Le « Nobel 2021 », le récent tournant empirique en économie, les expériences naturelles et une controverse française
Cette année, le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en l’honneur d’Alfred Nobel a récompensé David Card, de l’Université de Californie à Berkeley, Joshua Angrist du Massachusetts Institute of Technology et Guido Imbens de l’Université de Stanford, pour des travaux en économie expérimentale, et plus précisément pour des études s’appuyant sur la méthode des expériences naturelles (natural experiments).
Expériences naturelles et marché du travail
David Card fait partie des économistes qui ont été reconnus pour avoir contribué à rendre plus crédibles les résultats établis en économie du point de vue empirique, en s’appuyant principalement sur la méthode des expériences naturelles et sur d’autres méthodes qui mobilisent peu de présupposés théoriques explicites. Les recherches effectuées par David Card et Alan Krueger dans les années 1990 ont entrepris d’analyser une question épineuse en économie : quel effet possède une modification de la législation sur le salaire minimum sur le taux de chômage ?
Avant ces recherches, la plupart des économistes mainstream s’appuyaient sur un argument théorique classique pour soutenir que l’augmentation du salaire minimum augmentait le taux de chômage : lorsqu’on augmente le salaire minimum, le travail effectué par les employés devient plus cher, et d’après la loi de l’offre et de la demande, lorsque l’offre d’une marchandise devient plus chère, si rien d’autre ne change, la demande pour la marchandise tend à baisser. Dans le cadre des effets d’une augmentation du salaire minimum sur le taux de chômage, la demande de main-d’œuvre diminue si l’offre de main-d’œuvre devient plus chère, ce qui conduit à une augmentation du taux de chômage. L’étude effectuée par Card et Krueger visait à déterminer, par la comparaison du taux de chômage dans deux États voisins de la côte est des États-Unis, avant et après une modification du salaire minimum dans l’un des deux États, les effets du niveau de salaire minimum sur le taux de chômage dans l’industrie des fast-food. Ils ont constaté des effets négligeables sur l’emploi dans les fast-foods de New Jersey, où le salaire minimum avait été augmenté, par rapport au taux de chômage dans les fast-foods de Pennsylvanie. Leurs recherches empiriques ont donc permis de remettre en cause un consensus théorique partagé depuis plusieurs décennies par une partie importante des économistes néoclassiques. David Card a utilisé la même méthode pour étudier d’autres questions économiques épineuses, par exemple l’effet des politiques migratoires sur le marché de travail.
Joshua Angrist, quant à lui, s’est appuyé sur cette méthode empirique afin d’analyser, avec Krueger – qui aurait sans doute été récompensé en même temps que les trois lauréats s’il n’était pas décédé en 2019 – l’influence qu’exerce l’éducation sur le marché de travail. Dans ces travaux, ils ont tenté de montrer, en comparant le niveau de salaire des individus avec le nombre d’années d’études, que les gens qui ont fait des études pendant une durée plus longue finissent par obtenir des salaires plus élevés. Ces résultats ont été par la suite nuancés et approfondis dans les études qu’Angrist a effectuées avec Guido Imbens.
Il est toutefois important de noter que ces trois économistes ont reçu le prix Nobel de cette année non pas tant pour les résultats concrets qu’ils ont établis dans leurs travaux, que pour leur élaboration d’expériences naturelles plus rigoureuses en économie, qui rendent les résultats moins ambivalents grâce à l’introduction de toute une série de facteurs à employer dans ces expériences.
L’usage des expériences naturelles en économie représente très clairement une avancée méthodologique et théorique considérable, même s’il est nécessaire de ne pas exagérer les résultats établis par ces expériences et même s’il est important de ne pas sous-estimer la valeur d’autres méthodes empiriques et théoriques utilisées depuis fort longtemps en économie, ce dont témoignent par exemple les travaux d’Adam Smith (qui mentionnent les nombreux voyages qui lui ont permis d’observer la situation sociale et économique de divers pays, et beaucoup de discussions et d’échanges avec un nombre important de personnes) et de Karl Marx (des enquêtes ouvrières pour se renseigner sur la situation réelle des ouvriers en Europe).
L’affaire Cahuc-Zylberberg
En France, un certain nombre de chercheurs se sont appuyés sur l’usage des expériences naturelles en économie pour discréditer les recherches effectuées par des économistes ne partageant pas forcément les fondements théoriques de l’économie néoclassique. Par exemple, Pierre Cahuc et André Zylberberg se sont appuyés sur quelques expériences naturelles afin d’attaquer notamment, dans leur ouvrage de 2016 intitulé Le négationnisme économique, les courants hétérodoxes en France.
Dans cet ouvrage, les auteurs ont essayé de justifier la légitimité scientifique des expériences naturelles en établissant une analogie entre ces expériences et les expériences effectuées en médecine. Il est vrai que dans la médecine, tout comme dans l’économie, il est difficile d’effectuer des expériences contrôlées comme celles qui sont effectuées en physique, en chimie ou même en biologie. Les médecins ont mis en place une méthode alternative s’appuyant sur l’usage de groupes de contrôle : lorsque nous voulons étudier l’effet d’un médicament sur les patients, nous commençons par constituer deux groupes, dont les membres sont choisis de façon aléatoire, afin qu’ils soient représentatifs d’une population donnée. Le fait que les deux groupes soient constitués aléatoirement et en suivant les mêmes critères de sélection peut permettre de dire que les deux groupes se ressemblent. Nous donnons ensuite le médicament aux membres du premier groupe afin d’en observer les effets, et pour voir si les effets observés correspondent à ceux que nous avions anticipés, ou prédits, ou non. Quels que soient pourtant les effets observés, nous ne pouvons jamais être sûrs du fait que les effets observés ont bien été engendrés par le médicament, et non par d’autres raisons encore inconnues, ou par les effets psychosomatiques que toute prise de médicament peut engendrer. Le deuxième groupe intervient justement pour régler ce problème : tandis que nous donnons le vrai médicament aux membres du premier groupe, nous donnons un placebo aux membres du deuxième groupe, tout en leur disant qu’ils prennent le même médicament que celui pris par les membres du premier groupe. Autrement dit, les membres des deux groupes pensent être en train de participer à la même expérience. Dès lors, si l’on observe un effet chez les membres du premier groupe qui prennent le vrai médicament, sans pouvoir l’observer chez les membres du deuxième groupe qui prennent le placebo, nous pouvons dire que l’effet est très probablement causé par le médicament, et non par d’autres raisons, ou par des effets psychosomatiques.
Les auteurs du livre sur le négationnisme économique pensent que le procédé que nous venons de décrire ressemble au procédé employé en économie. Selon leurs propres termes, « l’analyse économique procède de la même manière »[1].
Prenons l’exemple de l’effet exercé par une législation au sujet du salaire minimum sur le taux de chômage. Dans ce type d’expériences, nous prenons souvent deux villes dans un pays, chacune ayant à peu près le même nombre d’habitants. Nous augmentons le montant de salaire minimum dans l’une des deux villes, sans le changer dans l’autre ville. Si nous observons un changement dans le taux de chômage dans la première ville, sans que rien ne change dans la deuxième ville, cela veut dire que le changement était causé par la mesure économique introduite dans la première ville. Toutefois, comme indiqué par André Orléan[2], l’analogie établie avec la médecine est problématique. D’une part, les deux villes ne sont pas constituées de façon aléatoire. Ce qui, dans la médecine, nous permet de dire que les deux groupes se ressemblent procède du fait qu’ils sont constitués aléatoirement, avec les mêmes critères. Pour que deux groupes de personnes puissent se ressembler, il faut donc qu’ils soient constitués artificiellement. Sinon, il n’y a aucune raison de penser que deux groupes qui se trouvent dans un endroit, ou dans deux endroits différents, se ressemblent par le simple fait qu’ils contiennent un nombre identique de membres. D’autre part, dans l’exemple des deux villes, un changement est introduit dans l’une des deux villes, tandis que rien n’a changé dans l’autre. Dans la médecine, les membres des deux groupes – et parfois même les médecins qui interagissent avec les membres des groupes – pensent qu’ils sont en train de vivre la même expérience, et c’est ainsi que les médecins essaient d’éliminer les effets psychosomatiques. Les effets psychosomatiques en médecine correspondent aux ramifications dites performatives des politiques économiques.
En médecine, les effets psychosomatiques sont pris très au sérieux[3], et c’est en partie pour cela que le deuxième groupe intervient dans l’expérience. En revanche, dans l’expérience naturelle faite par exemple par Matthieu Chemin et Étienne Wasmer[4], et dont parlent Pierre Cahuc et André Zylberberg dans leur livre[5], aucune attention n’est accordée à l’effet performatif des politiques économiques : même si les deux villes se ressemblent, les habitants des deux villes ne vivent pas la même expérience d’après leur perception. Pour les habitants de l’une des deux villes, quelque chose a changé, tandis que pour l’autre, rien n’a changé. Nous ne pouvons donc pas utiliser ce qui s’est passé dans la deuxième ville (ou plutôt le fait que rien ne se soit passé) pour éliminer l’hypothèse selon laquelle l’effet observé chez les habitants de la première ville a été engendré par les effets performatifs de la politique introduite.
À cela s’ajoute le fait que les deux villes, étant deux groupes qui ne sont pas constitués de manière aléatoire, peuvent être très différentes. Nous ne pouvons donc pas considérer la deuxième ville comme étant le groupe de contrôle pour une expérience réalisée au sein de la première ville. Dire ainsi que la méthode utilisée dans cet exemple économique ressemble à la méthode employée dans les expériences médicales [drug trials] est contestable.
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Ce qui précède montre bien que nous ne pouvons pas minimiser les difficultés réelles liées aux processus expérimentaux en économie, en établissant des analogies avec les sciences qui utilisent les méthodes expérimentales dans le cadre souvent artificiel du laboratoire. Dès lors, même s’il faut défendre les méthodes expérimentales en économie, il faut le faire sans établir d’analogies souvent problématiques avec les sciences de la nature ou la médecine. Les travaux des trois économistes qui ont reçu le prix de cette année constituent des contributions originales à des débats politiquement surdéterminés, et le caractère hautement pertinent des questions sur lesquelles ils ont travaillé doit être souligné. Toutefois, le caractère éminemment politique de ces questions explique pourquoi, même dans le contexte états-unien, les travaux de Card (et Krueger) ont fait l’objet de nombreux débats. Si, malgré l’apport de ces travaux, les débats sur ces questions persistent autant qu’avant, il est souhaitable d’éviter de présenter l’usage des expériences naturelles comme un remède permettant soudainement de trancher les désaccords politiques liés aux questions économiques de caractère public. Au demeurant, l’affaire Cahuc-Zylberberg montre qu’il est important, notamment au vu des problèmes méthodologiques associés à ces nouvelles méthodes empiriques, de ne pas utiliser une forme spécifique de ces méthodes afin de discréditer les recherches qui mobilisent d’autres cadres théoriques ainsi que d’autres méthodes empiriques.
Sina Badiei est titulaire d’un doctorat en philosophie de l’économie, en économie et en histoire de la pensée économique. Il est maître d’enseignement et de recherche suppléant à l’Institut d’études politiques de l’Université de Lausanne et membre du Centre Walras-Pareto d’études interdisciplinaires de la pensée économique et politique. Depuis juillet 2019, il est directeur de programme en philosophie et sciences humaines au Collège international de philosophie (CIPH) à Paris, une composante de l’Université Paris Lumières. Dans ses recherches, il analyse diverses manières de penser l’articulation entre l’économie normative et l’économie positive au sein de l’histoire de la pensée économique.
Notes de bas de page
- Cahuc, P., & Zylberberg, A., Le négationnisme économique, Paris, Flammarion, 2016, p. 8. ↩
- Coriat, B., Coutrot, T., Eydoux, A., Labrousse, A., & Orléan, A. (eds.), Misère du Scientisme en Économie. À propos de l’affaire Cahuc et Zylberberg, Paris, Éditions du Croquant, 2017, p. 27-35. ↩
- Il faut noter que malgré ce dispositif, bon nombre de médecins pensent que les effets psychosomatiques doivent être davantage pris en compte par les médecins (« Think yourself better », The Economist ; consulté le 29 février 2020 : https://www.economist.com/science-and-technology/2011/05/19/think-yourself-better). ↩
- Chemin, M., & Wasmer, E., « Using Alsace-Moselle Local Laws to Build a Difference-in-differences Estimation Strategy of the Employment Effects of the 35-Hour Workweek Regulation in France », Journal of Labor Economics, 27(4), 2009, p. 487-524. ↩
- Cahuc, P., & Zylberberg, A., op. cit., p. 73-75. ↩
Pour citer ce billet de blog : Sina Badiei, « Le « Nobel 2021 », le récent tournant empirique en économie, les expériences naturelles et une controverse française », Blog du Centre Walras-Pareto, 21 octobre 2021, https://wp.unil.ch/cwp-blog/2021/10/le-nobel-2021/.