Dans cette interview, Christine Legner nous parle du Centre de Compétences Corporate Data Quality (CC-CDQ), du modèle d’excellence de données que le consortium a élaboré, et de la nécessité pour les organisations de revoir leur manière de penser les données et leur gestion, à une époque où de nombreuses sociétés et institutions entreprennent une transformation digitale.
Quelle est l’idée derrière la création du Centre de Compétences?
Alors que les données représentent un atout concurrentiel toujours plus important dans l’économie digitale, la plupart des entreprises continuent de les traiter différemment des autres ressources, ce qui peut conduire à une mauvaise qualité de données ou à des silos d’informations. Le Centre de Compétences aborde ce problème en développant des stratégies, des méthodes et outils pour la gestion des données d’entreprises. Plus concrètement, nous avons mis en place une communauté d’expert·e·s et une plateforme de partage de connaissances pour combler l’écart qui existe entre théorie et pratique. L’une des caractéristiques-clés du Centre de Compétences est la relation étroite entre notre équipe de chercheur·euse·s, composée de cinq docteurs des universités de Lausanne et Saint-Gall, et nos 20 entreprises membres. Cette collaboration nous permet de suivre un cycle d’innovation itératif, où nous pouvons passer d’une recherche innovante à la mise à l’essai du prototype en situation réelle.
Le nouveau modèle d’excellence des données résulte-t-il de ce cycle d’innovation?
Oui. Nos entreprises membres nous ont demandé de les aider dans le développement d’un modèle plus digital axé sur les données. Le modèle d’excellence de gestion des données les aide à (re)définir leur stratégie et à s’armer structurellement et techniquement pour gérer leurs données. La procédure de développement a duré plus de 15 mois, durant lesquels universitaires et professionnel·le·s ont élaboré ensemble le cadre du modèle. Ce dernier se base aussi sur une version antérieure créée il y a dix ans et testée par de nombreuses entreprises.
Pourquoi devons-nous repenser la gestion des données?
Auparavant, la gestion des données d’entreprise reposait principalement sur la qualité des données et ce que l’on appelle les données de référence (ou données maîtres), par exemple les données client ou produit. Ces données sont essentielles à l’intégration et à l’harmonisation des processus commerciaux ou pour la vente en ligne. Aujourd’hui, les entreprises doivent gérer le Big Data, des quantités colossales de données issues d’innombrables sources internes et externes, et certaines d’entre elles créent de nouveaux modèles de gestion axés sur les données. Alors que les entreprises génèrent et collectent toujours plus de données auprès des clients, la sécurité des données et la confidentialité commencent à poser problème. Les entreprises doivent traiter les données avec éthique et dans le respect d’une réglementation toujours plus lourde, comme le Règlement général sur la protection des données (RGPD) qui entrera en vigueur en 2018 en Europe.
Peut-on dire que cela est dû à l’évolution du rôle des données au sein des entreprises, qui se traduit par un changement dans la nature des projets que vous entreprenez au Centre de Compétences?
À l’origine, quand le Centre de Compétences a été créé il y a 10 ans, il s’agissait du résultat de recherches conduites sur l’e-business. Toutes les boutiques en ligne et initiatives de portail client dans lesquelles nous avons été impliqués ont dû entreprendre de grands projets de nettoyage de données, mais les problèmes persistaient en raison d’un manque de gouvernance et d’architecture des données. Nous avons alors commencé à nous pencher sur la qualité des données.
Cependant, le rôle des données a bien changé depuis. Ces dernières années, les données sont devenues d’une importance critique pour le business, comme les entreprises ont démarré des projets de transformation digitale. Nous en avons vu qui cherchaient à tirer profit de l’utilisation des données en appliquant des tendances comme le concept d’Industrie 4.0, l’Internet des objets et le Big Data.
Pouvez-vous me donner un exemple de nouvelle utilisation des données?
Les produits intelligents sont un bon exemple. Imaginez une entreprise qui produit des équipements sportifs, comme des ballons de football. Pour entrer dans l’ère numérique, elle intègre un capteur qui collecte des données et propose une application mobile permettant d’analyser et d’améliorer votre technique de frappe. Pour entrer sur le marché des produits intelligents, vous devez être en mesure de collecter et traiter de grandes quantités de données générées par le capteur, de les associer aux informations du client et du contrat et enfin de manipuler correctement les données obtenues. Bien que nous n’intervenions pas dans l’élaboration de l’offre d’une entreprise, nous l’aidons à gérer et utiliser les données de manière à favoriser les capacités commerciales qu’elle souhaite développer.
Votre cadre va donc au-delà de toutes les utilisations traditionnelles des données?
Oui. Auparavant, on trouvait dans les entreprises des postes de « directeur·trice des données maîtres » ou de « responsable de la gestion de l’information ». Aujourd’hui, on voit apparaître des postes de directeur·trice des données (CDO – Chief Data Officer). Ces CDO devraient être responsables de tous les types de données – et pas seulement des données maîtres – et aider les entreprises à tirer le meilleur parti de leurs données. Il ne suffit plus de gérer des données, les entreprises doivent désormais les associer à leurs objectifs commerciaux.
Avec l’hypermédiatisation du Big Data et du concept d’Industrie 4.0, l’on peut entendre des points de vue très naïfs, et beaucoup d’entreprises cherchent à recueillir le plus de données possible. Mais que veulent-elles faire des données collectées ou générées? Peuvent-elles les exploiter pour faciliter la prise de décision ou améliorer leurs produits et services? La manière dont les entreprises vont exploiter ces données implique de comprendre à quel type d’informations les produits et services sont destinés et quelles sont les capacités commerciales que les données desservent. Tout en sachant que de nouvelles ressources de gestion des données sont nécessaires pour favoriser ces capacités. Par exemple, pour pouvoir traiter de grandes quantités de données brutes en vue d’informations de gestion exploitables, il faudra faire appel non seulement à des scientifiques et ingénieurs spécialisés dans les données, mais également à des employé·e·s des domaines du marketing, de la gestion de la chaîne d’approvisionnement ou de la comptabilité, qui maîtrisent aussi les données. Les employé·e·s capables d’analyser les données du Big Data et d’utiliser efficacement les outils et méthodologies appropriés doivent collaborer avec celles et ceux qui savent interpréter et exploiter ces données.
La coordination des ressources en gestion des données ne se fera pas toute seule. La nomination d’un CDO et le soutien de l’organisation sont indispensables.
Donc, si je suis un·e membre dirigeant·e d’une entreprise qui envisage ou subit une transformation digitale, et que les données jouent un rôle fondamental dans la réussite de mon activité principale, je dois considérer tous les éléments de votre modèle d’excellence en gestion des données, c’est bien cela?
Cela vous aidera à déterminer et clarifier vos objectifs stratégiques relatifs aux données, à comprendre et évaluer le rôle que les données peuvent jouer dans la poursuite de ces objectifs, et à obtenir les résultats escomptés. Le précédent modèle s’axait principalement sur les outils et offrait aux responsables des données des clés pour la gouvernance et l’architecture des données. Le modèle révisé prend en compte les objectifs et les résultats.
Par exemple, vous trouverez « valeur commerciale » parmi les résultats. Aujourd’hui, nous connaissons la valeur de presque tout ce que compte une entreprise, des chaises de bureau à la marque, mais que valent nos données? Vous verrez aussi « excellence des données ». Il n’y a pas si longtemps, cet aspect se serait résumé à la qualité des données, mais aujourd’hui ce sujet a pris de l’ampleur et inclut des facteurs comme la protection ou la conformité des données, par exemple.
Une meilleure compréhension de la pertinence et de l’utilité des données sur le plan commercial permet aux managers d’aborder les questions liées au défi des données avec leurs collègues des autres services – comme le marketing ou l’exploitation – et dans des termes qui leur sont familiers.
Pour une discussion plus approfondie du modèle, des références sont indiquées en fin d’interview. Cela dit, par où une entreprise peut-elle commencer pour appliquer le modèle?
Les personnes à la tête de la transformation digitale d’une entreprise commencent par la partie gauche du modèle et étudient les cas d’utilisation. Souvent, ils font preuve d’initiative et souhaitent faire du marketing axé sur les données, des produits intelligents ou de la maintenance prévisionnelle dans l’industrie 4.0. Mais ils n’ont pas d’idée précise de ce que cela implique. Ils doivent donc comprendre comment leurs objectifs commerciaux se traduisent en réelles opportunités de gestion de données. Cette approche est plus stratégique : elle permet de définir une stratégie relative aux données et d’identifier l’organisation et l’architecture nécessaires.
Vous pouvez également commencer par la partie droite du modèle et vous pencher sur les problèmes que rencontre votre entreprise en raison d’une mauvaise qualité des données. Il se peut que vous perdiez des opportunités de ventes, que vos informations clients ne soient pas à jour ou que vous ne soyez pas complètement conforme avec la réglementation à venir. Les motivations sont multiples.
Selon votre expérience, quels aspects posent souvent problème aux entreprises dans ce nouvel environnement?
Le cycle de vie des données est un véritable défi. Aujourd’hui, vous essayez d’atteindre de nombreux objectifs, mais tous sont liés aux données. Vous souhaitez optimiser votre logistique avec des données de qualité, écouter les feedbacks de vos clients et y répondre, vous montrer proactif dans votre relation avec le client. Auparavant, les systèmes étaient organisés en silos (systèmes CRM, systèmes opérationnels), ce qui est toujours le cas dans de nombreuses entreprises. Aujourd’hui, toutes les données sont liées, mais elles le sont également avec des sources externes, comme les données provenant des réseaux sociaux.
Cela représente un véritable challenge. L’essentiel est de comprendre que, dès les premières étapes de développement du produit / service jusqu’à sa production, en passant par la distribution, le marketing et les ventes, il faut identifier des données-clés et les utiliser tout au long du cycle de vie du produit / service.
Donc, chaque élément en lien avec votre activité, y compris chaque produit ou client, a son propre cycle de vie. C’est bien cela?
Oui, et vous pouvez déjà l’observer. Pensons au développement d’une nouvelle voiture. L’équipe chargée de l’étude conceptuelle pensera aux fonctionnalités, aux matériaux, au design extérieur et à d’autres aspects de la conception. Les ingénieurs penseront aux matériaux, aux composants, à la performance, à l’entretien, aux coûts et à d’autres aspects liés à l’ingénierie. L’équipe Ventes/Marketing pensera aux segments de clientèle, aux canaux marketing, aux tarifs et aux caractéristiques de la marque. Un responsable des achats pensera au produit en matière de pièces et de composants, de contrats d’achat et de fournisseurs.
Dans les entreprises, bien qu’ayant des perspectives très différentes, les acteurs·trices cherchent souvent à atteindre un même objectif. Idéalement, vous souhaiteriez disposer d’une seule source de vérité pour chaque élément – produit ou client, qui pourra ensuite être distribuée à toutes celles et ceux susceptibles de contribuer à maximiser la chaîne de valeur.
Ce point est un véritable défi pour les entreprises, mais pour que le Big Data ait du sens, les entreprises doivent créer une vision commune des éléments d’une activité et les associer aux données collectées via des capteurs ou les réseaux sociaux.
Dans une entreprise, les données constituent quasiment une chaîne de valeur à elles toutes seules. Comment les entreprises s’assurent-elles d’avoir la bonne expertise en matière de données à travers tous leurs écosystèmes?
Traditionnellement, on pouvait considérer que la gestion des données nécessitait une coordination centrale et une présence ou un·e expert·e dans chaque unité fonctionnelle (marketing, finances, etc.). Aujourd’hui, avec l’omniprésence des données, les employés doivent savoir les manipuler, les rechercher et les utiliser. Les responsables des données travaillent avec des personnes issues de divers services de l’entreprise et les informent quant aux bonnes pratiques en la matière.
Cette approche s’avère efficace dans le cadre d’une transformation digitale. Dans une multinationale, des milliers de personnes sont susceptibles de vouloir accéder aux données à travers le monde. Nos entreprises partenaires définissent des postes et des carrières liés aux données, y compris divers niveaux de formation et de certification. Nous avons donc commencé à proposer une formation pour les dirigeant·e·s, pour former les nouveaux collaborateur·trice·s, mais aussi informer les responsables des données.
Selon vous, placer des experts dans un service de gestion des données en silo en les nommant responsables de la gestion des données est donc une mauvaise approche?
Absolument. Comme les données sont générées et utilisées dans toute l’entreprise, vous devez définir des responsables dans les différentes unités fonctionnelles. Cela signifie, par exemple, que les personnes responsables des données relatives aux clients seront proches de ces clients. Une étroite collaboration s’établira alors entre l’unité centrale de gestion des données, qui définit la stratégie relative aux données, les procédures et les méthodes, et les personnes des différentes unités commerciales et fonctionnelles.
Comme je l’ai évoqué plus tôt, vous ne pouvez pas déléguer à un seul service l’exploitation de la valeur des données. Vous aurez besoin d’une forte implication de la part de divers acteurs·trices de l’entreprise, au niveau commercial, comme au niveau du informatique.
Donc, pour résumer, si j’utilise efficacement le modèle, que me permet-il de faire en tant qu’entreprise?
Grâce au modèle, vous serez capable de mener une transition réussie vers une entreprise digitale et axée sur les données, et donc de répondre à de nouvelles opportunités, car vos données seront adaptées aux objectifs que vous vous êtes fixés. Si, par exemple, vous souhaitez proposer des produits intelligents, vous disposerez des ressources nécessaires pour gérer les données concernées, et vous aurez une meilleure valeur opérationnelle, car votre produit générera davantage de recettes.
Généralement, les entreprises adoptent le modèle car elles rencontrent un problème ou un obstacle, ou parce qu’elles se rendent compte qu’elles doivent approcher les données autrement pour réussir sur un marché transformé par le numérique.
Pourtant, lorsqu’une entreprise est plongée dans des cycles d’innovation évoluant rapidement, les dirigeant·e·s refusent souvent de s’occuper des problèmes de gestion des données par peur de perdre du temps. Toutefois, plus ils attendent, plus ils seront confrontés à des difficultés liées à l’inexactitude ou à l’inaccessibilité des données. Et plus ils auront du retard à rattraper par rapport aux pionniers du numérique et leurs concurrents qui ont déjà pris quant à eux beaucoup d’avance sur la chemin de l’entreprise digitale.
Liens utiles:
- Centre de Compétences Corporate Data Quality: http://cc-cdq.ch/
- Présentation du modèle d’excellence pour la gestion des données: https://cc-cdq.ch/data-excellence-model
Papier de recherche: Pentek, T., Legner, C., Otto, B. (2017): Towards a Reference Model for Data Management in the Digital Economy, in: Proceedings of the 12th International Conference on Design Science Research in Information Systems and Technology (DESRIST 2017), Karlsruhe, Allemagne