On peut se demander ce qui lie un volcan faisant éruption en Indonésie, des blocs erratiques qui parsèment le plateau suisse et la théorie glaciaire ? La réponse pourrait être : Jean de Charpentier, directeur des mines de sel de Bex au 19ème siècle.
Au mois d’avril 1815 le volcan Tambora fait éruption en Indonésie crachant dans l’atmosphère une quantité de gaz et de poussière telle que le rayonnement du soleil sur Terre en fut affecté. Les années suivantes furent particulièrement fraîches et pluvieuses ; 1816 fut d’ailleurs baptisée l’année sans été. Ce refroidissement temporaire du climat mondial a contribué à l’extension des glaciers alpins. Ce fut aussi le cas dans le Val de Bagnes où une crue du glacier de Giétroz, barrant la vallée, avait provoqué la formation d’un lac dont la vidange brutale pouvait menacer les villages situés en aval.
Ce phénomène de crue glaciaire et les dangers qui lui étaient associés ont attiré de nombreux scientifiques dans le Val de Bagnes entre 1815 et 1818. Deux d’entre eux, Ignace Venetz, Ingénieur valaisan appelé sur place pour tenter de vidanger le lac de retenue et Jean de Charpentier, directeur des mines de Bex firent la connaissance de Jean-Pierre Perraudin, paysan de Lourtier, qui leur servit de guide. Celui-ci leur fit part de ses observations et conclusions concernant les fluctuations des glaciers du val de Bagne. Selon lui, ces glaciers seraient descendus par le passé jusqu’à Martigny. Il s’agit là de la première mention de l’extension plus importante des glaciers dans les temps anciens, prémices de la théorie glaciaire.
Venetz et le réchauffement climatique
Sous l’influence de Perraudin, Ignace Venetz utilisa la position des moraines pour en déduire les variations de l’extension des glaciers et ainsi étudier les changements climatiques dans les Alpes. On peut donc considérer que l’étude de Venetz rédigée en 1821 et publiée en 1833 dans les Mémoires de la Société helvétique des sciences naturelles constitue l’une des premières, sinon la première étude sur le réchauffement climatique actuel (« Mémoire sur les variations de la température dans les Alpes de la Suisse »).
Jean de Charpentier et la théorie glaciaire
Sous l’influence de Perraudin et Venetz, Jean de Charpentier élabora la théorie glaciaire suivant laquelle les glaciers avaient occupé par le passé la totalité du plateau suisse en y transportant et en abandonnant des blocs erratiques provenant des Alpes.
Ces blocs étaient alors interprétés par certains scientifiques comme étant transportés par des courants d’eau gigantesques en relation avec le Déluge biblique. Les terrains qui contiennent ces blocs sont d’ailleurs regroupés sur les anciennes cartes géologiques sous le terme de « Diluvien ».
Jean de Charpentier publia en 1841 son ouvrage « Essai sur les glaciers et sur le terrain erratique du bassin du Rhône ». Il avait été précédé de peu par Louis Agassiz qui en 1836 fit un séjour de 5 mois à Bex auprès de Jean de Charpentier. Agassiz, nourri des discussions avec de Charpentier, publia en 1840 son livre intitulé : « Étude sur les Glaciers ». Louis Agassiz est parfois désigné comme étant l’inventeur de la théorie glaciaire, ce qui est erroné. Il s’agit clairement de Perraudin, Venetz et de Charpentier qui sont à l’origine de cette théorie. Agassiz, quant à lui, en a assuré la diffusion principalement au niveau international.
Les blocs erratiques dédiés à Jean de Charpentier à Monthey
Reconnaissant en Jean de Charpentier un savant d’exception et pour honorer sa contribution à l’étude des glaciers et de leurs mouvements, le Gouvernement du Valais prit en 1853 la décision d’offrir à ce savant deux blocs erratiques constitués de granite du Mont-Blanc. Il s’agit de blocs situés dans la région de Monthey et nommés : Pierre à Muguet et Pierre à Dzo. Après la mort de de Charpentier, ses héritiers cèdent ces deux blocs erratiques à la Société vaudoise des sciences naturelles (SVSN). Eugène Renevier, professeur de géologie à l’Académie de Lausanne et président en exercice de la SVSN fait graver diverses mentions sur ces blocs.
Les blocs de Bex, d’autres monuments à Jean de Charpentier
Dans la forêt au nord de la colline de gypse du Montet, non loin de la demeure de Jean de Charpentier aux Dévens, se trouvent plusieurs blocs erratiques calcaires. Deux de ces blocs sont tout à fait remarquables et ont été décrits en détail par de Charpentier dans son ouvrage de 1841. Il s’agit de la Pierra-Bessa (qui veut dire pierre double ou pierre fourchue) et le Bloc-Monstre (ce nom a été donné par de Charpentier lui-même).
Le 21 août 1877, lors de l’assemblée annuelle de la Société helvétique des sciences naturelles qui se déroulait à Bex, une manifestation particulière a été organisée aux abords immédiats de ces blocs avec forces discours, figurants déguisés en gnomes et en fées, bricelets, merveilles et vin d’honneur ! Cette cérémonie visait à rendre hommage au grand savant qu’était de Charpentier et marquer la donation des deux blocs à la Société vaudoise des sciences naturelles.
L’intérêt de la conservation de ces blocs est double. Il s’agit de monuments culturels rappelant l’œuvre de Jean de Charpentier. La motivation initiale, toujours d’actualité, est la conservation « inaliénable » de ces témoins de la présence et de l’extension des glaciers dans les temps anciens. Ces blocs font partie d’un patrimoine total de 14 blocs répartis sur le territoire vaudois et propriété de la SVSN. Il s’agit donc d’un patrimoine scientifique encore important de nos jours constitué à la suite d’un « Appel aux Suisses pour les engager à conserver les blocs erratiques » lancé en 1867 par la Société helvétique des sciences naturelles.
Blocs erratiques et bicentenaire de la SVSN durant l’année 2019
Dans le cadre des manifestations prévues pour fêter le bicentenaire de la SVSN, quelques visites de blocs erratiques sont actuellement organisées afin de mieux faire connaître ce patrimoine et son importance culturelle et scientifique.
La première visite à eu lieu à Bex le 27 avril dernier. Elle sera suivie par une visite de la Pierre à Peny à Mies le 29 juin 2019 et de la Pierre à Glisse et la Pierre Bleue à Lignerolle, le 5 octobre 2019. Il sera l’occasion de rappeler l’importance scientifique de ces blocs, non seulement par rapport à la théorie glaciaire, mais également pour d’autres aspects des sciences naturelles comme la population de mousses et lichens qui colonisent ces blocs ou pour la faune et la flore qui peut se développer en leur abords immédiats. Ces excursions sont gratuites et ouvertes au public.
Les renseignements sur les activités liées au bicentenaire de la société se trouvent sur le site de la SVSN.
Jean-Luc Epard, Pierre Gex