Le 8 mars, Christine Bard, professeure d’histoire contemporaine à l’Université d’Angers, a donné une conférence à l’UNIL, dans le cadre d’un événement organisé par le Bureau de l’égalité. L’occasion de lui poser quelques questions sur l’histoire et les enjeux actuels du féminisme.
- Des suffragettes à #MeToo, quelles évolutions a connu le féminisme ?
On a l’habitude de distinguer trois vagues, trois cycles de mobilisation dans l’histoire du féminisme. Les suffragettes représentent la partie émergée de la première vague, dont l’enjeu est la présence des femmes dans la sphère publique : les droits politiques, civils et le droit au travail. La deuxième vague, à partir des années 1960-1970, a pour enjeu principal la liberté de disposer de son corps, dans un contexte marqué par mai 68 et la « révolution sexuelle » : elle concerne donc davantage la sphère privée, intime. La troisième vague, à partir de 1995, se déroule dans le contexte de la mondialisation, du néolibéralisme et du développement d’internet, dans un environnement politique marqué par la montée d’intégrismes religieux et l’arrivée au pouvoir de forces réactionnaires et populistes. Tout ceci donne un féminisme plus défensif sur la question des droits reproductifs, ce qui n’empêche pas certains développements du féminisme en lien avec d’autres enjeux, comme les droits LGBT ou le renouvellement des luttes antiracistes.
Ces trois vagues aident à comprendre l’évolution du féminisme mais, en réalité, il y a toujours eu des féminismes et les divers enjeux ont coexisté aux différentes époques. Le mouvement actuel de dénonciation des violences sexuelles s’inscrit dans la continuité de la deuxième vague, marquée par la lutte contre ces violences et la prise de parole des victimes. Mais elle est aussi nouvelle, surtout par l’utilisation des réseaux sociaux, qui a un effet démultiplicateur.
- Si l’on pense par exemple à la récente tribune signée par Deneuve et consoeurs, comment arrive-t-on à ce paradoxe où les féministes, qui se sont historiquement battues contre un certain « politiquement correct » et pour la liberté sexuelle, se voient précisément reprocher d’être trop politiquement correctes et de signer l’arrêt de mort de la liberté sexuelle ?
Ce paradoxe est très ancien : déjà au début du 20e siècle, une partie de l’extrême gauche, des anarchistes et des féministes accusaient les féministes majoritaires d’être des puritaines, parce que celles-ci réclamaient « une seule morale pour les deux sexes » et souhaitaient amener les hommes vers la morale sexuelle imposée aux femmes. Cela fait donc longtemps que l’on voit les féministes comme des empêcheuses de jouir tranquille. Leurs positions sur la prostitution (la fin de la réglementation) et sur la pornographie (davantage de censure) sont combattues. Dans les années 1960-1970, il y eut des heurts entre les partisans d’une révolution sexuelle sans limites et les féministes qui pensaient que la dérégulation totale se ferait au détriment des plus fragiles socialement, les femmes, et n’était pas envisageable à propos des enfants.
Cette accusation-là n’est donc pas nouvelle, et il n’est pas nouveau non plus que des femmes la portent. C’est évidemment irritant de l’entendre, car se battre pour la contraception, le droit à l’avortement, le droit de vivre sa sexualité comme on le souhaite et le droit à une vraie éducation sexuelle n’ont vraiment rien de puritain !
Ajoutons tout de même qu’entre féministes, il existe aussi de vifs débats et de profonds clivages sur les politiques sexuelles.
- Au-delà du mouvement de libération de la parole autour des violences faites aux femmes, quels sont les défis du féminisme actuel ? Et quelles « leçons » de l’histoire peuvent contribuer à relever ces défis ?
Le défi principal, c’est de constituer le féminisme en une force politique plus unie et mieux organisée pour résister à la montée d’extrêmismes explicitement antiféministes. Les années 1930 nous donnent une grande leçon sur le risque de régression, que l’on peut sous-estimer. À chaque fois que les féministes gagnent un combat et que la domination masculine régresse un petit peu, cela engendre une réaction, une recomposition de la domination, des contre-mouvements.
C’est pour cela qu’il est préférable d’étudier l’histoire du féminisme et celle de l’antiféminisme en même temps, pour saisir leur dialectique. Par exemple, l’une des dimensions de la victoire du fascisme et du nazisme en Europe, c’est la réaction – dans le contexte de crise sociale, économique et politique des années 1930 – aux progrès de la condition des femmes. Il s’agit donc déjà de protéger ce qui a été acquis. Mais aussi de convaincre les femmes et les hommes qu’il est de l’intérêt de toutes et de tous de vivre dans une société égalitaire.
- Selon vous, quels sont les principaux enjeux de l’égalité entre femmes et hommes dans le milieu académique ?
Il s’agit de favoriser le recrutement et les carrières des femmes, qui subissent des inégalités criantes et injustifiées. Je soutiens les politiques d’égalité, mais je suis surtout très investie, depuis trente ans, dans la promotion des recherches sur le genre. Pour moi, les deux sont liées : la pleine reconnaissance des études sur le genre contribue à créer une culture de l’égalité, d’autant que ces recherches sont principalement menées par des femmes.
Harcèlement : une violence tue – Retour sur les étapes d’une (trop) lente prise de conscience, à travers les archives de la RTS