La Visite de la vieille dame
D’après Friedrich Dürrenmatt / Mise en scène par Nathalie Sandoz / Théâtre des Osses (Fribourg) / Du 27 mars au 13 avril 2025 / Critiques par Alexia Gay et Célia Reymond .
30 mars 2025
Par Alexia Gay
Une commémoration sans remords

Entre reconstitution et distanciation, Nathalie Sandoz revisite La Visite de la vieille dame en interrogeant notre rapport à la morale et au pouvoir. Tout en conservant le texte de Dürrenmatt, elle en déplace l’intrigue dans un contexte moderne et déploie une mise en scène immersive, qui trouble autant qu’elle captive. Mais suffit-elle à renouveler notre regard sur ce grand classique ?
Est-il encore utile de rappeler l’intrigue de La Visite de la vieille dame ? Ce classique du théâtre suisse, maintes fois adapté depuis sa parution en 1956, conserve une acuité troublante. Réputé pour les critiques sociales qui traversent son œuvre, Friedrich Dürrenmatt y dresse le portrait d’une société avide, prête à sacrifier l’un des siens pour un profit collectif. À Güllen, un village ruiné, le retour de Claire Zahanassian ranime l’espoir d’une renaissance économique. Mais derrière son élégance et sa fortune, elle porte en elle les stigmates d’une humiliation ancienne, une blessure que le temps et la richesse n’ont jamais effacée. Son don généreux au village a un prix : la mort d’Alfred Ill, autrefois son amant et son bourreau. La mise en scène de Nathalie Sandoz, présentée au Théâtre des Osses, s’empare de ce drame moral avec un regard neuf, en interrogeant le poids de la mémoire collective.
D’emblée, Sandoz ancre son spectacle dans une logique de commémoration : les habitants de Güllen rejouent leur propre passé, 70 ans après les évènements. Ils se glissent tour à tour dans les rôles de la pièce, brouillant la frontière entre récit et mise en scène – choix dramaturgique qui exacerbe l’idée d’une Histoire qui se répète inlassablement. Chaque citoyen devient tour à tour Claire Zahanassian (incarnée par Amélie Chérubin Soulières, Shin Iglesias, et Garance La Fata) ou Alfred Ill (interprété par Antonio Buil, Sandro De Feo et Jean-Louis Johannides). Les figures d’autorité – le maire, le policier, le pasteur – sont quant à elles exclusivement jouées par les femmes, bien que le texte reste au masculin. Cette redistribution des rôles redéfinit la dynamique de pouvoir et souligne la résonance féministe du spectacle. Un décalage subtil mais percutant, qui force à réinterpréter la hiérarchie du pouvoir et ses biais genrés.
Progressivement, la mise en scène met en lumière un paradoxe troublant : les hommes rechignent à incarner Ill, tandis que les femmes, affirmées et sûres d’elles, s’approprient la figure de Claire. Elles se mettent même graduellement au cours du spectacle à jouer simultanément son rôle, se répartissant ses répliques. Loin d’être anecdotique, cette stratégie dramaturgique renverse l’équilibre des genres et suggère que chaque femme, d’une manière ou d’une autre, porte en elle une Claire Zahanassian.
Mais que vaut une commémoration si elle ne s’accompagne d’aucun remords ? Dès les premières scènes, un constat glaçant s’impose : l’histoire de Güllen est racontée par ses habitants avec une distance cynique. Il ne s’agit pas de faire acte de repentance, mais bien d’entériner un fait accompli. Un fatalisme assumé, qui dérange autant qu’il fascine. Les citoyens ne rejouent pas le passé pour mieux le comprendre, mais pour célébrer leur réussite, malgré son coût moral. D’ailleurs, l’un des panneaux lumineux qui surplombe la scène égrène des phrases lapidaires comme « Devenir un enfer » ou « Parce que notre conscience l’oblige », issues de la pièce de Dürrenmatt. À travers ce dispositif visuel, elle met en exergue l’ambiguïté de cette mémoire partagée : est-elle un outil d’analyse ou un simple vernis légitimant a posteriori les pires compromissions ?
La mise en scène de Sandoz inscrit la pièce dans notre époque à travers un décor où la technologie envahit l’espace scénique. Panneaux lumineux appuyés contre les murs sur les côtés, écrans affichant des extraits de texte et ambiances sonores électroniques marquent une modernité tranchante. Même les fameuses chaussures jaunes, symboles de la corruption insidieuse dans la pièce de Dürrenmatt, deviennent ici dorées, reflet éclatant de l’opulence des nouveaux riches de Güllen. La mise en scène joue habilement de ces éléments pour souligner l’atemporalité du propos : aujourd’hui comme hier, l’éthique s’efface devant la promesse d’un confort matériel.
Plus encore, Sandoz fait de la salle un espace de participation implicite. Dès l’entrée, les spectateurs sont conviés à une fête où champagne et cervelas circulent, brouillant la frontière entre l’espace de la fiction et celui de la réalité. Une fois le spectacle commencé, le jeu se prolonge : (les) Claire(s) s’installe(nt) parmi le public, des couronnes de fleurs pour le cercueil sont acheminées depuis l’extérieur de la salle, et un des écrans intime même aux spectateurs d’applaudir à certains moments clés. Cet accueil faussement bon enfant et ce dispositif scénique cachent un malaise grandissant et placent à dessein le public dans une position inconfortable : en acceptant passivement les règles du spectacle, ne cautionne-t-il pas lui aussi cette mécanique implacable du pouvoir et du profit ?
Si la mise en scène interroge avec finesse les mécanismes de domination et de mémoire collective, elle semble parfois contenue par la fidélité qu’impose, conformément aux droits qui régissent cette œuvre de Dürrenmatt, le respect du texte original – ou ici de sa traduction en français par Laurent Muhleisen. Sans pouvoir s’appuyer sur une véritable adaptation du texte, la mise en scène n’est pas aussi transgressive qu’on pouvait l’espérer, mais elle parvient à renouveler notre regard sur ce grand classique en lui donnant un relief nouveau. Une commémoration théâtrale qui, somme toute, réussit à bousculer les repères et proposer une réflexion pertinente sur la mémoire, le pouvoir et la responsabilité collective.
30 mars 2025
Par Alexia Gay
30 mars 2025
Par Célia Reymond
La visite des vieilles dames

Nathalie Sandoz revisite la pièce de Friedrich Dürrenmatt en soulignant le caractère universel du désir de vengeance, la possibilité d’en être victime et le pouvoir corrupteur de l’argent sur les consciences.
« Un morceau de cervelas ? » Les mots accueillent et surprennent lorsqu’on entre dans la salle. Le spectacle commence bien avant les premiers mots du texte de Dürrenmatt. Dès leur arrivée sur scène, les six comédiens et comédiennes nous annoncent que nous sommes à la fête communale de Güllen où ils et elles rejoueront, pour nous, l’événement qui a rendu la ville riche.
La pièce originale raconte l’histoire d’une dame, la vieille dame, devenue millionnaire, qui retourne dans son village d’enfance pour se venger. Elle propose une somme considérable aux habitants en échange de la mort de son ancien amant, Ill, qui l’a humiliée des années auparavant.
Différents éléments structurent ici l’espace scénique : une estrade, un grill avec des tables, et trois longs écrans rectangulaires – l’un sur le côté et deux autres suspendus. Cette configuration divise la scène en trois zones distinctes offrant ainsi la possibilité de développer plusieurs actions simultanément. En limitant le nombre de comédiens et de comédiennes à six, trois femmes et trois hommes, pour incarner vingt-huit personnages, Nathalie Sandoz les contraint à endosser plusieurs rôles, malgré des différences de carrures et d’âges. Ce choix contribue à universaliser les figures d’Ill et de la vieille dame : chacun peut être confronté à la vengeance, en être la victime ou le bourreau, et même succomber à la tentation de monnayer sa morale pour améliorer sa propre condition. Ce faisant, cette mise en scène va plus loin que le texte original qui dénonce uniquement le pouvoir corrupteur de l’argent.
À certains moments, trois comédiens se disputent pour ne pas jouer le rôle d’Ill, conscients que celui qui l’endosse se retrouvera dans une position inconfortable. Cette mise en scène accentue le jeu sur le pathos et renforce la compassion que le public peut éprouver pour ce personnage. En revanche, les comédiennes ne se querellent jamais pour le rôle de la vieille dame, qui, en tant que maîtresse des événements à venir, occupe une position plus confortable. Le public est impliqué tout au long du spectacle. À plusieurs reprises, une comédienne désigne directement certain·es spectateur·rices, s’adressant à eux comme s’ils et elles incarnaient le rôle du policier, du pasteur ou encore du médecin. Plus tard, une spectatrice est même invitée à monter sur scène pour interpréter une cliente et jouer avec Ill. Une autre forme de participation se manifeste au travers des applaudissements, guidés par les indications projetées sur un écran au fond de la scène, telles que « applaudissement », « applaudissement frénétique » ou encore « tonnerres d’applaudissements ». Ce dispositif invite les spectateur·rices à se questionner sur leur propre morale : dans une situation similaire, aurions-nous également cédé ?
30 mars 2025
Par Célia Reymond