Dans le cadre de l’opération Inédits textes dramatiques, en partenariat avec le journal Le Courrier.
Un entretien autour de la pièce Merci pour le couteau à poisson, les conversations et les délices au jambon (2025)/ de Brigitte Rosset / Propos recueillis le 18 juin 2025 par Lou Sicovier, sur la terrasse de l’Hôtel Alpha Palmier, à Lausanne / Plus d’infos
Par Lou Sicovier

Lou Sicovier, pour l’Atelier critique : Dans vos toutes premières phrases, vous dites « Ma mère est morte en janvier 2020 », puis, vous enchaînez sur une multitude de souvenirs drôles et heureux. Pourquoi, dans un spectacle comique, utiliser ce terme très direct qui fait parfois peur, plutôt que des formules plus atténuées ? Et est-il difficile de faire rire d’un sujet aussi triste ?
Brigitte Rosset : Ces premiers mots, ce sont ceux qui marquent le début de l’histoire. Tout part de là. Mon but était, je crois, de donner d’office des clefs de lecture aux spectateurs. Il n’y a pas de dimension tragique dans la manière d’amener cette phrase, mais plutôt l’intention d’introduire de jolis souvenirs. Je veux parler de ce qui reste, mais pour cela il me faut utiliser les mots vrais, les bons. Et la mort fait partie de la vie. Je n’ai pas peur de la mort – même si évidemment, je ne veux pas mourir là, maintenant – mais utiliser les termes sans fioritures me permet d’amener du soin dans ce que je raconte.
L. S. : Merci pour le couteau à poisson, les conversations et les délices au jambon est votre sixième seule en scène, dans lequel vous parlez de vos souvenirs d’enfance et de toutes les personnes qui vous ont marquée. Vous interprétez tour à tour différentes voix et personnes, est-ce que ce vous les avez réellement toutes connues et est-ce que ces incarnations multiples, avec tous ces détails, représentent une difficulté à la scène ?
B. R. : J’aime faire croire à des personnages, un peu comme lorsqu’on est enfant dans la cour de récré, et qu’on joue à être un prince, un chanteur, un animal… La première fois que j’ai rencontré quelqu’un qui utilisait beaucoup de personnages dans ses spectacles, j’avais quinze ans : c’était François Silvant. Il a été mis en scène plusieurs fois par Philippe Cohen, qui emploie beaucoup la technique de mime pour ses spectacles. Souvent, il n’en faut pas beaucoup, un simple geste peut devenir représentatif d’un personnage. Tout se construit ensuite par l’imaginaire du spectateur. Pour incarner ces différentes personnes, il faut surtout le répéter plusieurs fois, jusqu’à ce que ça en devienne presque un réflexe.
L. S. : Dans la salle du Casino Théâtre de Genève, le public avait tous les âges et pourtant, chaque spectateur a pu se reconnaître dans une de vos anecdotes. Diriez-vous que ce spectacle est transgénérationnel, que certaines choses traversent les époques, même sous d’autres formes ?
B. R. : J’ai eu assez peu de retours de la part de « jeunes » (dans la vingtaine) sur leur perception de ce spectacle. Mais en tout cas, je pense qu’il y a une dimension transgénérationnelle en ce sens qu’il parle d’humains, que nous pouvons avoir des mêmes références. Après, chaque vécu est teinté d’une certaine époque. Quand je parle du couteau à poisson par exemple, il n’y en a presque plus aujourd’hui. Cet objet sera plus parlant pour des gens de ma génération, ou qui sont mes aînés.
L. S : Votre spectacle se divise en épisodes, rendant hommage à des membres de votre famille. Comment vous y êtes-vous prise pour travailler sur ces séquences et provoquer certaines émotions liées à l’enfance et au passé familial ?
B. R. : Au départ, il y avait beaucoup plus de contenus et de souvenirs que je voulais intégrer. J’ai travaillé avec Christian Scheidt pour la mise en scène, ce qui m’a permis d’avoir un point de vue extérieur. Nous avons construit le spectacle comme un puzzle, en prenant certains morceaux et en les déplaçant au sein du spectacle. C’est plus facile pour moi de travailler un texte sur scène que sur le papier, car la vision d’ensemble est différente. La dernière étape a été d’ouvrir les répétitions au public, et de voir quelles réactions étaient suscitées, jusqu’à parvenir à un équilibre qui me convenait. J’essaie parfois de travailler avec des vidéos, mais plutôt pour l’aspect technique, parce que c’est toujours étrange de se voir jouer. J’ai l’impression d’être dans un certain rôle, mais ça ne donne pas le même résultat à la caméra et cette différence peut être perturbante.
L. S. : Votre spectacle convoque les cinq sens, au travers de musiques, de saveurs, d’imitations visuelles. Cela s’est-il imposé pour représenter vos souvenirs d’enfance ?
B. R. : C’est vrai que les cinq sens sont très présents, je l’ai réalisé lors du premier filage. Je pense que c’est la thématique de l’enfance qui amène ça, parce que c’est mon spectacle où cela est le plus visible. C’est peut-être dû au fait que beaucoup de souvenirs se forgent dans l’enfance et sont souvent liés à cet éveil des sens. Pour ma part, je pense que c’est beaucoup le goût qui est ressorti : beaucoup de mes anecdotes sont liées à l’estomac et sont en lien avec ma propre enfance.
L. S. : Le sujet des liens familiaux est très présent dans la littérature contemporaine. Avez-vous des modèles littéraires qui vous ont particulièrement marquée et souhaitiez-vous vous inscrire dans une veine de ce type ?
B. R. : Je ne pense pas avoir vraiment de modèle littéraire, j’ai plutôt des modèles de mises en scène – comme celles de Philippe Cohen pour François Silvant dont nous parlions avant, qui m’ont donné envie de monter seule en scène. J’ai des choix très éclectiques en littérature, mais je me demande rarement si l’auteur a réellement vécu ce qu’il écrit, je rentre tout de suite dans son imaginaire. Mais de mon côté, j’ai l’impression d’être beaucoup plus légitime lorsque ce que je dis est personnel, et c’est aussi plus facile puisque dans ce souci de vérité, j’amène peu de déformations à ma propre histoire – du moins dans ce spectacle. Cependant, je veille à ce que la mise en scène ne soit pas trop autocentrée, pour que le spectateur puisse faire son propre chemin. Ce besoin de sincérité peut être embêtant dans la forme de mes textes, parce que je ne parviens pas à avoir une écriture tranchante ou efficace, ou à raconter une anecdote drôle dans un temps court. Je suis vraiment terrifiée à l’idée de faire du stand-up, s’il faut par exemple faire une blague en 6-7 minutes. Il me faut poser le décor pour que je puisse vraiment m’amuser.
L. S. :Vous abordez toujours des sujets sensibles et personnels dans vos spectacles. Comment gérez-vous la limite entre votre vie personnelle et ce qui pourrait servir de matériel à un projet ?
B. R. : Concernant l’écriture de ce spectacle, cela s’est encore bien passé. C’est surtout lorsque j’ai commencé à le mettre en scène que cela m’a posé problème. Je n’arrivais pas à mettre cette distance et je perdais complètement mes moyens. Mais finalement, à force de faire encore et encore ce spectacle en répétitions, la distance s’est créée et j’avais l’impression de permettre à ces souvenirs de revivre, plutôt que de les subir. J’ai alors éprouvé un réel plaisir à jouer et à évoquer ces moments. J’ai aussi pris le parti de voir la chance que j’avais, de pouvoir par exemple écouter ma grand-mère à chaque fois que je joue. Mais ce spectacle est sans doute mon projet le plus personnel.
L. S. : Malgré des souvenirs tristes ou difficiles, on ne sent pas une once de rancœur ou d’amertume dans votre jeu, mais plutôt un amour qui accepterait les imperfections. Diriez-vous que ce spectacle marque un certain apaisement, une nouvelle étape de vie ?
B. R. : Je pense qu’il s’agit de nature plutôt que d’étape de vie. Comme je suis assez connectée à mes émotions, cela m’arrive rarement d’emmagasiner beaucoup et que tout lâche à un moment. Mon métier fait aussi que je suis continuellement en lien avec mes émotions, c’est comme un muscle. Ça ne me fait donc pas peur, car je m’en sers tout le temps. C’est peut-être aussi une question de génération, on parle beaucoup plus, actuellement, de santé mentale, d’exprimer ce que l’on ressent. Pour moi, c’est la scène qui a permis cela, et j’en suis très reconnaissante. Il y a peu de métiers où on peut raconter des choses personnelles, et se sentir valorisé, se faire applaudir. La scène calme l’ego et les peurs, elle donne l’impression d’avoir un rôle.
