Bergson, le cinématographe et le comique atmosphérique

Elie During (Université de Paris Ouest – Nanterre)

La célèbre image du « cinématographe » introduite par Bergson au début du quatrième chapitre de l’Évolution créatrice (1907) a pour fonction d’éclairer le mécanisme général de l’intelligence réfléchissant sur le devenir. On a surtout retenu de cette affaire la critique d’une tendance de la pensée à vouloir recomposer artificiellement le mouvement à partir d’une succession de vues immobiles. Mais le nerf de l’argument concerne moins la recomposition que le mécanisme même de défilement des images : c’est le mouvement uniforme, sans qualité, qui est au fond de l’appareil de projection. Bergson évoque un « mouvement, toujours le même, de la bande cinématographique, mouvement caché dans l’appareil ». Son cinématographe n’a besoin que d’être « actionné »; une fois lancé, la main n’a plus rien à y faire, de sorte qu’on peut se passer, à la rigueur, des services du projectionniste. Il y a là une véritable énigme : à l’époque où Bergson écrivait, les premiers modèles de projecteurs motorisés n’étaient pas encore apparus sur le marché. En ce sens au moins, il faut bien reconnaître que Bergson invente ou rêve le spectacle cinémato-graphique tel que nous le connaissons aujourd’hui. En partant de ce constat, et en suivant le fil des analyses du comique proposées dans le Rire (1900), nous tâcherons de montrer, selon une voie moins ontologique – plus technologique, plus procédurale – que celle de Deleuze, comment Bergson nous aide à penser, sinon le cinéma en général, du moins une tendance profonde du burlesque cinématographique. Il suffit pour cela d’approfondir ce qu’il décrit comme le processus comique – la « force d’expansion » qui porte la « fantaisie comique » – et d’opérer une espèce de passage à la limite qui livre peut-être l’essence du burlesque : non pas « du mécanique plaqué sur du vivant », mais « du vivant ranimé dans le mécanique ». Cette formule se justifie par la double orientation que présentent les analyses du Rire ; elle fait écho à l’ambivalence du cinématographe lui-même. D’un côté, donc, le mécanisme de la chute, démonté et mis à plat avec tous les procédés connexes, tous les dispositifs qui développent le thème de l’agencement mécanique (diable à ressort, pantin à ficelles, boule de neige, etc.) ; d’autre part, la logique plus secrète de l’imagination, la propagation explosive du rire, porté par un flux d’images qui entrent en coalescence, comme des « dissolving views »… Ce comique hallucinatoire et métamorphique, nous l’appellerions volontiers « comique atmosphérique », ou simplement : « comique d’atmosphère ». Nous tâcherons de voir de quelle manière il permet de saisir certains traits frappants du « cinéma des attractions » et du comique « primitif », mais aussi certaines tendances de l’art vidéo contemporain.

 

 

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Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, agrégé et docteur en philosophie, Elie During est maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris Ouest – Nanterre et chargé de séminaire à l’Ecole des Beaux-arts de Paris. Il a participé à l’édition critique des œuvres de Bergson aux Presses Universitaires de France (Durée et Simultanéité, 2009 ; L’Énergie spirituelle, PUF, 2009 ; Écrits, 2011). À paraître en 2011 chez le même éditeur : Bergson et Einstein : la querelle du temps. Membre de la revue Critique, collaborateur d’Art Press, il a co-édité deux collectifs consacrés à l’art contemporain : In actu : de l’expérimental dans l’art (Presses du réel, 2009) et À quoi pense l’art contemporain ? (numéro spécial de la revue Critique, août-septembre 2010). Il est également l’auteur de Faux raccords : la coexistence des images (Actes Sud, 2010), un ouvrage consacré aux constructions d’espaces-temps dans le cinéma et les arts contemporains.