Repenser l’environnement depuis l’expérience : une proposition écophénoménologique

Gérald Hess, Institut de géographie et durabilité

Le Dr Gérald Hess de l’Institut de géographie et durabilité de l’UNIL (IGD) a fait paraître à l’automne 2023 un ouvrage de philosophie de l’environnement intitulé Conscience cosmique. Pour une écologie en première personne (Editions Dehors, 2023), premier tome d’un triptyque consacré à la question.

Il est difficile de résumer un tel ouvrage et toute son itération avec quelques mots-clés, mais s’il le fallait vraiment, ceux-ci pourraient être : homme, nature, écophénoménologie, apparaître et réconciliation des première et troisième personnes, expérience corporelle, mort, chair…

La démarche philosophique annoncée par l’auteur est ici de nous faire découvrir ce qui précède la pensée scientifique, et fonde ou devrait fonder notre rapport à la nature : la démarche d’élévation vers une conscience cosmique (ou universelle) partant de notre expérience de mortel vivant, pour fonder un rapport différent à la nature, qu’il résume par l’expression : « écologie à la première personne ». 

Le français courant dit « première personne du singulier ». Or le singulier est justement ici ce dont Gérald Hess ne veut pas : il nous faut d’abord nous éloigner de la banalité de l’expérience infiniment multiple au profit d’expériences ponctuelles, de la combinaison et du métal rare que sont les rencontres entre la première et la troisième personne qui sont susceptibles d’entraîner une mutation de la conscience. Cette première personne n’est donc pas un particulier, pas un être singularisé et déterminé par des conditions psychologiques, sociales, politiques, morales préalables mais recouvre en fait un collectif incluant toute existence et conscience humaines possibles, et, en dernier ressort, toute réalité !

Pour cela, l’effacement de la personne singulière est nécessaire, bien qu’il soit indispensable de partir de celle-ci.

Qu’est-ce que l’écophénoménologie ?

La phénoménologie en général, née principalement avec le philosophe Edmond Husserl au début du XXème siècle, est une démarche philosophique empirique en rupture avec les philosophies idéalistes, transcendantales ou spéculatives des siècles précédents. Elle se veut une étude systématique partant de l’analyse à la fois de l’expérience vécue et de la conscience, toutes deux comprises comme phénomènes d’une pensée capable de se penser elle-même et de penser le monde autour d’elle.

L’écophénoménologie est quant à elle un champ bien défini de la pensée écologique qui vise à clarifier le lien entre la conscience (ou l’expérience vécue) et l’environnement.

On comprend donc bien que la démarche de Gérald Hess s’inscrive dans cette perspective en la synthétisant et lui apportant plusieurs chemins (sa modestie lui ferait sans doute parler de sentiers) nouveaux. 

Le choix d’entrer en dialogue avec la pensée de Husserl est une sorte de pari de l’auteur. Peu se sont osés en effet à pratiquer l’exercice, tant la pensée de Husserl a quelque chose d’un roc, d’une solidité et d’une rigueur minérale absolues. D’autres auteurs (Heidegger, Lévinas, Merleau-Ponti, Ricoeur) sont plus régulièrement sollicités, convoqués et cités dans les dialogues contemporains de l’approche écophénoménologique.

L’ouvrage fait donc œuvre nouvelle à travers une radicalisation phénoménologique de l’écologie en première personne, centrée sur le rapport à sa propre mort : il y est postulé l’établissement d’une proximité entre moi-même et la nature établie par la naissance et la mort, deux faits de nature et sur la base du constat existentiel que la naissance n’est pas réappropriable comme expérience, car passée, alors que la mort peut l’être, en tant qu’expérience future et inéluctable, puisqu’elle est pensable depuis la vie, au présent.

Gérald Hess fait donc de la mort le lien fondamental entre notre existence, notre conscience et la nature puisque c’est là que se noue pour lui l’enjeu central de notre rapport au monde naturel.

Pour parvenir à la cerner, il suggère donc de « vivre notre mort » – tout paradoxe mis à part – et de l’ancrer au présent, ce qui permet l’ouverture à l’extériorité du monde non-humain par un retour « à une forme impersonnelle, corporelle de mon existence », une forme de « conscience-témoin », qu’il voit susceptible de se manifester ponctuellement chez chacun de nous dans certains états de rêverie ou d’inconscience et qui serait le point de vue de nulle part en particulier.

Dominique Bourg, dans une belle préface à l’ouvrage, y voit une possibilité de dépassement du dualisme, une métaphysique post-dualiste, un monisme réflexif « où se confondent sujet et objet et se résorbe leur opposition ».

La finalité ultime de cette réflexion consiste à circonscrire les conditions de possibilité d’une écologie « en première personne» qui permettrait de restituer à la nature – et partant à l a Terre – une valeur qu’elle a perdue au regard de la science, de sorte à faire éprouver à chacun le « sentiment d’avoir affaire à une chose précieuse qu’il faut protéger à la manière d’un trésor». Et de trouver un moyen d’articuler la perspective « en première personne » à la perspective « en troisième personne» caractéristique de la science, au sens de la géologie, de la biologie de l’évolution ou des sciences du Système Terre — lesquelles sont indispensables pour prendre la mesure de la gravité de la crise qui est en train de s’y dérouler, comme l’exprime fort bien Stéphane-Hicham Afeissa dans une fine analyse de l’ouvrage.

De spéculatif qu’il puisse apparaître de l’extérieur, le cheminement de Gérald Hess reste au contraire, tout au long du livre, fondamentalement ancré dans l’expérience et l’analyse de celle-ci.

Elle conduit d’ailleurs aussi à des conséquences pratiques. Au rang des conséquences éthiques, on y retrouve des vertus étroitement associées à l’expérience corporelle de la nature. Au niveau politique, l’inscription corporelle dans la nature non humaine entraine une modification du vivre-ensemble, notamment avec la multiplication des communautés connaissant des relations interspécifiques (humains/non-humains) et disposant d’un statut moral et politique.

L’emblématique photographie du « Pale Blue Dot » : la planète Terre, prise le 14 février 1990 par le vaisseau spatial Voyager 1, à une distance de 3,7 milliards de kilomètres. {© NASA)

L’ouvrage a aussi ceci de fascinant qu’il propose plusieurs niveaux de lecture et parties où le lecteur peut trouver son propre chemin, quelle que soit l’étendue de sa formation philosophique. L’auteur exemplifie régulièrement son propos (The Pale Blue Dot, par ex.) et sa démarche même permet à son lecteur-interlocuteur de se reconnecter avec les différents chapitres sur la base de sa propre expérience, de sa propre phénoménologie, élaborée ou spontanée, consciente ou inconsciente, tout en s’appuyant sur les expériences d’autrui (l’aventure du crocodile de Val Plumwood par exemple) qui viennent illustrer l’ancrage phénoménologique et la profondeur vécue du propos et de la réflexion.