Le Misanthrope
D’après Molière / Mise en scène par Anne Schwaller / Théâtre des Osses (Fribourg) / Du 30 octobre au 21 décembre 2025 / Critique par Ilian Guesmia .
14 novembre 2025
Par Ilian Guesmia
L’écart à la norme comme moyen de s’émanciper

Anne Schwaller, directrice artistique du Théâtre des Osses, fait de Célimène une femme libre et indépendante, qui cherche à s’émanciper des normes sociales. Une relecture féministe aboutie pour un spectacle brillant, porté par des interprètes extraordinaires.
Depuis sa création en 1666, Le Misanthrope n’a pas pris une ride : cette comédie en cinq actes et en vers conserve une étonnante modernité dans ce qu’elle dit des rapports humains. Pour autant, la question de l’actualisation se pose inévitablement au moment de mettre en scène, au XXIe siècle et pour une énième fois, cette pièce de Molière. Que peut-elle encore nous dire de nouveau, que nous n’ayons pas déjà entendu ?
Pour répondre à cette question, Anne Schwaller commence – comme bon nombre de ses prédécesseurs (et prédécesseuses, quoiqu’elles soient peu nombreuses) – par désancrer temporellement l’action ou, pour être plus précis, par rendre le cadre temporel ambigu. En effet, plutôt que de se contenter de choisir entre costumes modernes (parti pris largement majoritaire dans les mises en scène de la pièce au XXIe siècle) et costumes d’époque (privilégiés par Jean-Pierre Miquel à la Comédie Française en 2000 ou, plus récemment, par Peter Stein au Théâtre Libre en 2019), la metteuse en scène opte pour des costumes hétéroclites, mêlant les codes vestimentaires de différentes modes. L’intérêt de cette proposition est qu’elle permet aux diverses tenues de refléter les valeurs des personnages. Ainsi, alors que le têtu Alceste s’obstine dans son vêtement style XVIIe, Célimène se montre – sans surprise – plus audacieuse, en portant successivement une combinaison moulante noire et pailletée ouverte dans le dos, un complet composé d’une redingote et d’un élégant pantalon blanc, une robe fuchsia flashy et enfin une robe verte plus simple. En outre, si plusieurs personnages arborent, au début de la pièce, des habits qui évoquent le XVIIe siècle, certains indices – comme le port de masques blancs, ainsi que la présence de chaussures à talons hauts et d’une robe s’arrêtant au-dessus des genoux – laissent penser que ces vêtements relèvent davantage du bal costumé moderne que d’une représentation authentique de la noblesse. Cette dernière se voit ainsi transposée en un autre groupe social, en une autre forme de cour plus actuelle mais tout aussi oisive, celle des jet-setters, l’élite fortunée de notre temps ; quoique les privilèges aient été abolis en 1789, ils existent toujours, indéniablement.
Par ailleurs, la réinterprétation d’Anne Schwaller passe également par un jeu habile sur le décor : au contraire de Jean-François Sivadier (Théâtre National de Bretagne, 2013) ou de Clément Hervieu Léger (Comédie-Française, 2014) qui agrémentent (et encombrent, dans certains cas) leur scène d’un abondant mobilier, la metteuse en scène opte pour un plateau épuré, à peine orné de deux chaises noires, choix qui rappelle la mise en scène de Miquel. Elle emprunte en outre à Stéphane Braunschweig (Théâtre National de Strasbourg, 2003) l’idée de composer sa scène avec des miroirs, à la différence près qu’elle ne les dispose pas en fond de scène, mais plutôt au sol ; si ce choix ne permet en l’occurrence pas de produire d’effets de sens particuliers – au contraire du dispositif de Braunschweig qui créait des effets de masse saisissants et faisait littéralement du public le reflet de l’action –, il est esthétiquement bienvenu. Mais c’est surtout le fond de scène qui attire l’attention et rend la scénographie de Vincent Lemaire unique : une grande paroi translucide, dont les articulations s’ouvrent et se ferment comme des portes, laisse entrevoir les mouvements des comédien.ne.s en hors-scène, tout en diffusant les élégantes lumières élaborées par Philippe Sireuil. Ce dispositif scénique est particulièrement pertinent au début de la pièce ; en effet, il donne l’impression d’assister, en aparté, aux discussions d’Alceste et Philinte en marge d’une fête dont on perçoit les lumières et la musique étouffée, situation qui met en évidence la mise à l’écart – certes volontaire – du misanthrope.
La direction d’acteur.ice contribue également à rendre les dialogues naturels pour un public d’aujourd’hui : les comédien.ne.s interprètent toutes et tous leur personnage avec une spontanéité, une intensité et un naturel impressionnants, évitant le piège du surjeu (on pense notamment à l’interminable mise en scène de Sivadier, à celle de Michel Fau en 2014 ou encore au Alceste hurlant constamment de Loïc Corbery dans la très longue mise en scène d’Hervieu-Léger). Vincent Ozanoninterprète avec brio un Alceste tantôt éloquent, moralisateur et bougon, tantôt émouvant voire pathétique et puéril (rappelant en cela la proposition de Denis Podalydès en 2000).
Mais c’est avant tout par le personnage de Célimène, brillamment interprétée par Sélène Assaf, que s’opère l’actualisation. En effet, quoiqu’Alceste reste indéniablement le protagoniste d’une fable et d’un texte que la metteuse en scène conserve intacts, c’est bel et bien en portant une attention toute particulière à l’amante du misanthrope qu’Anne Schwaller apporte un regard nouveau sur l’œuvre de Molière et achève la relecture féministe esquissée par certain.e.s de ses prédécesseur.euse.s. Célimène n’est ici pas tant une coquette joueuse et médisante qu’une femme libre et indépendante, qui se fiche pas mal de transgresser les normes sociales étouffantes qu’on voudrait lui imposer. Son dernier geste est à ce titre aussi fort que jouissif, la délivrant pour de bon d’une conclusion moralisatrice qui la mettait, dans le texte de Molière, en position de faiblesse. L’écart à la norme, vecteur de comique pour le public du XVIIe siècle, devient l’outil indispensable et courageux d’une émancipation puissante et jubilatoire.
14 novembre 2025
Par Ilian Guesmia
