L’initiative Climathon* s’inscrit dans le prolongement des grandes actions collectives en faveur de l’environnement et du climat qui fédèrent un maximum d’acteurs du changement et de l’innovation, avec pour objectif d’atteindre zéro émission à l’horizon 2050. C’est dans ce cadre que Climathon Lausanne nous a invité.e.s à réfléchir ensemble aux questions d’environnement et de climat pendant 24 heures non-stop, du 25 au 26 octobre 2019.
Par Esma Boudemagh,
Article publié le 14.11.19 sur Le Canard Huppé, le journal participatif numérique d’Unipoly traitant des questions écologiques.
Réfléchir ensemble aux problèmes climatiques
Qu’est-ce que le Climathon ?
Le Climathon propose à chacun d’entre nous une réflexion collective sur les questions d’environnement, en se basant sur le principe du hackathon c’est-à-dire plusieurs développeur.euse.s qui travaillent pendant plusieurs jours consécutifs sur des projets de programmation, liés à l’innovation au service du changement climatique.
Ayant pris part à cet événement, je souhaitais rendre compte de son déroulement et lister les avantages et points faibles que j’ai relevés, afin d’apporter une piste de réflexion quant à l’un des aspects de sa mise en oeuvre.
Le 25 octobre dernier, le Climathon a réuni une soixantaine de personnes sur le campus de l’UNIL pendant plus de 24 heures consécutives. Chaque équipe a travaillé sur un des quatre thèmes proposés.
– Développer des offres de Slow Tourisme dans la région de Morges
– Comment renforcer le déploiement et l’installation des panneaux solaires ?
– Imaginer le système énergétique de demain
– Imaginer Lausanne en 2050
Un jury est chargé de désigner le groupe gagnant de chaque challenge qui se déroule dans de nombreuses villes de tous les continents depuis 2018. D’ailleurs, il est encore possible de participer aux challenges de Genève et Sion, pour novembre et décembre prochain.
Qui sont les participant.e.s ?
Il était très étonnant de constater que la participation étudiante n’était pas majoritaire, comme je m’y attendais, et encore moins dans le domaine de l’environnement ou des géosciences. Une grande partie des participant.e.s de mon challenge était actif.ve.s dans la vie professionnelle depuis plusieurs années, non seulement dans l’ingénierie mais aussi dans des domaines tels que l’architecture, la communication et l’économie, et il y avait aussi beaucoup d’entrepreneurs. Cette diversité des participants s’est retrouvée dans les projets présentés et qui étaient tous originaux et traitaient de thématiques variées.
Imaginer Lausanne en 2050
Mon équipe a tenté d’imaginer Lausanne en 2050 et, alors que nous nous attendions à réaliser un travail essentiellement axé sur l’utilisation de l’énergie, l’architecture ou l’urbanisme, il nous était demandé de rédiger une fiction, tout comme pour le troisième challenge (Imaginer le système énergétique de demain). Ces deux défis constituaient la grande nouveauté du Climathon de cette année, car jusqu’à présent, il était toujours question de trouver des solutions concrètes à des problèmes environnementaux ciblés.
Le but était d’imaginer les différents aspects de la vie d’un.e futur.e citadin.e : à quels problèmes sera-t-il.elle confronté.e, comment s’approvisionnera-t-il.elle en nourriture et en énergie ? Plus généralement, il nous était demandé de réfléchir à l’évolution positive ou négative de la situation climatique.
C’était un travail déstabilisant mais il était très intéressant d’imaginer l’évolution d’aspects spécifiques de la vie citadine qui ne sont à priori pas liés au changement climatique, tels que le rôle des médias, la relation médecin-patient.e ou la vie de famille. Cela nous a permis de nous immerger dans un avenir que nous ne voulions pas connaître et créer des relations entre plusieurs problématiques.
Rédiger une fiction était un travail d’autant plus difficile que nous devions le réaliser en groupe. Certain.e.s ont éprouvé de la difficulté à accepter qu’il ne nous était pas demandé de trouver des solutions concrètes et cela a ralenti quelques groupes
Déroulement du Climathon
Après avoir formé les groupes nous avons assisté à une présentation d’introduction donnée par M. Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs à Yverdon-les-Bains, et spécialiste de la science-fiction. Puis nous nous sommes attaqués au vif du sujet avec une séance de brainstorm et des idées de fil rouge, de psychologie des personnages etc.
Nous échangions régulièrement avec les autres groupes pour faire part de nos idées de scénarios et analyser les réactions d’un premier public. Les séances de travail étaient difficiles à structurer et orienter, nous avons dû nous y prendre à plusieurs reprises pour nous mettre d’accord sur un scénario et ne plus le changer.
Dans la matinée, des illustrateur.ice.s sont venus dessiner quelques personnages et décors pour nos histoires. Enfin, nous nous sommes entraîné.e.s pour ce qui allait conclure l’événement : la présentation au jury.
Pendant les phases de travail, deux éléments m’ont marquée. Premièrement, au sein de mon équipe, nous avions tous un avis différent sur ce que nous considérions être le problème lié au changement climatique le plus “grave”. Ensuite, et je ne parle qu’en mon nom, j’ai ressenti un certain détachement par rapport à la situation climatique, comme si elle était irréelle. Il m’a semblé que nous étions si concentré.e.s sur la rédaction de notre histoire, que nous en arrivions à en oublier son origine.
J’émettrais aussi l’autocritique que nous n’avons pas assez réfléchi au destinataire du message de notre projet. Etait-il destiné au jury ? Aux autres participants ? A la postérité ? A nous-mêmes ?
En définitive…
Participer au Climathon s’est avéré être une expérience enrichissante et les retours que j’ai eus à la fin de l’événement étaient tous relativement positifs. Toutefois, pour les groupes ayant travaillé sur les projets de fiction, un petit sentiment d’insatisfaction flottait au dessus des rires et des félicitations lors de la cérémonie de clôture. Une partie des participant.e.s ont reproché à ce format un manque d’applications concrètes et c’était aussi le point négatif principal que j’ai constaté en sortant du Climathon. Cependant, après une bonne nuit de sommeil, j’ai pu reformuler plus clairement ce sentiment.
La rédaction d’une fiction n’est pas une mauvaise idée, il lui manquait juste certains aspects qui l’auraient rendue plus cohérente. Par exemple, je trouve qu’il aurait été plus pertinent de nous faire interagir entre participants des différents challenges afin que nos spéculations fictives s’ancrent en partie dans le réel, et que nos pistes de réflexion puissent profiter à ceux qui se sont attaqués aux problèmes plus concrets. De même, nous aurions pu compléter notre compréhension des enjeux et problématiques par la connaissance plus appliquée des ingénieur.e.s.
Par ailleurs, rédiger une fiction peut paraître dérisoire, surtout au milieu du chaos de l’urgence climatique qui a de plus en plus tendance à appeler à des mesures radicales, sinon violentes, plus concrètes et immédiates.
Pourtant, par le passé, la science-fiction, l’anticipation et la fiction spéculative, trois genres que je désigne par le même terme de “science-fiction”, ont joué un rôle indéniable dans notre compréhension et notre appréhension de nombre de problèmes sociétaux, ainsi que pour la déconstruction de systèmes de pensée, politiques ou économiques.
Le rôle de la science-fiction dans la résolution des crises sociétales
Déconstruction
Cette déconstruction est, à mon sens, indispensable à la compréhension des enjeux d’une crise sociétale car c’est en décomposant attentivement une situation qu’on peut en étudier tous les aspects et lier toutes ses problématiques sous-jacentes. On peut ainsi comprendre les raisons fondamentales de l’émergence, l’évolution et les conséquences de certains phénomènes ou comportements.
Toutefois, le rôle d’une fiction peut être contesté car cette déconstruction peut être exprimée sous d’autres formes, par exemple celle d’une conférence, de vidéos explicatives postées sur les médias, d’interviews d’expert.e.s ou de débats.
Néanmoins, la fiction demeure primordiale car elle résonne avec ses lecteur.ice.s ou spectateur.ice.s à un niveau émotionnel. La lecture d’un livre ou le visionnement d’un film fictionnels font appel, pour la majorité d’entre nous, à notre empathie afin que nous puissions ressentir ce que ressentent les personnages.
Nos choix et actions ultérieurs ne sont pas toujours directement influencés par cette sollicitation de l’empathie, mais elle contribue tout de même au changement des mentalités en marquant nos esprits et en initiant une réflexion qui peut mener à des remises en questions radicales.Elle peut aussi nous projeter dans une réalité alternative ou un futur dystopique, que nous réalisons profondément ne pas vouloir affronter. Un support visuel ou écrit faisant appel à nos sens et notre empathie nous donne un avant-goût de ce qui pourrait nous attendre et peut nous faire prendre conscience de certains dysfonctionnements.
Cependant, la prise de conscience à elle seule ne suffit pas à changer les mentalités. Le sous-genre dystopique étant fortement représenté, les crises peuvent apparaître comme inévitables et impossibles à résoudre, nous confinant dans un état d’acceptation de notre destin funeste. C’est cet aspect négatif que vient combattre le sous-genre du Solarpunk, dont je reparlerai un peu plus loin.
Sensibilisation
Étant plus accessible que des articles scientifiques, elle a aussi participé à la sensibilisation de la population en touchant un public très large et varié, amenant ainsi une grande diversité d’individus à réfléchir collectivement au fonctionnement d’une société. A titre d’exemple, depuis que la série Black Mirror1 a gagné en popularité, j’ai remarqué une augmentation des questionnements et des débats sur les thèmes abordés dans le série tels que notre dépendance à tous types d’écrans.
Hélas, pour certaines personnes, ces propos n’étaient pas le fruit d’une longue réflexion poussée par un désir profond de changement, mais une mode engendrée par le succès de la série.
C’est là une des limites de la fiction. Son but premier est de divertir et elle utilise les points cités précédemment pour parvenir à cette fin.
Ainsi, pour véhiculer un message avec une portée maximale, elle doit trouver un équilibre entre une popularité mainstream attirant beaucoup de monde et un fond donnant matière à réfléchir, sinon ce message peut se retrouver relayé à l’arrière-plan.
La fiction possède un autre atout caractéristique pour remplir son rôle de sensibilisation : la métaphore. Elle nous permet de prendre conscience des failles propres à des systèmes très vastes et complexes, les rendant abstraits donc difficiles à appréhender, en les comparant à un phénomène bien plus simple et compréhensible. Il est même possible de personnifier des problèmes spécifiques. Les courts-métrages usent souvent de ces figures de style pour émettre une critique sociétale.
La chaîne Les Parasites y parvient à merveille dans leur court-métrage Jeu de Société2 qui critique le système capitaliste pseudo-démocratique dans lequel nous vivons en le comparant à un certain jeu de société dont le but est de s’enrichir par la vente et l’achat de propriétés, et où chaque personnage représente une instance ou un archétype d’individu de notre société.
Interdisciplinarité
Si la fiction est un outil de sensibilisation et un support de réflexion performants, c’est aussi grâce aux différents domaines qu’elle rassemble pour son processus de création. La sensibilité des artistes (auteur.e.s, réalisateur.ice.s, dessinateur.ice.s etc.) mêlée aux connaissances des scientifiques (chercheur.euse.s, sociologues, climatologues etc.) donne naissance à des pistes de réflexion originales et pertinentes, et crée une cohésion admirable et nécessaire, par exemple, à la réorganisation d’une société. A titre d’exemple, dans la première saison de la série Mr Robot3 un des personnages principaux tente d’effacer les dettes des individus en détruisant les données du plus grand conglomérat au monde, voulant créer une société sans argent.
En revanche, cette interdisciplinarité implique aussi que la science-fiction n’apporte pas toujours de solutions concrètes. Certes, de nombreux ouvrages ont traité de sujets tels que la surpopulation (Soylent Green4, High Rise5) et de leurs solutions. Mais nous ne pouvons les appliquer telles quelles car les décors dépeints dans ces fictions sont souvent extrêmes et trop éloignés de notre réalité.
Normalisation
Un autre avantage que la fiction apporte, qui découle de son accessibilité, est son potentiel de normalisation de concepts. On peut prendre pour exemple des séries telles que Star Trek6 qui ont imaginé des technologies qui se sont matérialisées plus tard, calquées sur ces modèles fictifs, et ont été rapidement acceptées car déjà familières.
On peut donc imaginer normaliser des concepts tels que le low-tech, ce qui pousserait des gens à le développer davantage et, en se projetant grâce à une fiction dans un monde qui a banni le high-tech, on accélérerait son processus de développement et d’intégration.
C’est en partie ce que le Solarpunk tente d’accomplir. Plutôt que de dépeindre un avenir sombre, où les libertés humaines sont restreintes, il fait évoluer ses personnages dans une société ayant dépassé l’ère industrielle, où les inégalités sociales sont inexistantes et l’écologie est prédominante.
L’interdisciplinarité de la science-fiction appliquée à la résolution de crises sociétales est aussi illustrée car l’esthétique joue un rôle primordial dans les oeuvres de Solarpunk.
Témoin
Pour finir, la science-fiction permet de témoigner de l’état d’une société, en abordant des thèmes relatifs à son époque. On peut donner comme exemples le film Ex Machina7 ou la série Westworld8, qui étudient la place de l’intelligence artificielle parmi les humains et l’évolution à laquelle elle est vouée. Ces questions ne sont pas récentes mais les propos tenus dans cette série reflètent notre compréhension actuelle et le sens qu’on leur donne collectivement.
La science-fiction témoigne aussi de l’impact de ces problématiques sur la population. Ce sont nos propres réactions que nous analysons à travers le prisme de la fiction, qui décompose les réactions de la population en différents personnages caractéristiques.
Dans le premier épisode de la mini-série L’EFFONDREMENT9 de la chaîne de courts-métrages Les Parasites, on observe plusieurs réactions engendrées par des réflexions dont nous observons aujourd’hui la formation progressive. Elles sont mises en scène dans un supermarché banal, à ceci près qu’il est sujet à de sévères problèmes d’approvisionnement, un scénario qu’il n’est pas improbable que nous connaissions dans un futur plus ou moins proche. Certains personnages, alors que la situation catastrophique apparaît clairement autour d’eux, refusent d’adapter leurs besoins à l’appauvrissement des ressources, d’autres cherchent à fuir la ville et sont prêts à commettre des délits pour y parvenir, et beaucoup ne remettent pas en question les ordres qu’ils reçoivent. Cela vous semble-t-il familier ?
Et aujourd’hui ?
En exposant un panel de futurs imaginables qui nous touchent individuellement et collectivement, la science-fiction combat l’indifférence générale face à des situations telles que le changement climatique car elle rappelle que nos choix actuels déterminent la manière dont nous construisons le monde de demain.
Malgré les avantages que la science-fiction procure, il convient de nous interroger sur l’importance que nous lui accordons aujourd’hui. En effet, les changements de mentalité nécessaires à l’élaboration d’une société résiliente cités plus hauts sont drastiques et demanderont beaucoup de temps pour conquérir l’imaginaire collectif.
La question qui subsiste est donc la suivante : à l’heure où les groupes militants radicalisent leurs modes d’action et face à une urgence climatique de plus en plus évidente, avons-nous encore du temps à accorder à la science-fiction en tant qu’outil de sensibilisation et support de réflexion ?
Esma
Merci à Lauriane, Titou, Tim et Flask pour la relecture, et aux organisateurs du Climathon pour leur travail remarquable
* Climathon met à la disposition des développeurs, entrepreneurs, étudiants et professionnels une plateforme collaborative leur permettant de partager des idées et de construire une vision commune durable, afin de trouver des solutions innovantes, avec l’aide d’experts, de coachs et de mentors. Pour en savoir davantage, suivez ce lien.
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Brooker C. Black Mirror.; 2011.
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Les Parasites. Jeu de Société.; 2016.
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Esmail S. Mr Robot.; 2015.
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Fleischer R. Soylent Green.; 1973.
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Wheatley B. High Rise.; 2015.
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Roddenberry G. Star Trek.; 1966.
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Garland A. Ex Machina.; 2015.
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Nolan J, Joy L. Westworld.; 2016.
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Les Parasites. L’EFFONDREMENT.; 2019.