Spaghetti géant, épidémie et croissance exponentielle.

Auteurs: Federico Amato et Fabian Guignard.

 

Exponentielle. Le terme a été largement utilisé ces derniers jours pour décrire la propagation du coronavirus en Suisse. Mais est-il vraiment correct de parler de croissance exponentielle des infections, et si oui, comment pouvons-nous ralentir la propagation du virus?

Alors que la communauté scientifique travaille sans relâche sur l’étude du nouveau coronavirus, une chose est maintenant claire. Le virus est particulièrement rapide dans sa propagation.

Le coronavirus est officiellement apparu en Chine en décembre. Depuis lors, le virus a commencé à circuler dans le monde entier, affectant également l’Europe, qui est maintenant indiquée par l’Organisation mondiale de la santé comme l’épicentre de la pandémie.

Selon la reconstruction de certains scientifiques, le coronavirus aurait atterri en Europe le 24 janvier en Allemagne. Un homme d’affaires de 33 ans, par ailleurs en bonne santé, a signalé des symptômes respiratoires et une forte fièvre. C’est selon toute probabilité, le début de l’épidémie en Europe. À partir de ce moment, le virus a commencé à circuler à travers le continent. L’Italie a été le premier pays à subir le développement fulgurant de la maladie. Le 21 février, un homme de 38 ans résidant à Codogno, non loin de Milan, est le premier italien à être diagnostiqué. Depuis lors, plus de 41’000 personnes ont été infectées en Italie.

Ainsi, en quelques semaines, le coronavirus a créé une connexion invisible entre l’Italie et la Chine.

Un spaghetti géant reliant l’Italie et la Chine

Cependant, bien avant le coronavirus, l’Italie et la Chine étaient déjà liées par un long fil fin, fait de farine. L’histoire de ce fil commence il y a très longtemps. Au XIIe siècle, lorsque Al-Idrisi, géographe de la cour de Roger II de Sicile, dans son Liber ad eorum delectationem qui terras peregrare studeant (“Le plaisir pour ceux qui aiment parcourir le monde”) décrit la ville sicilienne de Trabia. En particulier, Al-Idrisi est surtout impressionné par des « aliments à base de farine sous forme de fils » produits par les habitants de Trabia. Le géographe leur donne le nom d’itrya, du terme arabe itryah qui se traduit par “masse filiforme et arrondie”. Nous avons affaire à la première description des spaghettis, le plat qui, avec la pizza, a rendu célèbre la cuisine italienne dans le monde entier.

Pourtant, il semble que les Italiens n’aient peut-être pas inventé les spaghettis en premier. En 2005, dans une étude parue dans la prestigieuse revue scientifique Nature, certains scientifiques décrivent la découverte d’un bol de spaghettis – ou La Mian, comme on les appelle en Chine, littéralement “nouilles tirées” – sur le site archéologique de Lajia, près du fleuve Jaune. Le bol, selon les analyses chimiques effectuées sur celui-ci, remonte à environ 4000 ans.

La paternité des spaghettis semble donc revenir à la Chine. Toutefois, il y a une importante différence de préparation entre les deux pays. Alors qu’aujourd’hui, en Italie, les spaghettis sont préparés industriellement, les La Mian sont toujours produites de manière artisanale.

La préparation traditionnelle de ces nouilles est extrêmement fascinante. Le cuisinier travaille la pâte à la main, la tirant dans ses bras puis la repliant sur elle-même. Chaque fois que la pâte est pliée, la longueur totale des nouilles double. Ainsi, une nouille de cinquante centimètres devient longue d’un mètre, puis deux mètres, quatre mètres, et ainsi de suite.

 

En septembre dernier, le chef japonais Hiroshi Kuroda est entré dans le Guinness Book avec la plus longue nouille cuite à la main : sa La Mian mesurait environ 183 mètres de long, plus d’une fois et demi un terrain de football. Toutefois, en partant d’une pâte de 72 centimètres, il ne suffit de la doubler que 8 fois pour atteindre ce record. Si le cuisinier avait réussi à la plier encore une fois sur elle-même, la longueur aurait doublé pour atteindre 366 mètres. Déroulé, le spaghetti aurait été plus grand que la tour Eiffel, qui fait seulement 324 mètres de haut. Pour obtenir un spaghetti géant reliant l’Italie à la Chine, il faut encore le doubler 15 fois.

Croissance exponentielle

Les La Mian sont un excellent exemple de croissance exponentielle. À chaque fois qu’une nouille est pliée, sa longueur est toujours multipliée par 2. Malheureusement, le coronavirus suit le même schéma de croissance. Pour vérifier cela, nous considérons les chiffres émis par l’office fédéral de la santé publique (OFSP) relatifs à l’évolution de l’épidémie en cours. Nous savons que 476 personnes ont été testées positives pour le coronavirus le 10 mars dernier en Suisse. Le 11 mars, ce nombre est passé à 645 (soit 476 multiplié par 1,35). Le lendemain, les malades étaient à 858 (645 par 1,33). Le surlendemain, le 13 mars, 1125 personnes étaient infectées (858 par 1,31). Si ce même calcul est fait depuis le début de l’épidémie jusqu’à aujourd’hui, la croissance des personnes infectées semble en fait suivre un modèle exponentiel, dans lequel le nombre de cas est multiplié chaque jour par un nombre qui tourne autour de 1,32.

Qu’est-ce qui détermine ce nombre ?

Évidemment, la présence de sujets déjà malades provoque les nouveaux cas. Toute personne atteinte de coronavirus a un certain risque d’infecter des personnes en bonne santé avec lesquelles elle entre en contact. Ce risque dépend essentiellement de deux facteurs. Le premier est le nombre moyen de personnes auxquelles une personne infectée est exposée en une journée. Le second facteur est la probabilité qu’une de ces expositions deviennent un cas de contagion. À eux deux, ces facteurs déterminent le nombre de nouveau cas pour le jour suivant et contrôlent le nombre de 1.32 vu précédemment.

Bien sûr, les choses sont plus compliquées que ceci, car plus il y a de personnes infectées et moins elles peuvent rencontrer de personnes saines. Toutefois, le comportement typique de la première phase d’une épidémie telle que nous vivons aujourd’hui suit bel et bien une croissance exponentielle.

 

Le nombre de contagion

Cette tendance est également liée au nombre de personnes hospitalisées en soins intensifs et aux décès. Et, si elle ne change pas, des scénarios extrêmement alarmants peuvent être envisagés. À partir des données mesurées ces dernières semaines en Italie, il a été estimé que le nombre de patients admis en réanimation tend à quadrupler en moins de cinq jours, tandis que le nombre total de décès dus au coronavirus tend à doubler tous les deux jours.

Ce n’est pas tout. Comme la contagion continue de suivre une tendance exponentielle dans les autres pays d’Europe, il est possible de comparer l’évolution de la contagion entre les différents pays.  En négligeant les effets dus aux différentes tailles de population de chaque pays, une comparaison des cas entre les pays montre comment la France, l’Allemagne et l’Espagne devancent la Suisse d’environ 3 ou 4 jours. En particulier, on voit que la Suisse suit essentiellement la même tendance que l’Italie, mais différée d’environ deux semaines.

 

Comment briser la croissance du spaghetti ?

Décrit ainsi, le scénario semble extrêmement préoccupant. Cependant, certains points doivent être clarifiés. Les personnes placées en quarantaine ou hospitalisées en soins intensifs cessent d’être contagieuses, tout comme les personnes qui, malheureusement, ne survivent pas à la maladie. Considérer l’effet de cette incapacité à propager le virus par certains groupes est d’autant plus important que l’on souhaite comprendre l’évolution de l’infection sur le long terme. C’est pourquoi la division en trois groupes de la population – infectés, susceptible d’être infectés et guéris (ou immunisés) – est la base de la plupart des modèles épidémiologiques.

Il y a ensuite un autre facteur à considérer. En fait, nous ne savons pas dans quelle mesure nous pouvons compter sur les chiffres communiqués par les organes officiels de surveillance. Ces chiffres sont fortement influencés par le nombre de tests de dépistage réalisés. Le nombre de tests effectués, ainsi que la stratégie de sélection des sujets à tester, varient entre les différents États partiellement en fonction des choix politiques. Les décès également sont comptés de différentes manières d’un pays à l’autre, suivant s’ils sont attribués au coronavirus ou non.

Malgré les limites exposées ci-dessus, et compte tenu du taux de croissance élevé des personnes infectées, le modèle de croissance exponentielle reste un bon guide pour prédire la tendance du phénomène dans un scénario à court terme. Il est clair que le système suisse ne peut pas se permettre de faire face à des chiffres tels que ceux supposés sur la base de cette tendance. Que reste-t-il donc à faire pour arrêter cette croissance exponentielle ?

Une première mesure est de limiter l’interaction sociale afin de faire baisser le nombre moyen de personnes auxquelles une personne infectée est exposée — le premier facteur. Le problème ici est que la plupart des personnes ne savent pas qu’elles le sont. On comprend alors l’importance des décisions prisent par les autorités fédérales et cantonales – rassemblements en grand nombre interdits, écoles et établissements fermés. La limitation de la mobilité, des rassemblements et des contacts entre les personnes fait diminuer le risque de transmission de la maladie. Une seconde mesure est d’accorder une attention accrue à l’hygiène en se lavant plus souvent les mains, ceci pour faire diminuer la probabilité qu’un contact devienne un cas de contagion — le second facteur.

Nous pouvons tous contribuer à ralentir la croissance exponentielle du nombre de personnes infectées et ainsi faire diminuer la vitesse de croissance de 1.32, afin de permettre au système de santé de faire face à l’urgence. La pâte des La Mian doit devenir si fine qu’elle devra se casser lorsqu’on la repliera encore une fois sur elle-même.

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