSTAT – Statistical Journal, 10(1), 109-133
  • Chavez-Demoulin V. Embrechts P. Hofert M. (in press). An extreme value approach for modeling Operational Risk losses depending on covariates. Journal of Risk and Insurance.

Crédit photo: P K / Flickr CC