ou comment éclairer les stratégies obscurcissantes des climatosceptiques par le recours à la caricature platiste.
Par Richard-Emmanuel Eastes,
« Je suis de plus en plus convaincu que la Terre est plate. De toute façon, cette histoire de Terre sphérique m’avait toujours semblée bizarre et, depuis mon plus jeune âge, j’avais des doutes : ces gens qui ont la tête en bas, même si on m’affirmait que la physique pouvait l’expliquer, ça me dérangeait.
Mais j’ai fini par ouvrir les yeux définitivement. Grâce à la découverte de vidéos YouTube confidentielles puis, de fil en aiguille, à des rencontres sur les réseaux sociaux de chercheurs indépendants et courageux qui osaient remettre en question la doxa scientifique, je me suis enfin rendu compte de la supercherie.
On nous ment délibérément ! Enfin, une petite élite qui a intérêt à cela du moins. Toute une caste de soi-disant scientifiques, de mèche avec les marchands de GPS et de mappemondes, avec les transporteurs maritimes et aériens, avec les armées et les gouvernements de tous les pays du monde. Oh, je n’en veux pas au commun des mortels : lui ne cherche pas spécialement à occulter ou à subvertir la vérité. Les gens sont juste des moutons de Panurge endoctrinés, qui répètent ce qu’on leur dit sans recul critique et qui suivent béatement le mouvement sans se poser de questions. Heureusement que d’autres prennent le temps de démystifier cette détestable pensée unique.
Ce qui m’ennuie le plus, toutefois, maintenant que j’ai compris que la Terre était plate et qu’on nous le cachait au nom d’intérêts inavouables, c’est que l’école continue à enseigner ces fadaises dangereuses à mes enfants. Dangereuses, car il ne s’agit pas seulement de rotondité de la Terre : c’est tout un système de connaissances et de valeurs qui s’articule autour de cette vision du monde erronée de la Terre sphérique. On leur lave le cerveau ! Et avec ça, on prépare consciencieusement les citoyens qu’ils seront plus tard à tout accepter : des restrictions économiques, des taxes, des idées gauchistes… il faut réagir !
Or, au cours de mes recherches sur la forme de la Terre, j’ai découvert que d’autres communautés refusaient de céder à la dictature des experts et se défiaient du catéchisme scientifique dominant. Parmi elles, les climatosceptiques ont développé une approche très efficace pour neutraliser les arguments des scientifiques et des écologistes sur les blogs et les réseaux sociaux. Plus nombreux que nous, les platistes, ils sont aussi mieux organisés et mieux financés. Inspirés par les actions préalables de désinformation menées par l’industrie du tabac et de l’amiante, ils ont alors élaboré un arsenal d’outils agnotologiques à la fois simples et robustes.
En observant bien leurs façons de faire, j’ai formalisé leur méthodologie sous la forme d’un « manuel du parfait climatosceptique » sur Internet. Voici en quoi il consiste, en 7 étapes :
« Je suis climatosceptique et, pour le bien de notre société et la préservation de ses formidables acquis technologiques et économiques, j’ai décidé de m’engager pour la vérité sur la question climatique. Voici comment je procède :
- Je m’exprime un maximum sur les réseaux sociaux, surtout sur les pages des scientifiques et des écologistes (qui, contrairement à nous, se cantonnent bêtement à se convaincre mutuellement). J’ai également appris à troller efficacement leurs blogs, en utilisant parfois plusieurs identités après avoir découvert le procédé nommé « astroturfing ».
On me le reproche au nom de la gravité de la crise environnementale et de ses conséquences actuelles et futures, mais j’y suis préparé.
- Les références scientifiques sérieuses allant dans le sens de mon opinion étant rares, je les assène aussi souvent que possible en les assortissant de n’importe quel élément susceptible d’étayer ma thèse : blogs complotistes, tribunes de toutes origines et de toutes orientations politiques, articles issus de tabloïds évoquant des actions écologistes extrémistes… peu importe tant qu’ils permettent de déconsidérer la communauté « réchauffiste ».
On me le reproche en opposant les travaux et les méthodologies de la communauté scientifique internationale, mais j’ai la parade.
- Je me défends au nom de la lutte contre la « doxa », la « pensée unique », le « dogme ». J’accuse mes détracteurs d’aveuglement, d’endoctrinement, identifiant leurs points de vue à des « croyances religieuses » (très efficace contre les scientifiques et les « écolos gauchistes », que ça énerve au plus haut point).
On me le reproche en m’opposant que le fait de dire le contraire de tout le monde (et des spécialistes en particulier) ne saurait constituer un argument de véracité. C’est ici qu’en général on m’accuse d’être conspirationniste, mais je ne me laisse pas démonter.
- Faute de pouvoir développer des arguments suffisamment solides aux yeux de certains de mes détracteurs, je change mon fusil d’épaule et passe à l’attaque : je critique l’arrogance et la suffisance des spécialistes, j’invoque même la « dictature des experts ».
On me le reproche et je risque à ce stade de me voir attribuer un point Godwin, mais peu importe. C’est aussi là que l’on perd patience et, dans le meilleur des cas, que l’on en appelle à des règles plus strictes de modération des commentaires. Du pain béni qui me réapprovisionne en munitions !
- Je me réfugie immédiatement derrière « la fin de la liberté d’expression » et la « censure des opinions minoritaires ». Au nom de la vertu, je conserve ma position de force grâce à cette valeur qui protège d’autant plus un argument qu’il est contesté par la majorité, même s’il est faux.
Sur ce terrain, les tenants d’une argumentation rationnelle sont complètement déboussolés et recherchent éperdument d’autres angles d’attaque. Comme je m’exprime souvent sous couvert de mes divers pseudos, il arrive alors que l’on me reproche de m’exprimer anonymement. Mais l’argument est facile à démonter.
- Car si j’ai été un tant soit peu brutalisé dans la discussion, je joue la victime et défends mon anonymat au nom de l’insécurité qui pèse sur le lanceur d’alerte que je suis face aux agressions des « bien-pensants » et des « khmers verts ».
On peut alors certes me reprocher ma « malhonnêteté intellectuelle » mais, ayant réussi à prendre la position de victime, je suis devenu intouchable. Peu importe que je ne sois pas parvenu à argumenter sur le plan scientifique, j’ai sacralisé mon opinion au nom de la liberté d’expression et déplacé le débat climatique du terrain des faits à celui des valeurs morales. Je ressors dès lors régulièrement victorieux de l’échange.
- Variante : Face à l’accusation d’anonymat, je peux également prétendre d’une part, que l’identité des spécialistes leur sert d’argument d’autorité et, d’autre part, que mon anonymat oblige à se pencher de manière objective sur les idées que j’exprime et non sur qui je suis. Je nivelle ainsi la différence entre les spécialistes du climat et les communs des mortels que je représente, les privant de leurs derniers leviers.
On peut certes me rétorquer que la question de l’origine anthropique du changement climatique n’est pas une question politique mais une question scientifique. Qu’elle ne peut à ce titre se résoudre par une argumentation contradictoire entre opinions contraires. Mais cela n’a aucune importance : quel internaute pourrait en effet raisonnablement soutenir avoir par lui-même vérifié les résultats des dizaines de milliers d’articles publiés par la communauté scientifique internationale sur ce sujet ? Il est impossible d’argumenter sur la crise climatique actuelle sans utiliser ne serait-ce qu’un petit argument d’autorité, qu’il s’agisse de son statut de chercheur ou de l’état de l’art en matière de publications scientifiques. Ainsi, en surfant sur la vague de l’anti-élitisme, en faisant vibrer la corde sensible de l’argument d’autorité, je cloue là encore le bec à mes interlocuteurs. »
L’utilisation de ce « manuel du parfait climatosceptique » n’est pas limitée à une démarche linéaire. Que votre interlocuteur tombe dans le piège de « l’argumentation objective » à l’étape 7 et il vous suffira de retourner à l’étape 2. Au bout d’un moment, vous aurez tant et si bien embrouillé la discussion qu’il se retrouvera piégé comme une mouche dans une toile d’araignée. Il est bien plus facile de créer du doute sur une connaissance scientifique que d’en prouver la validité. Sans compter qu’au final, vous aurez également réussi à faire perdre du temps et de l’énergie à vos contradicteurs, à les détourner de leur action le temps de vous répondre voire, dans certains cas, à leur faire perdre patience et à les décrédibiliser. Telle est la puissance des procédés agnotologiques d’obscurcissement de la démarche scientifique traditionnelle.
Mais, chers amis platistes, revenons à nos moutons de Panurge adeptes de la théorie de la Terre sphérique. Non seulement j’ai commencé à mettre ce manuel très efficace au service de mon propre combat pour la Vérité sur le net, mais j’ai également réfléchi à la manière de l’appliquer dans la vraie vie.
Ainsi, appliquant ces instructions à la lettre, j’ai décidé d’envoyer mes enfants à l’école demain avec la lourde mission de défendre l’idée que la Terre est plate face à leur professeur de physique. J’ai bien pris soin de bourrer leur cartable de tous les arguments de base utiles à cette mission : des impressions de pages de blogs platistes ressemblant à des sites scientifiques (les gens ne font de toute façon pas la différence), les noms de physiciens morts ayant par hasard tenus des propos platistes dans leurs dernières phases de sénilité, des pétitions signées par des scientifiques un peu ratés qui ont soudain trouvé un intérêt et une certaine audience en soutenant le combat platiste (la plupart n’ayant plus d’activité scientifique ou n’ayant qu’une formation scientifique minimale, ce qui permet tout de même de les nommer « scientifiques » sans que les gens fassent la différence avec des chercheurs actifs).
Mais surtout, ils emportent avec eux la précieuse liste de vocabulaire forgée par les climatosceptiques : « pensée unique » et « dogme » des physiciens, « endoctrinement », « dictature des experts », « khmers ronds ». Je vais également leur conseiller d’être assez rapidement irrespectueux afin que le professeur menace de les mettre à la porte, ce qui leur permettra d’invoquer la « liberté d’expression ». Et si cela ne suffit pas, ils y retourneront le lendemain anonymement avec une cagoule qu’ils refuseront d’enlever au motif qu’ils se sentent menacés par les réactions de l’establishment à leurs opinions minoritaires. De quoi parfaire l’attirail de la parfaite victime de la censure. A coup sûr, ils parviendront ainsi à semer le doute dans les esprits de quelques-uns de leurs camarades. Si ça marche pour les climatosceptiques, pourquoi pas pour les platistes ? »
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Ce texte à deux niveaux de lecture est une fiction dont, on l’aura compris, l’auteur véritable est aussi peu platiste que complotiste et climatosceptique. Son objectif est de faire réfléchir à la rhétorique des marchands de doute et, au-delà, de l’ensemble des acteurs du web qui, pour des raisons multiples que nous n’avons pas souhaité analyser ici, sont amenés non seulement à tenir des positions contraires aux faits élaborés par la science, mais également à remettre en question son fonctionnement et à en décrédibiliser les acteurs. Le procédé a du reste été librement inspiré par le sketch de l’humoriste Yann Lambiel intitulé « Les bananes bleues ».
Face à ces entreprises de désinformation, la communauté scientifique est bien souvent mal équipée. Habitués à produire prudemment ses résultats sur la base de méthodologies rigoureuses et de confrontation aux avis de leurs pairs, les chercheurs peinent à défendre leurs certitudes sur les réseaux sociaux, où les codes ne sont pas ceux de la recherche scientifique, où un blog militant peut être opposé à un papier des meilleures revues, où tout argument d’autorité est considéré comme de l’arrogance, où la liberté d’expression est opposée à quiconque contesterait une opinion minoritaire parce que simplement fausse.
Mais il faut bien l’admettre, adhérer aux conclusions du GIEC présuppose un acte de foi. De foi dans l’efficacité et la pertinence de la méthode scientifique. De foi dans la moralité et la sincérité des chercheuses et des chercheurs. De foi dans leur capacité à changer d’avis dès lors qu’une nouvelle information viendrait infirmer leurs conclusions précédentes. De foi dans le fait qu’un chercheur qui sort de son laboratoire pour alerter le grand public ne le fait que mû par un extrême sentiment d’urgence et de nécessité. Ne pas accorder cette confiance à la communauté scientifique vous autorise à l’inverse à croire n’importe quoi et, comme on l’a vu ci-dessus, sur les réseaux sociaux, à imposer votre avis quel qu’il soit, au nom de valeurs qui viennent indûment interférer avec celles de la recherche. Quand ce n’est pas, comble du cynisme, au nom d’une non-expertise revendiquée ou du génie qu’il y aurait à penser différemment de tout le monde. De quoi nous remémorer la sentence du poète : « Tous les hommes de génie ont leurs détracteurs ; mais ce serait faire une fausse distribution du terme moyen de déduire, partant de là, que tous ceux qui ont des détracteurs sont des hommes de génie » — Edgar Allan Poe, « Marginalia ».
Le constat est un peu désespérant et, comme après avoir visionné le sketch de Yann Lambiel, on se sent désemparé. Pour la communauté scientifique, deux voies se dessinent toutefois. La première consiste à continuer à travailler en respectant une éthique parfaite. La seconde consiste non pas à imposer ses conclusions à ceux qu’elles dérangent, au nom de son statut de chercheur ou de la méthode scientifique, mais à tenter d’expliquer comment la science se fait. Non pas seulement à vulgariser ses résultats mais également sa manière de travailler. A vulgariser l’épistémologie et la sociologie des sciences autant que la science elle-même. Mais face à la peur du changement et de l’inconnu, bien compréhensible du reste, la tâche est immense. Et le résultat bien incertain.
En savoir plus sur l’agnotologie et les marchands de doute : https://vimeo.com/275614069