À quel point le changement climatique est-il responsable de la libération de dépouilles et d’épaves dans les glaciers alpins ?

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Guillaume Jouvet, Institut des dynamiques de la surface terrestre

Cet été a de nouveau battu des records de température et de fonte des glaciers. En parallèle, les journaux se sont fait l’écho de la libération des restes de malheureux alpinistes, d’épaves d’avions et d’autres objets piégés dans la glace depuis plusieurs décennies. Associées à de graves sécheresses et à des incendies de forêt, ces résurgences ont été essentiellement attribuées au changement climatique par les médias, sans plus d’explications sur les facteurs glaciaires sous-jacents.

Le professeur Guillaume Jouvet, glaciologue à l’IDYST, analyse ici pour nous dans quelle mesure le changement climatique explique la libération de toutes ces dépouilles sur les glaciers alpins.

Si la fonte accrue en été facilite naturellement la réapparition de tout objet englacé, peut-on vraiment attribuer entièrement cette résurgence au réchauffement climatique ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre comment les glaciers se forment, se déplacent et fondent.

Les glaciers se forment parce que de la glace s’accumule dans les montagnes de haute altitude en raison de la compression des précipitations neigeuses, qui perdurent du fait des températures basses. Sous l’effet de la gravité, la glace se déplace comme un fluide visqueux, lentement vers l’aval dans une zone où la fonte dépasse les chutes de neige : là, le glacier perd de la masse. Tout objet abandonné sur un glacier à haute altitude sera naturellement « avalé » par celui-ci, déplacé vers l’aval par le flux de glace, jusqu’à être libéré à la surface en raison de la fonte prédominante à basse altitude. Par conséquent, l’émergence de dépouilles, d’avions et de tout autre objet à la surface des glaciers, comme on l’a vu cet été, est le résultat d’un phénomène naturel, qui se produit dans tous les cas, indépendamment de la variabilité du climat. Ce phénomène a amené le gigantesque glacier qui coulait le long de la vallée du Rhône après le dernier maximum glaciaire (il y a environ 24’000 ans) à déplacer et libérer de nombreux blocs erratiques. Ils ont parsemé le paysage alors que le climat était beaucoup plus froid qu’aujourd’hui.

Tout objet abandonné sur un glacier à haute altitude sera naturellement « avalé » par celui-ci, déplacé vers l’aval par le flux de glace, jusqu’à être libéré à la surface.

Guillaume Jouvet
La trajectoire des objets transportés dans la glace des glaciers est le résultat de processus d’accumulation, de mouvement et d’ablation.

Les conditions climatiques influencent bien entendu les vitesses d’enfouissement et de réapparition, et donc la trajectoire de tout objet se déplaçant dans la glace. Le réchauffement atmosphérique en cours, particulièrement marqué depuis la fin des années 1980 (voir la série de températures réelles en rouge ci-dessous), favorise la fonte de surface. Il contribue ainsi à amincir les glaciers, et à raccourcir le temps durant lequel ces objets sont pris des glaces. Mais, d’un autre côté, ce même amincissement des glaciers ralentit leur mouvement, contribuant ainsi à allonger le voyage dans la glace. Par conséquent, l’impact du réchauffement des dernières décennies sur la libération récente des reliques glaciaires est loin d’être évident. Pour mesurer l’impact du réchauffement post-1990, j’ai réalisé une expérience de modélisation basée sur l’histoire de l’avion Piper, qui s’est écrasé en été 1968 au-dessus du grand glacier d’Aletsch. L’épave du Piper a été retrouvée à la surface du glacier cet été par des randonneurs . Après le crash de 1968 sur le « Jungfraufirn », l’avion a été enterré et transporté par la glace, avant de réapparaître environ 5 km en aval du lieu du crash, près du « Konkordiaplatz ». La trajectoire de l’avion dans la glace peut être reconstituée à l’aide de la modélisation numérique de l’écoulement, de l’accumulation et de la fonte de la glace. Grâce à cette même technique, j’ai par le passé reconstitué le chemin emprunté par de malheureux alpinistes dans le glacier d’Aletsch (Jouvet et Funk, 2014), ainsi que le l’avion Dakota dans le glacier de Gauli (Jouvet et col., 2020).

J’ai ainsi reconstitué la trajectoire de l’avion Piper à partir du lieu connu du crash en 1968 jusqu’au site où les épaves ont été retrouvées en juillet 2022. Le grand avantage de la modélisation numérique est qu’elle permet d’explorer d’autres scénarios climatiques (voir en images les résultats de simulations sur le glacier d’Aletsch). J’ai donc effectué une deuxième simulation en supprimant les anomalies de réchauffement climatique observées à partir des années 1990 (figure ci-dessous, panneau inférieur). Cela est fait en supposant que le climat observé entre 1960 et 1990 (qui était relativement stable) se répète après 1990. En conséquence, si le climat ne s’était pas réchauffé à partir des années 1990, le Piper serait réapparu environ 250 m en aval et 7 ans plus tard par rapport à la position et au moment où l’épave a été trouvée (figure ci-dessous, panneau supérieur). Bien que cela semble significatif, cela ne représente en fait que 5 % et 13 % de la longueur totale et de la durée de la trajectoire. Par conséquent, j’en conclus que le réchauffement observé depuis la fin des années 1980 n’a provoqué qu’une modification mineure de la trajectoire.

L’avion Piper aurait émergé environ 250 m plus loin sans le réchauffement post-1990 (points bleus), que la trajectoire réelle avec le réchauffement post-1990 (points rouges). La trajectoire résultant de la modélisation basée sur la série de températures (en °C) du graphe inférieur (ligne rouge : températures réelles ; ligne bleue : série pour laquelle j’ai retiré les anomalies de réchauffement climatique observées à partir des années 1990).

La démocratisation de l’alpinisme et de l’aviation au 20e siècle a contribué à augmenter le nombre d’accidents, et donc le nombre de dépouilles au sein des glaciers. On s’attend donc à voir des rejets par les glaciers plus fréquents. La fonte accrue des glaciers au cours des dernières décennies a contribué pour sa part à accélérer ce phénomène émergences, mais celles-ci se seraient de toute façon produites à un moment donné. Cependant, cela n’a eu qu’un impact limité dans le cas du Piper, et vraisemblablement pour un certain nombre d’autres cas. On s’attend toutefois à ce que ce facteur ait de plus en plus d’impact à l’avenir, avec le rétrécissement majeur probable du glacier des Alpes au cours du 21e siècle, prévu par les derniers modèles (Zekollari et col., 2019).

La fonte accrue des glaciers au cours des trois dernières décennies a contribué à accélérer ce phénomène émergences, mais celles-ci se seraient de toute façon produites à un moment donné.

Guillaume Jouvet

Le réchauffement de la planète entraîne un rétrécissement considérable des glaciers dans le monde entier, et de nombreux indicateurs directs témoignent clairement de son impact majeur sur la transformation en cours et à venir de notre paysage. Cependant, son influence générale sur la libération de vestiges glaciaires cet été est plus complexe. Quantifier avec précision l’impact du réchauffement climatique est un travail crucial que les scientifiques doivent accomplir pour fournir au public l’image la plus précise de la situation.

Pour en savoir plus

  • Notre appel des glaciers : un appel à agir contre l’effondrement des systèmes naturels (G. Jouvet, novembre 2022).
  • Glacial Mystery : un mini reportage vidéo (en anglais) sur les malheureux alpinistes tombés en 1926 et retrouvés sur le glacier d’Aletsch (G. Jouvet, janvier 2015).

Articles scientifiques cités dans le texte

  • G. Jouvet and M. Funk. Modelling the trajectory of the corpses of mountaineers who disappeared in 1926 on Aletschgletscher, Switzerland. Journal of Glaciology, 60(220):255–261, 2014. doi: 10.3189/2014JoG13J156
  • G. Jouvet, S. Röllin, H. Sahli, J. Corcho, L. Gnägi, L. Compagno, D. Sidler, M. Schwikowski, A. Bauder, and M. Funk. Mapping the age of ice of Gauligletscher combining surface radionuclide contamination and ice flow modeling. The Cryosphere, 14(11):4233–4251, 2020.
    doi: 10.5194/tc-14-4233-2020
  • H. Zekollari, M. Huss, and D. Farinotti. Modelling the future evolution of glaciers in the European Alps under the euro-cordex rcm ensemble. The Cryosphere, 13(4):1125–1146, 2019. 

Guillaume Jouvet remercie Pascal Stoebener, Igor Canepa et Adrienne Bellwald pour avoir fourni les informations sur l’avion nécessaires à la conduite du travail de modélisation.

One Comment on “À quel point le changement climatique est-il responsable de la libération de dépouilles et d’épaves dans les glaciers alpins ?”

  1. J’ai trouvé cet article intéressant pour la démarche, lorsqu’on le couple au travail sur le glacier d’Aletsch.
    Un couple d’article à diffuser auprès des étudiants, journalistes et non scientifiques pour informer sur la fragilité de conclusions trop rapides en matière d’environnement et l’indispensable caution scientifique.
    Bien cordialement,
    JH

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