Au cœur de la mondialisation culturelle

Thomas David, professeur d’histoire et directeur de l’Institut d’Histoire Economique et Sociale (IHES), et Jérôme David, professeur de littérature à l’Université de Genève, sont partis planter leur tente à la Foire du Livre de Francfort en compagnie de quelques étudiants et assistants. Qui est intéressé à les accompagner sur un terrain de recherche en chantier mais peu exploré ?

Premières impressions
Il suffit de suivre la foule pour trouver l’entrée. A mesure que l’on se rapproche de cette sorte d’aéroport sans avion au centre de la ville, les panneaux publicitaires se multiplient. Ce sont, pour l’essentiel, de petites annonces érotiques pour représentants de commerce en goguette. Lorsqu’une manifestation attire chaque jour près de 50’000 professionnels, les échanges symboliques se lestent d’une dimension matérielle difficile à ignorer. Bienvenue à la Foire internationale du Livre de Francfort !

Ces premières impressions donnent une idée du vertige qui nous a saisis lorsque nous nous sommes rendus sur place l’automne dernier, dans le cadre d’un travail collectif d’enquête de longue haleine. Qui ça, nous ? Deux enseignants, Jérôme David et Thomas David, dont le cours donné à Lausanne durant quatre ans sur l’histoire de la mondialisation culturelle avait suscité ce qu’il faut d’enthousiasme (ou d’inconscience) chez quelques étudiants pour que l’équipe s’enrichisse de la collaboration de Michaël Busset, Aline Catzeflis, David Daellenbach, Laura Morend, Olivia Piguet et Manuela Trezzini. A Francfort, l’anthropologue argentin Gustavo Sóra nous attendait : l’hôte d’honneur 2010 de la Foire était l’Argentine, et il avait suivi en amont les préparatifs de cette mise en scène culturelle de son pays ; son point de vue serait crucial dans nos séances de discussion quotidiennes.

Des questions redoutables
Un tel terrain d’enquête peut sembler incongru, dans la mesure où la Foire internationale du livre de Francfort n’est pas un objet très couru dans les sciences sociales. Avant notre séjour, nous n’avions recensé qu’un seul très court article savant sur la question — de Gustavo Sorá, précisément. Les deux ou trois livres monographiques consacrés à la Foire étaient le fait d’insiders, dont le plus notable, Peter Weidhaas, en avait été le directeur durant près de trente ans. La difficulté à conceptualiser et à décrire cet objet d’études explique en partie les raisons pour lesquelles aucun chercheur ou presque ne s’est intéressé à la Foire de Francfort jusqu’à présent. Elle n’en constitue pas moins, à nos yeux, une magnifique opportunité : la Foire de Francfort appelle en effet la mobilisation de catégories et de pratiques d’analyse issues notamment de l’histoire (longue durée du capitalisme), de la sociologie (prise en compte des rapports inégaux entre régions du monde, des processus de concentration éditoriale et des réseaux interindividuels) et de l’anthropologie (grain ethnographique de l’observation et déconstruction de la «localité» des phénomènes sociaux). Mais elle défie en même temps chacune de ces disciplines sur des points encore difficiles à penser pour nous, et dont la clarification promet d’être aussi passionnante que délicate.

Voici quelques-uns de ces points, sous forme d’interrogations :
(i) Depuis les années 1970, la Foire de Francfort accueille tous les ans un hôte qu’elle met à l’honneur de la manifestation. Ce parti pris de rendre visible sur la scène mondiale une culture éditoriale souvent méconnue répondait jadis à une ambition « tiers-mondiste », celle de témoigner de la vitalité culturelle de régions qu’on disait alors « sous-développées ». Aujourd’hui, l’esprit managérial qui prédomine dans les différentes instances de la Foire s’accommode de cet héritage. Faut-il en conclure que le capitalisme a, dans cette arène encore, transformé sa critique en valeur ajoutée ? Ou doit-on créditer les managers actuels de dispositions plus complexes qu’on ne l’imagine ? Par ailleurs, la mise à l’honneur d’un pays suppose que de nombreux acteurs « nationaux » se mobilisent pour répondre à cette invitation. Qui intervient dans ce processus ? Quelles sont les formes de ces scénographies de la nation ?
(ii) Plus de cent mille personnes assistent à la Foire durant les trois jours réservés aux professionnels. Forment-elles une communauté fortement intégrée ? A-t-on affaire, au contraire, à une superposition de groupes disparates dont la présence simultanée à Francfort donnerait seulement l’illusion qu’il existe « un monde globalisé de l’édition » ? De nouvelles catégories d’acteurs ont-elles émergé récemment ?
(iii) Francfort fait partie d’un vaste réseau de manifestations officiellement labélisées « foire internationale du livre » : on en compte à l’heure actuelle plus d’une centaine réparties sur l’ensemble du globe. Francfort est le centre de cette constellation depuis les années 1980. Mais d’autres capitales (Londres, New York)ne lui font-elles pas concurrence, depuis que les secteurs globalisés de l’édition sont sous le coup de concentrations massives ?

Quelques pistes…
On peut donc affirmer qu’il existe aujourd’hui un espace véritablement transnational des Foires littéraires. Cet espace est fortement hiérarchisé et a déjà connu des reconfigurations majeures. On observe par exemple l’émergence fulgurante des agents littéraires. Il s’agit d’un club très fermé d’individus qui se connaissent bien, ne serait-ce que parce qu’ils se croisent régulièrement dans les grandes foires du livre de la planète. Comme ils sont situés dans la chaîne du livre entre l’auteur et l’éditeur, leur nouvelle légitimité s’accompagne d’une redéfinition des prérogatives de chacun.
La Foire de Francfort aune place unique dans ce « système-monde » de l’édition. Elle est la plus fréquentée par les professionnels, la plus internationale et l’une des plus anciennes. Son modèle est en outre devenu hégémonique dans le monde entier : la formule de l’hôte d’honneur s’est imposée un peu partout, et jusqu’au Salon du livre de Genève ; les cadres formés à Francfort font, de surcroît, office d’experts dans de nombreuses autres Foires, quand ils n’en ont pas pris la direction comme au Cap ou à Abu Dhabi.

Nous pensions planter notre tente à Francfort, pour en faire notre terrain d’observation. Et voilà que notre enquête nous suggère aussitôt de nouveaux sites : les archives de la Foire elle-même, d’autres foires dans le monde… Nous avons déjà commencé à explorer ces nouvelles pistes. Mais la tâche est immense. Aussi voudrions-nous conclure, ici,sur notre ambition de mener à bien une enquête véritablement collective. Cela signifie que nous serions heureux de collaborer avec d’autres collègues et, qui sait ? D’autres étudiants encore…