En gestation : la nouvelle exposition « Indésirables!? Les animaux mal-aimés en ville »

À la croisée du Musée de zoologie de Lausanne (MZL) et de la Faculté des géosciences et de l’environnement, une nouvelle exposition scientifique se dessine. Elle ouvrira ses portes de décembre 2022 à juin 2023. Les conceptrices Joëlle Salomon Cavin  (Institut de géographie et durabilité) et Anne Freitag (MZL), bénéficiaires d’une bourse FNS AGORA , sont aussi soutenues par l’UNIL et la Ville de Lausanne, à travers « Sauvageons en ville », et le MZL.

Avez-vous croisé des animaux en ville ? Que vous inspirent-ils ? Les chats sont souvent choyés comme des proches, les martinets alpins, fascinent par leur beauté. Mais les autres ? Rats, pigeons, cafards, mites ou punaises de lit provoquent surtout répugnance et peur. Ils ont longtemps été qualifiés de « nuisibles ».  « Indésirables!? » sera consacrée à ces animaux souvent « mal aimés » des villes : une faune intimement liée aux villes, mais avec laquelle beaucoup préféreraient ne pas cohabiter, surtout dans l’intimité de leur foyer ! 

L’exposition Indésirables!? Les animaux mal-aimés en ville a lieu du 9 décembre 2022 au 2 juillet 2023 au Musée de zoologie de Lausanne.

Dans cette exposition, le public se confrontera à une autre nature urbaine : une nature qui contraste avec le désir et les vertus auxquels la nature est souvent associée. Une nature, a priori indésirable, mais aussi formidablement adaptée à l’environnement bâti de la ville. Trois regards se mêleront dans cette exposition : la vision des responsables de la désinsectisation, notre vision – celles des habitantes et habitants – et enfin, la vision des animaux eux-mêmes. 

Dr Joëlle Salomon Cavin nous parle des grandes idées qui sous-tendent cette exposition.

Nous vous proposons un petit avant-goût : Et si vous tentiez de voir avec les yeux du cafard ? Grâce aux études des éthologues, et avec un peu d’imagination, essayons d’écouter ce que le cafard pourrait bien nous dire.

« Témoignage d’un cafard en colère »

Communication présentée par Joëlle Salomon Cavin au colloque Geographies of Care, International Conference, 26-27 novembre 2020, Université de Lausanne. 

Un article du journal Le Monde paru en avril 2020 « A la Cité U de Villeneuve-d’Ascq, des jeunes livrés à eux-mêmes », relatait les conditions de vie déplorables d’étudiant·es durant le Covid dans une cité universitaire en France. En situation précaire, dépendants de l’aide alimentaire, confinés dans les bâtiments insalubres, ils ont dû cohabiter avec des cafards. Un cafard a souhaité réagir à cet article. Voici son témoignage.

Blattella germanica

Bonjour, 

Aujourd’hui, j’ai décidé de témoigner et sortir de mon anonymat. Je suis un cafard (c’est mon nom commun) ou une blatte germanique (c’est mon nom scientifique Blattella germanica), c’est comme vous préférez. Et je suis outrée d’être toujours présentée comme une horrible bestiole. Soyons clair, si nous pullulons dans cette cité universitaire c’est que ces bâtiments sont parfaits pour nous. Les matériaux sont légers et mal jointés, les briques creuses offrent autant de niches et d’abris depuis lesquels nous pouvons circuler, à l’abri de la lumière, via les tuyauteries, les cloisons et les faux plafonds un peu moisis. L’humidité permanente et la douce chaleur qui y règne sont parfaites pour nous. 

D’habitude, c’est vrai nous sommes plutôt discrets. J’apprécie la nuit et me cache à l’abri de vos regards le jour. Si je vous croise, c’est par mégarde, dans la cuisine, les sanitaires ou la chaufferie quand vous venez durant la nuit et allumez la lumière. Mais je déguerpis alors rapidement. Avec le confinement, les logements universitaires étaient tout le temps plein. Personne n’allait plus étudier en bibliothèque ou travailler au McDo. Tout le monde étudiait dans sa chambre, se parlait ou regardait son écran jusqu’aux petites heures du matin. S’éveiller ensuite le plus tard possible leur permettait d’économiser le coût d’un repas. Du coup, nos heures habituelles de sortie croisaient leurs insomnies. Alors voilà, la cohabitation est devenue plus évidente, mais aussi plus difficile. 

« Votre désir d’extermination avec votre guerre chimique n’a fait que nous rendre plus résistants »

Blattella germanica

Mais, ce n’était pas leurs pauvres bombes insecticides qui allaient nous faire partir. Avec elles se sont notamment les araignées qui sont massacrées, car elles ne déguerpissent pas aussi vite que nous. Surtout, depuis le temps, nous nous sommes adaptés à tous les produits chimiques que vous pouvez développer. Les plus résistantes d’entre nous ou celles qui ont naturellement une répulsion aux produits utilisés survivent et leurs descendants se multiplient. Ce n’est rien d’autre que la sélection naturelle, comme l’a dit ce brave Charles. Votre désir d’extermination avec votre guerre chimique n’a fait que nous rendre plus résistants tout en détruisant nos prédateurs naturels. Et puis vous nous aidez tellement à nous multiplier (mais j’y reviendrai !).

Si on trouve mes congénères aussi bien dans les beaux quartiers que dans les quartiers déshérités, c’est toujours dans les beaux quartiers que vous déployez des mesures efficaces pour vous débarrasser de moi.

« Je suis le symptôme de votre monde cassé […] et profondément inégalitaire »

Blattella germanica

C’est pourquoi, je tiens à clarifier un peu les choses, je ne suis pas le problème de ces étudiant·e·s même si j’ai bien compris que je participe de leur mal être. Depuis toujours, je suis le marqueur de la pauvreté et de la dégradation urbaine. Je suis aussi le signe d’une certaine infamie sociale. Ma présence traduit le mauvais entretien de l’espace technique de la ville ou plutôt son impossible contrôle. Je suis le symptôme de votre monde cassé, mal entretenu ou détruit, déséquilibré et profondément inégalitaire.

« On peut porter des pathogènes, mais ni plus ni moins que vos enfants ou votre voisinage, comme les actualités vous le rappellent »

Blattella germanica

Si je suis sorti de mon anonymat, c’est aussi que j’aimerais bien qu’on me regarde autrement, car finalement, vous n’avez pas grand-chose à craindre de moi, de nous. Nous ne sommes vecteurs d’aucune maladie. C’est vrai que l’on peut porter des pathogènes, mais ni plus ni moins que vos enfants ou votre voisinage, comme les actualités vous le rappellent. C’est seulement quand nous sommes nombreux que certains d’entre vous deviennent allergiques sans parler des phobiques.

Nous ne sommes pas non plus signe de saleté ou de manque d’hygiène. Apprenez qu’on nous trouve aussi bien dans les logements salles que dans ceux qui sont parfaitement nettoyés. Nous arrivons chez vous, grâce à vous, dans des emballages alimentaires provenant de votre supermarché, dans des appareils électroménagers ou dans vos valises au retour des vacances.

Notre présence traduit également l’hospitalité de la conception du bâtiment. Les vide-ordures ont été notre viatique. Une autoroute d’accès à tous les étages et de la nourriture disponible en permanence. Les canalisations derrière les cloisons sont également merveilleuses. Une fois installés, nous passons facilement d’un immeuble à l’autre par les canalisations. Les immeubles dans les villes denses se touchent, c’est bien pratique.

Quelque chose qui m’a beaucoup agacé les antennes durant la pandémie, c’est la manière dont vous vous êtes extasiés devant la « Nature en ville » : les chevreuils à Genève, les canards à Paris, les pieuvres dans les eaux de la lagune à Venise. Que sais-je, encore ? Vous avez admiré le chant des merles et mésanges redevenus audibles dans des quartiers où les voitures et autres rumeurs de la ville se sont, pour un temps, tues. Comme si la nature ce n’est pas aussi nous ? Quand on vous parle d’animaux en ville vous ne pensez qu’à vos animaux de compagnie, vos chiens, vos chats et puis aux oiseaux et aux rats, mais très peu aux insectes. Ah si, j’oubliais, vous pensez aux admirables abeilles, si industrieuses et si nécessaires à la pollinisation. J’en ai un peu ma claque qu’on ne parle que d’elles. Après tout, elles sont là parce que les citadins les bichonnent et maintenant qu’elles sont installées partout sur les toits, ce sont les abeilles sauvages qui dépérissent, car elles doivent se décarcasser pour encore trouver des fleurs à butiner.

« Vous croyez être seuls chez vous ? Détrompez-vous. Vous pouvez tomber sur une espèce inconnue dans votre salon »

Blattella germanica

On ne pense jamais à moi et aux insectes en général alors qu’ils sont partout en ville et en particulier dans vos habitations. Vous croyez être seuls chez vous ? Détrompez-vous. Votre appartement abrite quantité d’insectes et d’arthropodes. Beaucoup de ces animaux « domestiques » demeurent mal connus. Pourquoi ? Parce que la plupart des entomologistes ne s’intéressent qu’aux espèces les plus rares et situées dans les régions les plus reculées du monde. Et oui, vous pouvez tomber sur une espèce inconnue dans votre salon. Je ne parle pas de moi, parce que faisant partie des animaux nuisibles, les entomologistes m’ont beaucoup étudiée pour savoir comment me détruire. La rançon du succès en quelque sorte !

Pour la plupart d’entre vous, nous ne sommes même pas des animaux : nous sommes des bestioles, des saletés, des nuisibles, des choses abjectes. Nous faisons partie d’une nature répulsive, d’une nature mal-aimée, d’une nature niée.

Partant, notre mise à mort ne vous pose aucun problème par ce que nous vous dégoutons et que nous sommes nombreux.

« Vos villes sont notre biome, notre habitat et même notre Eldorado »

Blattella germanica

Vos discours sur la nature en ville me font doucement rigoler. S’il faut parler de la part de nature sauvage de la ville, je ne vois pas de meilleur exemple que moi, que nous. Vos villes sont notre biome, notre habitat et même notre Eldorado. Avant que les villes ne se développent, nous étions une espèce parmi d’autres. Notre vie était compliquée et brève. Mais la ville nous a offert tout ce dont nous avions besoin : un habitat chaud, humide et des coins sombres toute l’année.

Notre espèce fait partie de la nature urbaine. La ville est bien notre milieu de vie. Nous sommes parfaitement adaptées au climat de votre immeuble, sans saison. Nous sommes bien ce que l’on peut appeler une nature sauvage, car si nous avons besoin de vous pour nous développer, de votre confort domestique à l’abri des changements saisonniers, nous survenons en dehors de votre volonté, bien malgré vous, donc.

Nous occupons un espace que vous croyez maîtriser : l’échelle micro, celle de l’intime, du chez soi. Nous profitons des merveilleux interstices de vos logis. Votre chez vous est aussi notre chez nous. Nous sommes uniquement forts et féconds en votre présence dans le confort de votre logement. C’est peut-être pour ça aussi que vous ne nous aimez pas. Nous apprécions les mêmes conditions de vie que les vôtres, le confort de vos appartements et pourtant nous sommes radicalement étrangers à vous. Habitant au plus près de vous, nous amoindrissons la Maîtrise que vous croyez détenir de votre espace privé. Nous faisons entrer la saleté du dehors dans votre intimité.

Mais voilà, loin de l’idée de la nature enchanteresse, vous ne voyez en nous que laideur et saleté. Nous ne correspondons pas à l’idée que vous vous faites de la nature, de sa beauté, de son harmonie.

« Cafard » : « qui n’a pas la foi », « qui fuit la lumière »

Blattella germanica

Toutes les expériences que vous pouvez avoir avec nous sont entachées par l’univers symbolique dans lequel nous baignons et auquel vous nous associez : celui de la noirceur, de la tristesse, du sournois. Mes mœurs nocturnes, ma couleur sombre, mon aversion pour la lumière jouent beaucoup dans les représentations négatives à mon égard. Le mot cafard qui émerge au 16e vient de l’arabe kafir « qui n’a pas la foi ». Le mot a été ensuite repris dans le sens d’hypocrite ou de faux dévots. Le terme de Blatte a été forgé par Pline pour signifier « qui fuit la lumière ». Plus tard, Baudelaire m’associera aux idées noires dans un poème des Fleurs du mal intitulé « la destruction » : avoir le cafard… Cet univers symbolique nous prive de toute valeur. Votre culture nous relègue dans l’indignité, dans l’insignifiance, dans l’abjecte.

Quand le Suédois Linné nous a qualifiées de « germaniques » au 18e siècle, c’est parce qu’à cette époque les Suédois combattaient les Prussiens. Linné a sans doute pensé que blattes germaniques était un parfait sobriquet pour une espèce qu’il ne devait pas trop aimer.

La littérature foisonne de références malheureuses à notre égard. Rappelez-vous de Gregor dans la Métamorphose de Kafka qui se réveille un matin transformé en cafard. Les gens hurlent en le voyant, cherchent à l’écraser. Sa famille l’enferme de peur que l’on sache qu’ils hébergent un tel monstre dans leur logis. Gregor meurt seul dans sa chambre. Ses parents et sa sœur adorée sont soulagés de sa disparition, la vie pouvant enfin reprendre son cours normal, sans la honte d’abriter une bestiole immonde.

Rappelez-vous aussi ceux parmi vos semblables qui ont été associés à nous. Vous vous servez de nous pour insulter vos congénères et signifier qu’il faut s’en débarrasser. En 1994, le pouvoir hutu au Rwanda avait désigné les Tutsis comme des « inyenzi » (des cafards) pour convaincre une population entière de prendre les machettes et massacrer un million de leurs voisins. Utilisant le même genre d’analogie que la propagande nazie élaborait à l’égard des juifs pour justifier leur massacre, les extrémistes hutus ont affirmé que les tutsis représentaient une vermine particulièrement résistante et que si quelques cafards-inyenzi étaient épargnés, ils continueraient à se multiplier et infester le pays.

« Nous avons traversé le monde entier avec vos bateaux, vos voitures et vos avions »

Blattella germanica

Et si, pour changer, vous essayiez de nous regarder autrement que comme des saletés ? Cela fait 350 millions d’années que nous sommes là et il y a beaucoup de chance pour qu’on vous survive même si on a tellement besoin de vous. Nous sommes originaires d’Afrique et c’est grâce au développement des échanges maritimes que nous nous sommes répandus en Occident au 16e siècle. À la fin du 19e siècle, nous étions à New York. Actuellement, nous sommes présents dans toutes les villes du monde de l’Alaska à l’Antarctique. Nous avons traversé le monde entier avec vos bateaux, vos voitures et vos avions. Partout où la température et l’humidité de ne varie pas trop, nous sommes présents. Dès que vous installez le chauffage ou l’air conditionné, nous pouvons nous installer.

« Lorsqu’un danger survient, nos jeunes se regroupent le plus souvent autour de leur mère »

Blattella germanica

Nous ne sommes pas difficiles. Nous nous nourrissons indifféremment d’aliments d’origine animale ou végétale et de détritus, ce qui nous garantit de presque toujours trouver de quoi nous restaurer. Nous communiquons par l’intermédiaire de sécrétions de phéromones pour séduire nos congénères, mais aussi pour leur faire savoir l’existence d’une bonne source de nourriture. Je passe d’ailleurs beaucoup de temps à nettoyer mes antennes, en les mettant dans ma bouche pour les lécher. Elles doivent en effet être parfaitement propres pour que je puisse communiquer avec mes semblables. Nous vivons en groupe. De nuit, dans vos cuisines c’est pour ça que vous nous voyez la plupart du temps regroupés. Ce grégarisme augmente les chances de reproduction et réduit les risques. Lorsqu’un danger survient, nos jeunes se regroupent le plus souvent autour de leur mère.

Je sais que certains d’entre vous aimeraient sincèrement nous voir différemment, non pas comme des intrus, mais comme des espèces compagnes dans un monde « plus qu’humain ». J’aimerais bien qu’on investisse mon histoire, mon milieu, mon territoire comme celui des chiens, des abeilles et même, de la flore intestinale. J’aimerais bien que vous fassiez un peu plus de place à mon monde dans le vôtre. Que vous cessiez de me dénigrer. Sans parler d’affection, j’aimerais bien que vous nous respectiez un peu : pour notre endurance, notre intelligence, notre adaptabilité, nos compétences, en résumé pour notre formidable animalité urbaine…

À dire vrai, je sais que ce n’est pas facile. Je sais que même les êtres humains les plus bienveillants d’entre vous, les plus opposés à toute forme d’oppression peuvent être ébranlés par notre présence. Même les plus pacifistes d’entre vous ne souhaitent que notre disparition quand nous les croisons dans l’intimité de leur salle de bain, sur les dalles de leur cuisine ou derrière leurs assiettes bien rangées dans les placards. 

Mais merci quand même de m’avoir écouté.
Bien animalement,
Un cafard sorti de son anonymat.

Ce projet de Joëlle Salomon Cavin (IGD) et Anne Freitag (MZL) a été réalisé avec le concours de Nathalie Blanc (CNRS), Daniel Cherix (UNIL), Chantal Ebongué (MZL), Max Hagner, Studio KO, Séverine Trouilloud (L’éprouvette / Laboratoire sciences et société de l’UNIL), Timothée Brütsch (IGD, MZL, Mystères) et l’Association des amis du musée de zoologie (AAMZ).

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