Par Richard-Emmanuel Eastes, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) et Pierre Teissier, Université de Nantes,
À l’occasion de sa parution aux éditions De Boeck Supérieur, nous vous proposons un extrait de l’ouvrage «Philosophie de la chimie», coordonné par Bernadette Bensaude-Vincent et Richard-Emmanuel Eastes. Le texte présenté ci-dessous clôt la première partie « Identité de la chimie » et nous questionne sur la place de la chimie dans l’histoire du vivant.
La chimie constitue dans la nature une sorte de parenthèse enchantée. Ou plutôt une série de parenthèses emboîtées. Pour un type de composés donné, il n’y a d’abord de chimie que dans une plage d’énergie bien définie, en deçà de laquelle les réactions ne se font plus et au-delà de laquelle les liaisons chimiques sont rompues. Profitant de ces conditions exceptionnellement réunies sur la planète Terre, une seconde parenthèse enchantée s’est progressivement inscrite dans la première : celle du vivant, qui développe une chimie très particulière. Enfin, dernière parenthèse apparue encore plus récemment au sein du vivant : celle des activités humaines.
Mais les transformations opérées notamment par les technologies chimiques au sein de cette troisième et dernière parenthèse enchantée pourraient bien mettre un terme aux conditions qui ont permis l’apparition de la seconde.
Un royaume bien tempéré
Sur une échelle d’énergies, le royaume de la chimie occupe une vaste plage, bordée vers le bas par les micro-ondes qui agissent sur la rotation des dipôles moléculaires et, vers le haut, par les rayons X qui peuvent interagir avec les électrons de cœur des atomes. Au cœur du royaume trône la liaison covalente, archétype de la liaison chimique. La force des liaisons de ce type, qui assurent la cohésion de toute matière organisée, est dix à quarante fois supérieure à celle d’une liaison hydrogène, elle-même dix à quarante fois supérieure à celle des liaisons de Van der Waals.
Avec ces dernières, parfois qualifiées de « physiques », on atteint le domaine des mousses, bulles et savons, c’est-à-dire le marigot flou des sciences de la matière où se rencontrent chimistes et physiciens. Les liaisons chimiques restent toutefois beaucoup moins énergétiques que la plupart des rayonnements parcourant l’espace intersidéral. Ces derniers relèvent également du domaine de la physique, celle des particules et des hautes énergies, celle des accélérateurs de particules où les chimistes ne pénètrent presque jamais.
Pour administrer ce vaste territoire, la chimie dispose de pouvoirs très mesurés. Elle jugule et exploite des forces contraires : électronégatives et électropositives, réductrices et oxydantes, acides et basiques, hydrophiles et hydrophobes. Elle légifère en offrant de larges degrés de liberté aux électrons du graphite, en procurant une liberté conditionnelle à ceux des polyènes et en imposant des puits de potentiel infranchissables à ceux du diamant.
La parenthèse « Boucles d’or » de la chimie terrestre
Sur Terre, la chimie exerce son action dans des gammes d’énergie modérées et sur une plage de températures étroite, de l’ordre de quelques centaines de degrés. Très hautes et très basses énergies sont bannies en premier lieu par la distance idéale de notre planète à son étoile ; une position qui conduit les astrophysiciens à qualifier de « planètes Boucles d’or » (Goldilocks planets) les astres placés dans la zone « habitable » de leur étoile (Goldilocks zone), par référence aux conditions terrestres.
Mais hautes et basses énergies sont également proscrites par une atmosphère qui protège la Terre des rayons ionisants les plus énergétiques, la même atmosphère retenant simultanément les rayons infrarouges qui l’empêchent de se refroidir. L’atmosphère tempère ainsi la surface du globe, où la température est suffisamment chaude pour que les électrons soient actifs et suffisamment froide pour que leurs associations durent. Le jeu des électrons de valence dans un écosystème tempéré dessine ainsi l’étonnante parenthèse enchantée de la chimie terrestre dans l’Univers.
L’énigmatique parenthèse du vivant
Au cœur de ce premier îlot enchanté de la chimie terrestre a émergé une autre parenthèse, plus restreinte et plus surprenante encore, constituée par la chimie du vivant. Un subtil équilibre a en effet permis l’émergence de la vie sans la rendre immuable. Il joue sur de délicates règles du jeu thermodynamiques et cinétiques : une exposition prolongée à l’air libre ou quelques dizaines de degrés appliqués à la viande, à l’œuf ou à la banane suffisent à en transformer définitivement la texture, tout comme vingt degrés de moins ou une atmosphère inerte permettent d’en préserver l’intégrité des semaines durant. Ce qui vaut pour la viande animale vaut d’ailleurs pour la nôtre : les mêmes agressions transforment aussi dramatiquement l’apparence des humains en quelques décennies.
Au niveau microscopique, la multiplicité des liaisons chimiques fournit la base matérielle de construction du double brin d’ADN, alors que leur souplesse d’interaction ouvre les possibilités de leur réplication et de la transmission de la vie. Le vivant se caractérise ainsi par une double capacité de régulation et de reproduction. Pour la régulation, les molécules de lipides doivent former un milieu intérieur et les ions fournir des conditions contrôlées (pH, température, etc.). Pour la reproduction, les molécules de structure doivent pouvoir se faire et se défaire, sous l’influence des énergies du milieu extérieur : pouvoir oxydant du dioxygène de l’air, frottements de l’eau des rivières et mers, chaleur de la Terre et de l’atmosphère, rayons lumineux du Soleil… Les mêmes énergies de l’environnement terrestre coopèrent tantôt à la construction tantôt à la décomposition du vivant.
Ainsi, non seulement la juste position de la Terre par rapport au Soleil garantit les conditions de l’apparition et de la pérennité de la vie, mais surtout, définissant une première parenthèse enchantée comme une première sphère protectrice, l’action subtile de l’atmosphère permet la définition d’une seconde parenthèse intérieure : celle d’une chimie douce associée au vivant, véritable cuvette de potentiel permettant à la dynamique des écosystèmes de résister aux forces destructrices déployées dans le reste de l’Univers.
Que l’on n’y voie pas nécessairement l’expression d’un dessein divin : la vie elle-même a conduit à l’élaboration de ces conditions en produisant l’oxygène dont est issu l’ozone qui la protège des rayonnements ultraviolets, à la faveur d’une gigantesque et subtile autorégulation. Sont ainsi vérifiées les conditions idéales d’une planète où tous les ingrédients sont présents en justes proportions, où toutes les grandeurs sont ajustées aux bonnes dimensions, donnant un sens plus fort encore au concept de « planète Boucles d’or ».
L’anthropocène, ou la parenthèse désenchantée
Or, que change la composition de l’atmosphère, ne serait-ce qu’un peu, ou que la température du globe soit modifiée de quelques degrés seulement, et la parenthèse intérieure pourrait, comme on l’a vu, être anéantie. Les actions techniques des humains ont le pouvoir de déstabiliser l’harmonie de la chimie terrestre. On parle d’Anthropocène pour désigner cette période de l’histoire de la Terre où l’action humaine devient une force géologique et perturbe les conditions favorables à l’essor et au maintien de la vie sur la planète.
Certes, la vie a jusqu’ici réussi à s’adapter aux perturbations sous les formes que nous lui connaissons aujourd’hui, à trouver son chemin en recréant de nouvelles conditions à sa subsistance sur des échelles de temps très longues, permettant aux espèces de migrer en fonction des évolutions climatiques et aux mutations génétiques de produire de nouvelles formes de vie adaptées aux nouvelles conditions. Oui, la planète de Boucles d’or peut se modifier, la parenthèse enchantée peut se déplacer, mais pas trop vite !
Tel le fil de guimauve qui se casse si on l’étire trop brusquement, la chimie de notre planète est sensible à la temporalité des changements qu’on lui imprime. Si les perturbations anthropiques sont plus rapides que les capacités d’adaptation de la seconde parenthèse, les activités humaines pourraient bien finir par désenchanter sa chimie et constituer une bien funeste parenthèse dans l’histoire du vivant.
Les auteurs tiennent à remercier Bernadette Bensaude-Vincent pour sa relecture précieuse et pour avoir porté à leur attention le concept de « Goldilocks planet ».
Richard-Emmanuel Eastes, Head of the academic development : University of applied arts and sciences Western Switzerland (HES-SO, Suisse), Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) et Pierre Teissier, Maître de conférences en histoire des sciences et des techniques, Université de Nantes
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.