Entretien avec Delphine Abrecht autour du projet S’entretenir

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Dans le cadre de l’opération Inédits Textes dramatiques, en partenariat avec Le Courrier.

Un entretien autour du projet S’entretenir (2023) / de Delphine Abrecht / Plus d’infos.

Compte rendu de Delphine Abrecht – S’entretenir

Delphine Abrecht travaille depuis plus de quinze ans, en tant que chercheuse, artiste et dramaturge, sur le rapport au public dans le domaine de l’art et du théâtre contemporains. Elle s’intéresse particulièrement aux interactions sociales et à leur dimension relationnelle.  Son centre d’intérêt artistique est focalisé autour de l’idée de dépasser les codes du théâtre afin de rendre les participants plus impliqués au sein même de la performance. Le but est d’encourager les spectateurs à participer à un spectacle tout en œuvrant à sa création. Lors du projet de recherche Action, auquel elle a participé à la Manufacture en 2017-2018, puis au sein du spectacle invisible développé au sein de la Cie Yan Duyvendak en 2019, elle imaginait de petits scénarios de consignes qui plaçaient les participants au centre de l’action. En 2020, pour le projet de recherche Spectator ludens, elle plaçait de nouveau le public au centre de l’expérience théâtrale. La performance immersive S’entretenir, créée en 2023 à l’Arsenic, se compose d’une série de protocoles sous forme de marches à suivre, qui permettent de produire une rencontre. Pour s’éloigner des codes traditionnels des rencontres habituelles et de la répétitivité du small talk, Delphine Abrecht y propose des expériences innovantes, qui visent à créer des liens entre des personnes qui ne se seraient peut-être jamais abordées et ce, dans un cadre dépourvu d’attentes ou de jugement, où les participants peuvent interagir librement tout en étant guidés par des règles de jeu claires.  Il s’agit de pousser les gens hors de leur zone de confort quant à la façon d’expérimenter une rencontre. Le spectacle est ici un cadre d’exploration du relationnel. Certaines marches à suivre, à l’instar de RACONTE-MOI TON CORPS, poussent par exemple les participants à parler d’un sujet particulier. D’autres à aller se balader pour découvrir un lieu, comme HOLIDAYS, où les participants reviennent d’ailleurs souvent en retard. D’autres encore invitent à ne pas parler du tout (UNE BALADE SANS BLABLA). Il existe pour l’heure une quinzaine de protocoles possibles. Chaque protocole ayant son propre dispositif, l’expérience est différente pour chaque duo. De plus, parce que l’expérience dépend de l’interaction spécifique entre deux personnes singulières, elle est à chaque fois unique. Ce sont les participants qui construisent l’expérience.

S’entretenir est donc plus qu’un spectacle, c’est une opportunité de faire des expériences qui sortent de l’ordinaire, et de plonger dans une réflexion sur la manière d’aborder les rencontres.

Pour s’y essayer, S’entretenir aura notamment lieu pour cinq représentations entre le 20 et le 31 janvier 2026 à La Grange / UNIL.


Entretien avec Delphine Abrecht – S’entretenir

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© Chloé Cohen

Lucie Ortet, pour l’Atelier critique : Comment en êtes-vous venue à concevoir le projet S’entretenir ?

Delphine Abrecht : Je pense que cela vient de l’attrait que j’ai pour le relationnel. Et aussi de mon parcours ! Après un travail de thèse à l’UNIL sur le rapport aux spectateurices dans le théâtre contemporain, j’ai travaillé sur plusieurs projets très interactifs, comme par exemple invisible avec la cie Yan Duyvendak, où nous avions créé des scores [fiches de consignes] et où l’on envoyait les gens en autonomie dans l’espace public pour faire des micro-actions de désobéissance civile. Je trouve cela génial de donner simplement un cadre à un public pour permettre une expérience. J’ai aussi mené avec deux collègues un autre projet de recherche à la Manufacture qui s’appelait Spectator ludens. Au début de l’ouverture d’atelier au public que nous avions proposée, nous avions simplement mis des questions dans l’espace et dit aux gens de circuler par deux, puis d’en discuter. Cela avait été mon moment préféré lors de ces ouvertures d’atelier, et je m’étais dit que cela constituait déjà « un truc » en soi. C’est chouette de voir des gens qui ne se seraient pas parlé normalement se rencontrer. J’aime ça aussi dans la vraie vie. Un temps, j’ai organisé chaque semaine des « lundi-spaghetti » chez moi, et j’aimais me poser et regarder discrètement mes ami·e·s se rencontrer.

L. Ortet : Comment décrire ce spectacle, si c’en est un ?

D. Abrecht : Ce n’est effectivement pas vraiment un spectacle car c’est très participatif, et que les rencontres de S’entretenir se font en autonomie et sans regard tiers. Après, il y a une marche à suivre, une introduction et un moment de conclusion, donc les gens sont quand même très guidés. Et même si ce n’est pas du tout une pièce de théâtre au sens classique, les gens ont quand même un regard méta sur ce qui se passe en étant à la fois acteurs et spectateurs de leur moment, ainsi qu’un regard réflexif sous forme d’appréciation a posteriori. Ce qu’on peut affirmer avec certitude est la présence d’une dramaturgie dans les marches à suivre, bien qu’il n’y ait pas de scène. Il s’agit à chaque fois de lieux différents, soit en balade, soit dans une petite salle, dans un bureau ou dans un coin du théâtre, et les participant·e·s suivent les marches à suivre qui leur sont attribuées. En fait, c’est une expérience de vie avec une durée, un début et une fin.

L. Ortet :  Quelles difficultés avez-vous rencontré avec ce dispositif, que celles-ci soient liées à la création du protocole ou aux réactions des spectateur·ices ?

D. Abrecht : Il y a eu très peu de difficultés, car la création s’est faite de façon hyper organique. Je recevais à chaque fois une personne dont j’aimais la singularité, on discutait sur ce qui pouvait pour elle rendre une rencontre marquante ou agréable, puis on inventait ensemble une forme de rencontre. Après, la difficulté, qui n’en est pas vraiment une, c’est de tester. Je testais chaque dispositif de rencontre avec d’autres ami·e·s pour voir ce qui fonctionnait ou non.  Il fallait s’assurer que les marches à suivre soient les plus claires et « emparables » possible. C’était aussi important de prévoir des trigger warnings, par exemple la présence possible de toucher. Finalement certains dispositifs prenaient tout de suite, et d’autres, il fallait les adapter après ces crash-tests. Ensuite, je n’ai pas rencontré de difficultés particulières lors des représentations !

L. Ortet :  Qu’attendez-vous des participant·es ? Qu’ils regardent l’autre agir et se regardent agir ?

D. Abrecht : Je pense que les participant·e·s entrent dedans, et ne sont pas tout le temps en train de se regarder agir. Il y a quand même un moment où il faut se livrer et entrer en relation avec quelqu’un ! En revanche, je pense qu’il y a des gens qui s’investissent ou qui s’emparent plus ou moins de l’expérience. Cela dépend de la rencontre, de la personne avec qui on fait le jeu et des dispositifs qui sont très différents. Certains sont plus ou moins réflexifs, et on plonge plus ou moins dedans puisque chaque marche à suivre est pensée différemment. Certaines n’impliquent pas de parole tandis que d’autres sont purement fondées sur la parole. Il y a donc à la fois des allers-retours et des degrés différents entre agir dans la marche à suivre et être conscient de soi-même.

L. Ortet : Ce serait donc une performance ?

D. Abrecht : En quelque sorte, oui, au sens où la performance demande une part d’authenticité et de dévoilement de soi et où il n’y a pas de fiction. Et en fin de compte, il y a quand même un regard sur l’action, même si c’est le nôtre. Il y a une proposition qui est faite au public, avec laquelle il va sûrement jouer. Et c’est aussi une expérience sociale. Souvent les gens reviennent en me disant que c’est beaucoup plus facile d’être authentique et sincère avec quelqu’un qu’on ne connaît pas. Ils se livrent beaucoup plus parce qu’il n’y a pas de jugement, pas d’intérêts, ni d’enjeux.

L. Ortet : Pourrait-on dire que ces protocoles existent de manière implicite dans la vie de tous les jours ?

D. Abrecht : On suit évidemment aussi des protocoles dans la vie de tous les jours. Mais je ne crois pas que ce soit la même chose car justement, avec ces marches à suivre, on sort du small talk classique. Je n’aime pas devoir redire des choses que j’ai déjà dites à quelqu’un d’autre. Pour moi le small talk est compliqué et redondant, « qu’est-ce que tu fais dans la vie », tout ça… L’idée des marches à suivre de S’entretenir est de nous emmener dans quelque chose d’un peu plus intense et original, dans une expérience spécifique se démarque des interactions de tous les jours. On pourrait dire qu’aller boire un verre pour se rencontrer, c’est une sorte de script effectivement. Qui implique même une certaine durée. Mais S’entretenir propose d’autres scripts que je trouve plus ludiques. Ils n’ont par ailleurs rien à voir avec des rencontres amoureuses, ni avec du réseautage. Ce sont des rencontres, parfois intergénérationnelles, où des gens qui ne se seraient pas forcément parlé se découvrent pendant une heure sans les enjeux de se plaire ou la peur du jugement. Je suis vraiment heureuse d’avoir pu créer ce projet avec toutes les personnes qui m’ont accompagnées pour l’inventer. Et avec celles qui viendront, car j’espère que ça va continuer à tourner et que je vais continuer à créer de nouveaux dispositifs !