Lenz
D’après Georg Büchner / Mise en scène par Éléonore Bonah et Maria Clara Castioni / Théâtre de Vidy (Lausanne) / Du 1 au 10 avril 2025 / Critiques par Alexia Gay, Muireann Walsh, Loris Ferrari, Laurie Boissenin, Killian Lachat, Maxime Grandjean et Orane Gigon.
1 avril 2025
Par Alexia Gay
Lenz en éclats

Il est là, mais il n’est pas là. Lenz s’efface, se diffracte, se dédouble dans les voix et les gestes d’Anne Tismer et Luna Desmeules. Le spectacle imaginé par Éléonore Bonah et Maria Clara Castioni ne reconstitue pas le récit de Georg Büchner, mais l’explore, le découpe, le fait résonner autrement. Rien n’est fixé, achevé, et pourtant tout vibre intensément.
Un rideau de plastique argenté, baissé. La lumière éclaire encore le public. Sur scène, deux comédiennes, debout, portant des habits de même couleur. Elles semblent être là par accident, arrivées trop tôt, dans un spectacle qui n’aurait pas encore commencé. Sans transition, sans décor planté, elles plongent dans le texte et le font éclater, le laissent se disperser en éclats de voix, de gestes, de silences. Lenz est là, mais en morceaux. Un jeu de reflets, d’échos, de fragments qui ne s’assemblent jamais tout à fait.
Elles sont deux, Anne Tismer et Luna Desmeules, et elles sont tout sauf Lenz. L’une, grande figure allemande du théâtre, un jeu maîtrisé, posé, presque distant. L’autre, jeune, vive, portée par une expressivité brute. Deux présences opposées, qui pourtant vibrent ensemble, se répondent, se complètent. Elles ne jouent pas une histoire : elles la déconstruisent, la reconfigurent à leur manière, parfois en l’éloignant, parfois en y plongeant jusqu’à l’incarnation physique.
Le texte de Georg Büchner devient matière à découper. Un peu comme ces feuilles de papier sur scène, que les comédiennes taillent, suspendent, font virevolter. Pas d’Oberlin, pas de Dieu. Pas même une reconstitution fidèle du parcours de Lenz dans les Vosges. Juste une parole qui se cherche, qui s’échange au hasard, qui se superpose parfois. Un rythme brisé, haché, des phrases lâchées comme si elles venaient d’être pensées à l’instant. D’autres récitées très rapidement, sans pause. Une rythmique imprévisible, qui ne laisse jamais le spectateur s’installer.
On croit percevoir une logique, mais elle se dérobe aussitôt. Une scène se construit, mais elle s’arrête, bifurque, repart ailleurs. Une image commence à prendre forme, et déjà elle s’efface. Un grand tableau blanc est dressé sur scène : vide, comme ce spectacle qui semble en train de s’inventer sous nos yeux. Puis il devient surface de projection. Ombres mouvantes, décors esquissés du bout du doigt, montagnes et cimes imaginaires que Luna trace en désignant le vide. Une géographie incertaine, entre suggestion et effacement.
Le texte se joue aussi par le corps. Une phrase prononcée est aussitôt mimée : « Il ne sentait aucune lassitude, mais, par instants, il lui était désagréable de ne pas pouvoir marcher sur la tête. » Et Luna, en réponse, fait un poirier. Plus encore, la gestuelle précède presque la parole, comme si elle l’attirait à elle. « Il s’accrochait particulièrement… », alors que justement, avec des pinces, elles sont en train d’accrocher au sens propre à des cannes leurs branches de papier découpé. Le texte devient action, geste, et parfois, à l’inverse, c’est plutôt un refus franc du mimétisme qui s’impose.
Tout semble à la fois spontané et maîtrisé. On joue avec la lumière ; les comédiennes déplacent un spot au sol pour créer des ombres mouvantes à l’aide des branches en papier accrochées aux cannes, on laisse planer l’ambiguïté entre accident et intention. Lorsque le noir se fait sur scène, Luna elle-même semble hésiter un instant, scruter autour d’elle, comme si un problème technique s’était glissé dans la mise en scène. Mais non : tout est voulu, tout est maîtrisé. Une mise en scène qui semble jouer avec ses propres ratés, ou du moins avec leur illusion.
Et puis, il y a ces moments d’abandon, quand la parole décroche du texte de Büchner. Quand Luna s’arrête et dit : « Il me vient une pensée. » Elle parle du malheur, de ceux qui ne veulent plus vivre. Anne l’écoute, puis conclut : « C’est beau. » Mais rien n’est approfondi. On revient au texte, comme si la réflexion était laissée en suspens. Comme si tout le spectacle était une phrase inachevée.
On s’amuse aussi. Un sac de congélation ALDI devient un accessoire de scène improbable, référence à ce moment du texte où Lenz se recouvre d’un sac. Une chanson surgit, inattendue elle aussi : Désenchantée de Mylène Farmer, chantée et mimée, performée en somme. Inattendue mais dans le thème, les paroles de la chanson résonnant avec la folie que subit Lenz. Et cette répétition lancinante : « Toute la nuit, toute la nuit, toute la nuit… », comme une obsession, une litanie.
Tout est jeu, tout est tentative. On croit toucher quelque chose et cela nous échappe. Et pourtant, un fil se tisse. Lentement, le spectacle construit son propre cheminement. Jusqu’à la chute finale.
Reste une sensation d’incomplétude, de suspension. Un spectacle qui ne cherche jamais à boucler son propos, qui préfère laisser des brèches. Quelque chose d’insaisissable, un théâtre brut, sans concession, qui ébranle et amuse à la fois. Une adaptation qui ne clôt rien, mais qui ouvre, qui questionne, qui souffle sur le texte de Büchner pour en laisser s’envoler les fragments.
1 avril 2025
Par Alexia Gay
1 avril 2025
Par Muireann Walsh
La folie à bout de bras

L’adaptation pour la scène, par Éléonore Bonah et Maria Clara Castioni, de la nouvelle de Georg Büchner, qui raconte l’histoire d’un écrivain allemand en crise mentale, donne à entendre le texte de Büchner à travers deux personnages à la fois conteuses, comédiennes, folles et amies.
Assise au fond de la salle René Gonzalez au Théâtre de Vidy, regardant deux femmes conter l’histoire de « monsieur L » qui est venu vivre un temps dans leur village, j’ai eu la très étrange impression de ne rien saisir des mots qui étaient prononcés sur le plateau. Parfois, l’une ou l’autre comédienne prononçait une phrase qui me semblait être d’une importance primordiale, mais en essayant de la fixer dans ma mémoire, elle fuyait, se perdait dans le flux du texte. En dessous des deux voix, qui se mêlaient par moments, s’opposaient dans d’autres, j’entendais comme un bourdonnement, dont je n’arrivais pas à cerner l’origine.
La création de ce flou sensoriel, cet état de flottement et d’incertitude face à ce qui était présenté sur la scène, semble être au cœur du projet esthétique du spectacle. Il opère en effet surtout sur le mode narratif, donnant aux comédiennes un texte à se raconter l’une à l’autre, et à raconter au public, plutôt qu’un dialogue dramatique à incarner. Les deux personnages, jouées par Anne Tismer et Luna Desmeules, sont des institutrices vivant en dessous de Lenz après qu’il s’installe entre fin janvier et mi-février 1778 dans ce petit village montagneux. Elles nous racontent comment Lenz est arrivé là, ce qu’il y a fait, et finalement, comment il en est parti. Elles ne nous font pas part de leurs propres parcours biographiques : on ignore qui elles sont, outre leur rôle d’institutrice et leur proximité spatiale avec Lenz. Cependant, elles ne sont pas totalement désincarnées, chacune a une perspective propre sur ce qui se raconte et une approche du jeu singulière et fortement contrastée avec l’autre. La figure qu’incarne Luna Desmeules est proche du public, directe dans son regard et dans son jeu. On la sent souvent proche de la colère ou de l’outrance, alors que celle que joue Anne Tismer est au contraire restreinte dans son affect, parfois enfantine dans son jeu, et distante de nous. Malgré ces approches différentes du plateau et du jeu, elles font preuve d’une écoute très fine l’une de l’autre ainsi que d’une complicité importante. On a l’impression que ces deux personnes (les comédiennes ou les personnages, la limite est volontairement floue) se connaissent depuis longtemps, partagent un projet commun, une vie commune, même si celle-ci ne nous est pas offerte à voir.
Le mode plutôt narratif du spectacle, le jeu distancié des comédiennes avec leurs personnages ainsi que les décors minimalistes, qui sont transformés à vue, prêtent à Lenz des résonances avec le théâtre épique théorisé par Bertolt Brecht. On ressent cette même volonté de mettre en évidence le geste de mise en scène, de rappeler aux spectateurs que ce discours est construit, et de faire du théâtre qui raconte, qui montre, plutôt que du théâtre qui incarne et qui fait. Cette approche est très pertinente pour saisir la thématique centrale de l’histoire, celle de la folie.
La question est en effet capitale : comment montrer la folie ? Comment rendre lisible au public ce qui est propre à la plus profonde intimité d’une personne, comment retranscrire ses déchirures internes, comment faire qu’on les voit ? Comment narrer quelque chose qui rend muet, qui sort de la narration, qui sort de la logique de la lisibilité et de l’intelligibilité mutuelle qui régit tant de nos conversations quotidiennes? Ici, cela passe précisément par le jeu de l’aliénation et du dédoublement, de la distance prise entre les deux comédiennes et leur histoire. Elles sont deux à tenter de raconter cette histoire, deux à essayer de faire sens, à essayer d’approcher. Par moments, elles sont plus proches de la personne qu’elles racontent, imitant ses mouvements, prenant sur elles une part de la déchirure qu’il vit. Par d’autres, elles adoptent plus de distance avec leur propos, s’approchant du public mais s’éloignant du décor, s’éloignant de l’espace de la fiction. Par moments, on croit comprendre qu’elles sont deux aspects contradictoires d’un esprit qui essaye de se rassembler ; par d’autres, il s’agit simplement de deux personnes partageant un espace, essayant de se faire comprendre l’une à l’autre, et de faire comprendre au public ces choses qu’elles ne peuvent pas simplement dire.
À l’issue du spectacle, les avis échangés dans le public divergent grandement. Certains ressortent avec un sentiment profond d’angoisse, d’autres témoignent de frustrations. Personnellement, j’en ai tiré une impression de paix. Témoin d’une histoire trouble et indécise, j’en retiens surtout des images rassurantes par leur précision et leur intimité : une femme qui danse dans une fontaine imaginaire, ou qui parle à sa propre ombre, tentant de l’encourager, alors qu’une autre lui donne un rythme sur lequel danser, ou dispose à son intention un projecteur allumé, afin qu’elle puisse voir son ombre. Il est question d’une déchirure, mais également, par le geste de la narration, de rétablir une entente avec cette déchirure, de tendre ses bras vers le fou, et d’essayer de vivre ce qu’il a vécu, de comprendre ce qu’il a compris.
1 avril 2025
Par Muireann Walsh
1 avril 2025
Par Loris Ferrari
Tout est chaos / A côté

La création d’Éléonore Bonah et Maria Clara Castioni revisite la nouvelle de Georg Büchner, en voulant donner la parole à deux femmes qui auraient accueilli le poète tourmenté Lenz, offrant ainsi une perspective inédite sur son histoire. Le texte prend vie entre les voix des comédiennes, le langage du corps se fait écho du tumulte intérieur, tandis que la lumière et l’eau façonnent l’espace et les émotions.
Ce spectacle est une adaptation pour la scène de la nouvelle de Georg Büchner, publiée en 1839. En se fondant sur le journal tenu par le pasteur Jean-Frédéric Oberlin, Büchner fait le récit d’un homme sombrant dans la folie. Cet homme, c’est Jakob Lenz, poète et dramaturge dont la vie tragique s’est terminée misérablement en 1792 à Moscou. La nouvelle s’intéresse à son passage dans le petit village de Waldersbach, en Alsace. Il y arrive en fuyant une existence vide de sens, et y vit entre le 20 janvier et le 8 février 1778. Lenz cherche à trouver la paix en lui-même, mais rien n’y fait ; même l’aide d’Oberlin ne suffit pas et, atteint d’une complète démence, il finit par être envoyé à Strasbourg. Ce bref moment de la vie de Jakob Lenz, son conflit intérieur, est une résonnance de celui que vécut Büchner lui-même au moment de l’écriture de la nouvelle, laissée à l’état de brouillon et publiée après sa mort. Un des points forts en est la description des paysages faisant écho et illustrant les drames intérieurs.
Le choix d’Éléonore Bonah et Maria Clara Castioni de laisser la parole à deux institutrices fictives vivant sous la chambre de Jacob Lenz est extrêmement intéressant. Les deux femmes, merveilleusement interprétées par Luna Desmeules et Anne Tismer, livrent un récit des observations qui pourraient être faites par deux personnes lambda sur cet étrange phénomène qui débarque dans la vie des villageois de Waldersbach. Oberlin, personnage central de la nouvelle de Büchner, qui était presque le seul à considérer Lenz comme un être humain, n’est plus là. Il ne reste que l’observation de la plongée complète dans la folie, sans espoir. Les paroles récitées par les deux comédiennes correspondent la plupart du temps au texte de la nouvelle, mais avec des coupes, notamment concernant les parties qui montrent le personnage plus apaisé. Ces sauts dans le récit viennent renforcer l’impression de folie grandissante de celui qu’elles appellent « Monsieur L. ». Mais des moments plus doux, plus poétiques sont aussi préservés, avec notamment l’intégration des descriptions magnifiques des paysages de Georg Büchner, qui reflètent le drame intérieur vécu par le protagoniste et l’écrivain.
Le décor est presque nu, avec quelques objets et un panneau éclairé sur lequel les ombres des comédiennes sont projetées. Ce sont elles qui font vivre et voir le texte, leurs mouvements très travaillés ne font qu’un avec ce décor. Des gestes simples, sans prétention, mais qui tirent leur force de leur simplicité, soulignent le récit sincère et touchant. La lumière vient compléter ce jeu, avec des variations entre tons chauds, lorsque les moments sont plus légers, et tons sombres, lorsque la folie de Lenz s’accroît. Ce jeu entre deux tons met en avant sa double personnalité. Le spectacle met l’accent sur les éléments de la nouvelle portant sur le thème de l’eau, ici omniprésente dans les paroles des deux femmes, dans leurs mouvements fluides, dans l’évocation constante de la fontaine du village, qui finit par apparaitre sur scène. Elle devient le fil rouge du récit, qui s’écoule du début à la fin, comme le destin tragique de Lenz. Source de vie, nécessaire à la vie, toujours en mouvement comme lui, elle a aussi une autre face, destructrice et dangereuse, qui peut éroder même la roche la plus dure. Lenz, pauvre humain, telle de la pierre sans cesse tourmentée par un torrent, s’érode et finit par disparaitre. Il ne reste de lui qu’une coquille vide, un corps détruit. Son existence ne tient qu’aux mots de la nouvelle de Georg Büchner et au spectacle qui les joue.
1 avril 2025
Par Loris Ferrari
1 avril 2025
Par Laurie Boissenin
Une adaptation au féminin ?

La nouvelle inachevée de Georg Büchner narrait la dissolution mentale de l’écrivain allemand Jakob Michael Reinhold Lenz. Éléonore Bonah et Maria Clara Castioni en proposent une adaptation brute, en 45 minutes. Dans cette version de l’histoire qu’elles annoncent comme féminine, la parole est donnée à deux institutrices logeant juste en dessous de Lenz, et témoins de son état de crise. Dans un décor minimaliste, le spectacle mêle narration, récitation et mimétisme pour faire écho à la folie de Lenz.
Plusieurs niveaux de narration se croisent dans le texte source, publié en 1839. Inachevé, ce dernier se base sur le journal tenu par le pasteur Johan Friedrich Oberlin qui accueillit Lenz chez lui du 20 janvier au 8 février 1778. Büchner, lui-même en crise, s’identifie à l’objet de son texte et projette ses propres angoisses sur son protagoniste. Une autre voix se superpose, celle de sa fiancée, Wilhelmine Jäglé, qui retravaille et publie le texte après sa mort. Ces différentes intentions s’entremêlent pour exposer la dépersonnalisation d’un homme qui perd tous ses repères.
Avec cette adaptation, Éléonore Bonah et Maria Clara Castioni ont l’ambition d’offrir une voix aux femmes, largement en retrait dans le récit d’origine. Le personnage d’Oberlin est gommé, au profit de deux institutrices, qui n’apparaissant pas dans la nouvelle. Celles-ci accueillent Lenz lors de sa fuite dans les montagnes. Luna Desmeules, fraîchement diplômée de la Manufacture, joue aux côtés d’Anne Tismer, actrice expérimentée. Manifestement liées et à l’écoute l’une de l’autre, les deux femmes dressent ensemble le tableau des délires et terreurs du poète. Le spectacle ne propose pas ici une mise en dialogue des longs passages descriptifs de Büchner, mais plutôt une récitation distribuée du texte d’origine, augmentée d’une chorégraphie, de mimes, d’échos au texte et de jeux de lumière.
Les artistes indiquent avoir travaillé le texte comme un paysage. Se succèdent de fait une série de tableaux dramaturgiques traduisant la dissolution des notions d’espace et de temps dans l’esprit du poète. Le paysage littéral, traversé par Lenz lors de son voyage, n’est pas représenté. L’accent est mis sur l’espace mental plutôt que sur le cadre naturel romantique grandiose qu’évoque la nouvelle. Le décor minimaliste, constitué essentiellement d’un panneau argenté, sert d’écran de projection des images mentales que construit, notamment grâce à l’éclairage changeant, le spectateur.
Bien que la note d’intention promette une perspective féminine, le travail de réécriture ne propose ne propose pas de véritable changement de point de vue. Les institutrices racontent l’expérience de Lenz avec les mots de Büchner, leur propre intériorité et leur pensée demeurant inexprimées. La même histoire, racontée par deux hommes, aurait-elle été si différente ?
Le texte, débité rapidement, est difficile à écouter. La prose de Büchner est récitée dans un flot de paroles qui flottent dans la salle sans réellement pénétrer l’esprit. Dans une démarche quasi brechtienne, empêchant une identification entre le personnage et l’actrice, les comédiennes maintiennent une distance dans leur jeu. Elles représentent les personnages sans partager leurs sentiments, sans véritablement les incarner. En conséquence, le public est tenu lui aussi à distance sans avoir les moyens de s’immerger dans la profondeur émotionnelle de la poésie romantique ni de se sentir affecté par les questions existentielles que soulève ce personnage. Le ton du spectacle, qui oscille entre le grave et le comique, ne sollicite pas les émotions. Lorsque les lumières s’éteignent, après un dernier tableau déroutant, un silence hésitant règne dans la salle, avant que le public, déboussolé, ne finisse par applaudir et faire retomber la tension.
1 avril 2025
Par Laurie Boissenin
1 avril 2025
Par Killian Lachat
Nuances

Dans une adaptation en demi-teinte de Lenz, une nouvelle de Georg Büchner, deux comédiennes incarnent des institutrices racontant la venue du poète allemand Lenz dans le village de Waldersbach. Entre dédoublement et brouillages énonciatifs, elles alternent la narration et le mime afin de mettre en lumière sa longue descente dans la folie.
Le choix d’adapter une nouvelle, soit de porter un texte non-dramatique sur scène, peut sembler assez ordinaire. Cependant, Éléonore Bonah et Maria Clara Castioni, respectivement metteuse en scène et scénographe, affichent, pour leur premier spectacle, un refus de mettre en dialogue la nouvelle. Contrairement à ce qui pourrait être attendu, elles proposent effectivement de créer quelque chose à partir du texte afin de le mettre sur scène et non en scène. S’ensuivent alors des choix narratologiques et esthétiques, parfois audacieux, qui jouent particulièrement sur les nuances et intensités.
Le spectacle est entièrement porté par deux comédiennes : la première est campée par Anne Tismer, une actrice allemande renommée avec déjà une imposante carrière théâtrale ; la seconde est interprétée par Luna Desmeules, diplômée en 2024 de la Manufacture à Lausanne. Le choix de deux actrices aux parcours si différents se ressent dans leur style de jeu, entre distanciation et incarnation, mais aussi dans les timbres de voix qui offrent des nuances et des contrastes très intéressants.
Après un court prologue, les deux comédiennes lèvent le rideau sur un plateau épuré qu’elles envahissent progressivement ; chacune à son tour prend en charge la narration et la monstration de l’action au moyen de mimes et de mouvements erratiques, qui ne sont pas sans rappeler la folie qui frappe Lenz. Cette passation énonciative semble d’ailleurs créer deux espaces distincts : d’une part, le devant du plateau – espace de la narration – permet la prise de parole des deux villageoises ; d’autre part, le fond du plateau, paraît plus proche de la fiction et de l’action racontée, soit de l’exemplification des actions de Lenz. Le dédoublement se fait également ressentir quant au style de jeu des deux comédiennes : alors que Luna Desmeules incarne une forme d’intensité défiante, Anne Tismer s’exprime de manière plus détachée, presque enfantine. Les deux villageoises sont donc complémentaires car elles offrent chacune un témoignage selon leur propre point de vue. Ce contraste témoigne d’ailleurs de la duplicité métaphorique de l’esprit de Lenz qui se délite progressivement.
Dès le lever du rideau, la récitation de la nouvelle commence dans un rythme emporté. Cette adaptation, qui reprend presque littéralement certains passages du texte original, donne la primauté à la narration, au point que ce flot de paroles submerge les spectateurs, les invitant à privilégier l’observation des corps et de l’espace. La prééminence narrative, de même que le jeu parfois désincarné d’Anne Tismer, semblent s’inscrire dans une forme brechtienne du théâtre, qui promeut la distanciation, soit l’impossibilité pour le comédien et le spectateur de s’identifier au personnage. Si nous pouvons saluer cette référence, assumée ou non, il en ressort cependant un flou artistique, uniquement relevé par les contrastes esthétiques.
Le choix d’adopter le point de vue des deux institutrices, personnages mineurs dans la nouvelle, garantit ici la cohérence du spectacle car il justifie un certain type d’énonciation, proche du conte ou du mime. On pourrait s’attendre à ce que la nouvelle prenne une signification différente, mais le changement n’est pas saillant de prime abord. En effet, au-delà de saluer la volonté féministe, ni la fable ni l’action – respectivement l’histoire racontée et l’action présentée sur scène – ne sont vraisemblablement altérées ; en définitive, n’importe quel membre de la communauté pourrait prendre leur place, reléguant l’identité des personnages au second plan.
La succession linéaire et chronologique des épisodes est parfois interrompue ; les deux femmes prennent alors la liberté d’extrapoler certains événements, de manière poétique ou teintés d’un humour insaisissable. Paradoxalement, ces pauses ne font pas avancer l’histoire mais éclairent le rôle des institutrices, elles-mêmes devenant comédiennes. D’ailleurs, il arrive que les brouillages s’intensifient, par exemple lorsque Luna Desmeules donne un fouet à un spectateur du premier rang, et qu’Anne Tismer s’excuse auprès de lui, de manière à le fictionnaliser et donc à renforcer leur rôle de comédienne.
Si les choix esthétiques et scénographiques jouent encore une fois sur les contrastes, entre ombre et lumière, timbres de voix, narration et mimes, la représentation laisse une impression inaboutie. Le dédoublement et le psychisme de Lenz sont certes rendus palpables par des contrastes admirablement saisis, mais une forme étrange d’humour vient alléger et troubler en quelque sorte le ton du spectacle, qui hésite dès lors entre tension psychologique et contrepoint comique. Cette ambiance, où l’on hésite à rire ou à pleurer, cherche peut-être à adhérer au ton de la nouvelle, en transposant le sentiment instable dans lequel le poète se trouve, ne sachant quelle attitude adopter, quelle voix écouter. Au-delà de l’approche nuancée, ce spectacle questionne donc la forme que peut prendre l’adaptation théâtrale d’une nouvelle qui a pour sujet la maladie mentale. Mais au lieu de déboucher sur une satisfaction agréable, la fin génère plutôt de nouvelles interrogations et un sentiment de désenchantement profond.
1 avril 2025
Par Killian Lachat
1 avril 2025
Par Maxime Grandjean
Une lecture incarnée de la folie

Éléonore Bonah et Maria Clara Castioni portent à la scène la nouvelle de l’écrivain allemand du XIXe siècle Georg Büchner. Passant par la traduction de Georges-Arthur Goldschmidt, elles adaptent le texte original en donnant la parole à deux institutrices voisines de Lenz, incarnées par Anne Tismer et Luna Desmeules, qui content la lutte contre la folie.
Dans un décor dépouillé, simplement constitué d’un panneau blanc au milieu de la scène, la complémentarité d’Anne Tismer et Luna Desmeules s’impose rapidement comme la clé de voûte du spectacle. Elle prend souvent la forme d’une répartition alternée entre narration et jeu physique, par la voix de deux institutrices, voisines de Lenz, qui prennent, dans cette adaptation, une place inédite. Si une comédienne récite des parties du texte, l’autre en amplifie le sens par ses gestes, endossant ponctuellement le rôle de Lenz lui-même. Outre d’autres ajouts musicaux, ce dispositif mêlant déclamation du texte et sa traduction mimétique sert parfaitement la transposition théâtrale de la nouvelle en permettant aux spectateurs de voir le texte prendre vie sous ses yeux et de partager les émotions de Lenz ou des habitants du village au contact de ce dernier.
Le partage des rôles s’exprime premièrement par la mise en geste de l’action narrée. Ainsi, lorsque, dans les premières minutes du spectacle, l’une des comédiennes dit que Lenz descend une montagne, l’autre effectue quelques sauts, à l’image d’un cheval franchissant une haie. Ailleurs, un bras est contorsionné derrière la tête pour signifier le bras cassé de Lenz. Ces mimes ont pour effet tout à fait bienvenu d’ancrer physiquement le texte sur les planches, en dépassant la simple diction. Ensuite, la mise en scène propose également d’amusantes illustrations littérales de comparaisons littéraires apparaissant dans le texte. En ce sens, lorsque dans celui-ci figure la comparaison « comme les plantes », les deux personnages se mettent à entreprendre des découpages, créant de la sorte des bandelettes de fleurs en papier qui donnent corps aux mots.
Cet exemple relève également l’ingénieuse façon qu’a le spectacle de transmettre au public des émotions découlant de diverses situations. Le sentiment de longueur qui naît de la répétition des découpages transmet parfaitement la notion exprimée à ce moment-là de routine, qui s’installe au sein du presbytère pour Lenz. Ailleurs, c’est la folie de ce dernier et le malaise ressenti par ceux qui le côtoient qui sont mis en évidence. Par le simple fait qu’un personnage place un sac sur sa tête, à l’instar de Lenz dans la nouvelle, le public, à la vue de cette excentricité, est également envahi par le même sentiment d’étrangeté qui submerge les témoins.
La plus grande réussite du spectacle tient dans sa manière de transmettre les émotions vécues par Lenz lui-même. Tout d’abord, la scène du bain qu’il prend dans la fontaine afin de soulager ses troubles se montre particulièrement éloquente. Pour communiquer le plaisir que le baigneur éprouve au contact de l’eau fraîche, deux procédés sont mobilisés. Premièrement, là où Lenz s’immerge dans la fontaine, l’autre personnage entame une chansonnette exprimant le bonheur que le premier ressent. Dès lors, outre la transparence des quelques paroles répétées, le ton qu’emploie la chanteuse se fait progressivement plus doux, diffusant ainsi l’agrément de Lenz au public qui profite de la délicatesse des chuchotements rythmés. Deuxièmement, la mise en scène mobilise aussi une rupture dans la diégèse. Lorsque le personnage en charge de la narration s’apprête à passer au jour suivant, l’autre l’interrompt par un « Attends ! ». Elle la prie ensuite de la laisser savourer encore quelques instants son bain, rendant perceptible le plaisir de Lenz.
Ailleurs, la lumière devient aussi un moyen de transmission du sens et des émotions. Lenz étant particulièrement en proie à ses crises lorsque la nuit tombe, il développe, à l’égard de l’obscurité, une forme de malaise et de peur. Ces deux sentiments sont partagés par les spectateurs quand les lumières du théâtre s’éteignent et que le silence s’empare de la pièce. Pour le public habitué jusqu’ici à une scène éclairée et bruyante, ces quelques secondes d’obscurité suffisent à provoquer un malaise général qui se répand dans les rangs, avant de se transformer finalement en peur aux cris soudains proférés par Luna Desmeules.
Enfin, il reste à noter que cette adaptation parvient également à mêler, selon les mots d’Éléonore Bonah et Maria Clara Castioni, « gravité et humour ». Bien que le sujet du spectacle ne prête a priori pas aux rires, sa mise en scène invite tout de même à quelques sourires. Les actrices qui prennent en charge de la narration commettent parfois une erreur sur un mot écrit différemment dans la nouvelle, ce que s’empresse de corriger l’autre. Cette dynamique, à l’instar de la discussion mentionnée concernant la longueur du bain, introduit un brin d’humour aussi plaisant et inattendu que la chorégraphie sur Désenchantée de Mylène Farmer qui surgit en plein village de montagne du XIXe siècle.
1 avril 2025
Par Maxime Grandjean
1 avril 2025
Par Orane Gigon
Nouvelle flottante

Sur un plateau brut, sans autre décor qu’un panneau gris et des jeux de lumière, Luna Desmeules et Anne Tismer se répondent dans une scénographie qui fait collaborer leur jeu pourtant contrasté afin de mettre en valeur le texte de la nouvelle inachevée Lenz de l’auteur allemand Georg Büchner. Dans une adaptation flottante, les comédiennes se relaient pour narrer et mettre en mouvement ce texte poétique complexe.
À la sortie de la salle, il est difficile de ressentir autre chose qu’un étrange flottement presque désorientant. Plutôt que de faire une adaptation « traditionnelle » de la nouvelle, comme pourrait le faire une mise en dialogue, la metteuse en scène et la scénographe, Éléonore Bonah et Maria Clara Castioni, ont choisi de mettre en valeur le texte sans le transformer en proposant une narration alternée de la nouvelle sous l’angle de deux femmes qui ont recueilli le poète. Elles proposent ainsi une œuvre exploratoire qui donne une impression de création instantanée malgré la grande précision de jeu des deux comédiennes. Comme le spectacle donne à entendre une traduction du texte de Büchner presque similaire à l’original – bien que coupé par endroits –, le texte énoncé devient souvent peu compréhensible, soit proclamé trop rapidement pour saisir les détails de sa complexité, soit récité d’un ton trop monocorde pour véritablement retenir l’attention. Ce choix énonciatif crée un effet flottant ; on n’entend alors plus que le flot de la parole sans avoir envie d’en saisir le sens. Cependant, l’association du flot de la parole et de la gestuelle imagée des narratrices donne forme à un tout très harmonieux qui demande plus à être regardé qu’à être écouté en profondeur, ce qui contribue peut-être à produire cette impression générale de flottement chez les spectateurs.
Les comédiennes assument à tour de rôle un point de vue à la fois de narrateur et de personnage, parfois sans réelle démarcation, dans des glissements qui brouillent la provenance de l’énonciation. Les actrices incarnent-elles des narratrices, des personnages diégétiques, elles-mêmes en train de jouer un personnage ou des figures qui seraient un peu de tout cela à la fois ? Pour ne pas simplifier cette ambiguïté de l’incarnation, le jeu des actrices laisse un écart considérable entre le texte et leur interprétation. Cette distance quasi brechtienne – Bertolt Brecht prônait une mise à distance de l’identification totale entre le personnage, le public et l’action, préférant raconter littéralement l’action plutôt que de la jouer – amplifie l’impression de flottement. Les échanges entre les actrices oscillent ainsi entre une narration franche et assumée ponctuée de mimes et ces glissements flottants qui dilatent la temporalité de la nouvelle pour incorporer des éléments nouveaux tels que des danses et des chants chorégraphiés. Ces éléments plus contemporains, loin du texte original, – une reprise du titre Désenchanté de Mylène Farmer ou de la body percussion – apportent au texte complexe et répétitif de la nouvelle des touches d’humour absurde bienvenues pour ne pas perdre le fil.
L’utilisation brute de l’espace scénique ainsi que du bord de scène – les comédiennes ouvrent le rideau au début de la représentation, apportent elles-mêmes un spot ou utilisent la porte de la salle pour récupérer des accessoires – apporte une dimension très concrète à la scénographie qui contraste avec le lyrisme du texte. Pourtant, tout comme le jeu très différent des actrices – entre innocence naïve pour l’une et intensité combative pour l’autre –, les oppositions sont travaillées de telle manière qu’elles sont perçues comme des complémentarités. Grâce au décor minimaliste, la lumière aussi devient un élément très important dans le spectacle, au point de devenir un outil de narration, voire par moment un personnage à part entière. Elle signifie non seulement les changements de lieux et de temporalité, mais aussi les différentes humeurs des figures sur le plateau jusqu’à devenir un réel interlocuteur.
La présentation officielle du spectacle promet une vision féminine sur la nouvelle de Büchner. Néanmoins, comme le texte est repris presque mot pour mot et ne subit pas de modification profonde, il est difficile de voir un réel changement de point de vue sur le contenu textuel. Bien qu’il n’y ait pas de changement flagrant de paradigme, ce nouveau regard féminin est peut-être toutefois visible dans le jeu nuancé des comédiennes, dans leur façon de raconter et d’interpréter l’histoire de Lenz. En effet, malgré un jeu distant, il est possible de distinguer une mise en lumière avec douceur des maux de « monsieur L », décrits en même temps dans des termes forts : solitude, angoisse, peur, fuite ou encore vide intérieur. Ces thématiques sont associées à des gestes et des attitudes scéniques plus poétiques, notamment dans les descriptions gestuelles et textuelles des paysages de Büchner, figurant une peinture douce-amère des sentiments de Lenz. Une autre forme de sensibilité pourrait aussi se retrouver dans le choix des guirlandes en papier – rappelant l’enfance – utilisées par les comédiennes pour former des ombres et tisser un lien entre la nature et la psyché de Lenz, ce qui reste pourtant très allusif. Par ailleurs, les jeux d’ombres sont aussi utilisés pour dédoubler par moment les comédiennes, créant une forme d’avatar sombre avec lequel interagir. On regrette finalement que les tourments du poète, évoqués de façon morcelée, ne soient pas plus approfondis par la mise en scène, qui se prive par-là d’une dimension réflexive supplémentaire.
1 avril 2025
Par Orane Gigon