La Conférence de Bonn sur le climat a eu lieu en novembre 2017. Elle est la 23e des conférences annuelles (COP23) de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Les prises de position ci-dessous représentent l’opinion personnelle du chercheur.
Entretien avec Ignes Contreiras
doctorante à l’Institut des dynamiques de la surface terrestre (IDYST)
Q : Vous êtes signataire de l’appel « World Scientists Warning to Humanity » (15’000 signataires au 31.10.2017). Quel est votre domaine d’expertise et en quoi vous êtes-vous senti interpellée par cet appel quant à la mise en danger du monde naturel ?
Je suis doctorante au sein du groupe d’Ecologie industrielle de l’Institut des dynamiques de la surface terrestre (FGSE/UNIL) sous la supervision du Prof. Suren Erkman. Je me suis senti interpellée parce que je crois à l’urgence de la situation et qu’il est nécessaire de gérer priorités et conflits dans la relation des acteurs différenciés, afin d’atténuer drastiquement les défis et de proposer des solutions innovantes et respectueuses de l’environnement.
Cela signifie être capable de générer un héritage plus vert pour les générations futures, un monde dans lequel vivront nos enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants et de tous ceux qui continueront à se reproduire sur cette planète. Cela signifie aussi offrir un monde meilleur à nos pairs et à nous-même en termes de qualité de la santé et du bien-être. En tant que professionnelle dans le domaine de l’environnement, je crois que j’ai une responsabilité supplémentaire différenciée et que la participation à des mobilisations scientifiques est importante pour la sensibilisation de la société en général.
Q : En tant que chercheur de la FGSE, pensez-vous qu’il y a un domaine de l’environnement (atmosphère, océans, sols, forêts) dont la sauvegarde doit être priorisée au niveau national ?
En tant que partie intégrante d’un écosystème naturel, tous ces domaines sont interdépendants. La recherche de solutions dépend d’un ensemble de facteurs qui relient les priorités et les conflits sociaux, économiques et environnementaux.
Personnellement, chaque pays doit concentrer ses efforts d’adaptation/atténuation sur les zones qui souffrent le plus des effets au niveau national, comme les conséquences de l’effondrement des glaciers et d’un indice de neige plus bas en Suisse sur les plans environnemental, social et économique.
Cependant, chaque pays doit maintenir un réel engagement à participer à l’effort mondial dans les domaines qui influencent le plus les processus de changement climatique, tels que la déforestation, la perte d’accès à l’eau douce, l’extinction des espèces et la croissance démographique. Professionnellement, cette dimension me touche directement.
Q : Plus généralement, quelles solutions proposez-vous en tant qu’expert pour enrayer la dégradation de la Biosphère ?
Ce deuxième « Avertissement des scientifiques du monde à l’humanité » exhorte la société à adopter les mesures suivantes: augmenter les réserves naturelles, mettre fin à la démarcation et la restauration des habitats détruits ou dégradés, éliminer le gaspillage alimentaire, passer à un régime sans viande, favoriser la planification familiale gratuite, l’autonomisation des femmes et l’acheminement des ressources financières vers des investissements positifs pour l’environnement (tels que dans des énergies à faible impact environnemental).
En ce qui concerne les études d’écologie industrielle, cela signifie adopter une vision écosystémique des activités industrielles afin de réaliser des flux (quasi-) cycliques de ressources et d’énergie. De cette façon, il est possible de valoriser les déchets générés par les activités humaines en vue de la suffisance de production et de consommation. C’est-à-dire – en éliminant les gaspillages, les pertes – en circularisant processus de production et de consommation, en dématérialisant et décarbonisant l’économie pour découpler la croissance économique de l’utilisation de ressources naturelles.
Cet avertissement de 2017 dit aussi que «Pour éviter la misère généralisée et la perte catastrophique de la biodiversité, l’humanité doit pratiquer une alternative plus durable que le business as usual. (…) Bientôt il sera trop tard pour s’écarter de notre trajectoire d’échec, et le temps s’épuise. » Cela traduit la nécessité de concevoir de nouveaux modèles d’affaires, capables de proposer une redéfinition socio-environnementale du sens de l’activité économique dans le but de générer des valeurs environnementales et sociales s’ajoutant à la valeur économique.
De toute évidence, ce n’est qu’une partie de la solution. Afin de changer la situation actuelle, il est nécessaire de combiner les efforts de différents domaines avec des accents différenciés pour changer la situation exposée plus haut dans le texte.
Q : Le texte que vous avez signé vient en marge de la COP23 ; quelle vous paraît être l’efficacité de cet événement en terme médiatique, d’efficacité et de pouvoir de levier pour réguler la dégradation du monde naturel ?
Cet effort scientifique consiste à admettre l’extrême gravité d’une situation pour une compréhension profonde de ce qui est en jeu. Ceci est important pour soutenir la société civile, qui doit être organisée et stipuler la stratégie à suivre. Cette étape est importante pour ouvrir la voie à la suivante.
Il faut, toutefois, obtenir un regard critique et surmonter, au moins intramuros, les croyances que les crises environnementales peuvent être considérablement atténuées par la « logique » des marchés dominés par l’oligarchie des entreprises ; ou pourraient être sauvées par l’accord de Paris – dont les engagements, bien qu’ insuffisants, sont déjà négligés, ou par les technologies salvatrices en soi et des expériences technologiques téméraires à l’échelle mondiale, ou par la simple croissance du PIB. La croissance économique de pays en développement est acceptable, et même nécessaire, mais elle doit être délestée des impacts environnementaux négatifs, avec des nouveaux modèles d’affaires qui favorisent les investissements dans l’innovation verte, dans l’éducation, les transports publics, l’énergie renouvelable, l’agriculture biologique et durable, la médecine préventive, l’assainissement de base et l’éradication de la pauvreté.
L’avertissement de 1992 à l’humanité établissait que « les nations développées sont les plus grands pollueurs du monde aujourd’hui ». Les principaux destinataires des avertissements des scientifiques sont les dix états responsables pour près des trois quarts des émissions de gaz à effet de serre: la Chine, les États-Unis et l’Union européenne, l’Inde, la Russie, le Japon, le Brésil, l’Indonésie, le Canada et le Mexique. Environ 100 autres pays n’émettent que 3,5% de ces gaz.
Mais quel que soit le pays, le rôle des groupes à revenu élevé face au réchauffement climatique doit être pris en compte, car les 30% des habitants de la planète les plus riches sont la cause de 79% des émissions anthropiques de CO2, tandis que les 50% les plus pauvres émettent les 21 % restants. Il est donc nécessaire de prendre en compte l’historique du développement économique, les externalités liées à la production étrangère des entreprises et la densité de population, entre autres questions qui, si elles ne sont pas prises au sérieux, peuvent générer des vues partielles et superficielles.
Q : Pour vous, où se situe la plus grande marge de progression en termes de prise de conscience et d’action : dans l’attitude individuelle ou dans les législations mises en place au niveau des états ?
Plusieurs études scientifiques prouvent la gravité de la situation actuelle. L’échelle des déséquilibres naturels augmente quotidiennement, reflétant l’accélération de l’aggravation de ces déséquilibres et l’intensification de leurs mécanismes de rétroaction. Ces caractéristiques combinées à l’irréversibilité des facteurs climatiques et à l’imminence de l’épuisement du délai pour éviter un dépassement dramatique peuvent générer des scénarios encore plus mauvais que ceux prévus.
Les causes et les conséquences, ainsi que la réduction des défis, dépendent à la fois des actions individuelles et collectives de manière variée et interdépendante. Pour faire face à ces problèmes, il faut un changement de mentalité parmi les citoyens, les gouvernements, les entreprises et au sein de la société dans son ensemble.
Q : Quel rôle la science peut-elle jouer selon vous dans cette prise de conscience ?
Je crois que les universités sont un levier stratégique dans le travail collectif pour changer le cours actuel des choses. Elles ont un engagement éthique et scientifique pour préparer leurs étudiants et les professionnels au futur sinistre auquel les nouvelles générations risquent d’être confrontées. Les universités ont le pouvoir et le devoir de reconnaître la gravité de la situation actuelle créée par l’homme, sur le point d’échapper à son contrôle.
Il existe actuellement un spectre économique et idéologique dominant qui lutte pour affaiblir par de fausses controverses la crédibilité du consensus scientifique et cherchant à minimiser l’impact des avertissements scientifiques successifs sur l’extrême gravité des crises socio-environnementales en cours. De cette manière, ils retardent la mise en place de réponses politiques efficaces à ces crises.
Les universités ont pour rôle de continuer à réaliser des travaux de recherche de qualité pour comprendre les phénomènes en jeu, mais également de s’engager pour vulgariser ces travaux de manière à ce qu’ils puissent contribuer à l’éducation et à la compréhension de l’extrême importance de mesures vers la remédiation face à l’évolution du changement climatique. De cette manière, elle peut apporter un soutien fondamental à la société civile qui devrait quant à elle s’organiser et stipuler la stratégie à suivre.
- Commentaires de Michel Mager, Maître d’enseignement et de recherche à l’Institut de géographie et durabilité
- Commentaires de Jean-Michel Fallot, Maître d’enseignement et de recherche à l’Institut de géographie et durabilité
- Entretien avec Augustin Fragnière, ancien chercheur et docteur de la Faculté des géosciences et de l’environnement